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excellement français. Villehardouin plus instruit, plus imaginatif, plus sensible voilà Joinville. La pensée, plus dégagée des événements, cherche, commente, se replie sur elle-même. Saint Louis, la grande figure qui domine l'ensemble du tableau, lui donne la gravité; les saillies vives et naïves du troubadour l'égayent et le tempèrent. Joinville a de plus que Villehardouin l'imagination, la science et la critique. Tous deux natifs de Champagne, ils sentent la patrie de la Fontaine. Froissart et les historiens bourguignons du quinzième siècle, au nombre desquels il faut mettre Georges Chastellain, forment une école à part d'écrivains improvisateurs qui suivent docilement la fantaisie des événements: Froissart est un voyageur qui passe sa vie à cheval, et qui au débotté raconte ce qu'il a vu, ouï, depuis 1326 jusqu'en 1400; il raconte à mesure qu'il entend dire quelque chose sur les affaires de Rome, d'Avignon, d'Espagne, d'Allemagne et d'Italie; il va jusqu'en Pologne, en Hongrie, en Turquie. Il entremêle ses histoires; il rencontre un personnage, clerc ou soldat, sur sa route, il devise avec lui, il obtient un détail qu'il couche sur ses tablettes, si bien que, suivant l'ordre chronologique de ses renseignements, il raconte, reforme, embrouille, développe, dément les mêmes faits dix fois en dix pages.

Froissart, c'est le dernier représentant du moyen âge. Parasite des cours et des aristocraties de France et d'Angleterre, il manque, plus que Joinville, d'esprit politique et de critique. Entre lui et Commines se placent deux écrivains dont la sagesse mesurée explique à merveille l'élévation et la gravité du sire d'Argenton : c'est la savante et un peu bégueule Christine de Pisan, le docte et non moins pédant Alain Chartier. Ils pensent un peu par eux-mêmes et beaucoup par Sénèque; ils cadencent leurs phrases, ils sont petits-maîtres en l'art d'écrire. Alain Chartier et Christine de Pisan sont à Commines ce que Balzac est à Corneille et à Pascal, le moule des phrases qui contiendra la pensée encore à naître.

Commines, au contraire,, c'est le bon sens politique, c'est le sens pratique de l'homme d'Etat, c'est Machiavel moins le cynisme. Ecoutons le confident du vieux roi, et admirons le merveilleux accord de la pensée et de la forme dans cet écrivain éminent qui est un des plus glorieux fondateurs de la langue que le dix-septième siècle devait conduire à sa perfection :

A mon advis, le travail qu'il (Louis) eust en sa jeunesse, quand il fut

fugitif de son père, et fuct soubs le duc Philippe de Bourgogne, où il fut six ans, lui valut beaucoup, car il fut contrainct de complaire à ceux dont il avoit besoing: et ce bien, qui n'est pas petit, lui apprit l'adversité.

Et s'il n'eust eu la nourriture autre que les seigneurs que j'ay veu nourrir en ce royaume, je ne croy pas que jamais ce fust ressours: car ils ne les nourrissent seulement qu'à faire les fols en habillemens et en parolles: de nulles lettres ils n'ont cognoissance; un seul sage homme on n'entremet à l'entour. Ils ont des gouverneurs à qui on parle de leurs affaires, et à eux, rien; et ceulx-la disposent de leurs dicts affaires. Et tels seigneurs y a, qui n'ont que treize livres de rente, qui se glorifient de dire: Parlez à mes gens, cuydens par ceste parole contrefaire les tresgrans seigneurs, etc.

Le moyen âge est mort sur le bûcher de Jeanne d'Arc. Le monde nouveau de la résurrection de l'esprit humain s'ouvre à Mayence par l'invention de l'imprimerie, à Constance par le martyre de Jean Huss. Grandes et sombres années de transition! L'antiquité radieuse sort en ce moment des monastères où elle avait été jusquelà enfermée.

Le mouvement de la langue et de la littérature française, du seizième siècle à nos jours, est un des plus prodigieux efforts que l'esprit humain ait faits dans tous les temps. Quel était, au commencement du seizième siècle, le progrès accompli? La France parlait en prose, et la prose française c'est le verbe de la civilisation, la parole de Montaigne, de Descartes, de Leibniz et de Voltaire.

Quant à la poésie, le récit versifié s'était aplati aux chroniques de Molinet. Charles d'Orléans continue la poésie mélodieuse et insignifiante des trouvères. Villon, l'enfant du peuple, commence à sentir l'émotion populaire et à renouveler cette poésie lyrique dont les échos se répéteront jusqu'à Béranger.

Citons un fragment de ce style à la fois si simple et si original:

Je plaings le temps de ma jeunesse
Auquel j'ay, plus qu'autre, gallé,
Jusque à l'entrée de vieillesse,
Car son partement m'a célé.
Il ne s'en est à pied allé
Ne à cheval las, comment done?
Soudainement s'en est vollé
Et ne m'a laissé quelque don.

Allé s'en est, et je demeure
Pauvre de sens et de sçavoir,
Triste, failly, plus noir que meure,
Je n'ai ne cens, route, n'avoir.
Des miens le moindre, je dy voir
De me desavouer s'avance;
Oubliant naturel debvoir

Par fautte d'un peu de chevance...

Hé Dieu! si j'eusse estudié
Au temps de ma jeunesse folle,
Et à bonnes mœurs dédié,
J'eusse maison et couche molle,
Mais quoy! je fuyoie l'escole
Comme faict le mauvais enfant,
En escrivant ceste parolle
A peu que le cueur ne me fend!

Où sont les gracieux gallans
Que je suivoye au temps jadis,
Si bien chantans, si bien parlans,
Si plaisans en faicts et en dicts?
Les aucuns sont morts et roydis,
D'eux n'est-il plus rien maintenant.
Repos ayant en paradis,

Et Dieu sauve le remanant! etc.

Que manque-t-il à la prose comme à la poésie? L'idéal, l'esprit, l'âme qui est comme la seconde langue sacrée qui illumine les chefs-d'œuvre de la Grèce, le front de Sophocle, de Platon et d'Homère.

Au seizième siècle, les badinages de Marot, si élégants qu'ils soient, ne suffisent pas à nourrir la pensée grandissante. Qu'est-ce que Marot au prix d'Horace? L'élégance toute seule, c'est un manequin orné de riches atours; rien ne vit par l'élégance.

Le mouvement poétique du seizième siècle, quoi qu'en ait dit Despréaux, est tout entier dans la pléiade de Ronsard. Retour exagéré vers la forme purement grecque ou latine, tant qu'on voudra, efforts surhumains pour atteindre la majesté, la cadence, la force des anciens; rien de cela n'est en pure perte. Tandis que Budé, Erasme, Turnèbe, Danès, Lambin, éclairent de leurs doctes et patients commentaires l'intelligence des auteurs de l'antiquité, Ronsard, par un choix souvent inintelligent, met en œuvre ces richesses, et s'il ne peut assimiler à la langue tout ce qu'il entasse dans ses odes, du moins il la prépare aux rudes disciplines qu'au siècle suivant Malherbe et Boileau lui feront subir :

Ah! que je suis marri que la langue françoyse
Ne peut dire ces mots, comme fait la grégoise :
Ocymore, dispotme, oligochronien!

Certes, je les dirois du sang valesien.

Mais voici un fragment de la meilleure manière de ce poëte,

qui est, quoi qu'on en ait pu dire, un des écrivains les plus originaux de son époque :

Si l'estois un grand roy, pour éternel exemple
De fidèle amitié ie bastirois un temple

Desur le bord de Loire, et ce temple auroit nom
Le temple de Ronsard et de sa Marion.
De marbre parien seroit vostre effigie;
Vostre robe seroit à plein fons eslargie
De plis recamez d'or, et vos cheveux tressez
Seroient de filets d'or par ondes enlassez
D'un crespe canellé seroit la couverture
De vostre chef divin, et la rare ouverture
D'un reth de soye et d'or, fait de l'ouvrière main
D'Arachne ou de Pallas, couvriroit vostre sein.
Vostre bouche seroit de rose toute pleine.
Respandant par le temple une amoureuse haleine,
Vous auriez d'une Hébé le maintien gracieux,
Et un essein d'amours sortiroit de vos yeux.
Vous tiendriez le haut bout de ce temple honorable,
Droicte sur un sommet d'un pilier venerable.

Et moy d'austre costé assis au mesme lieu,
le serois remarquable en la forme d'un dieu;
l'aurois en me courbant dedans la main senestre
Un arc demy-vouté, tout tel qu'on void renaistre
Aux premiers iours du mois le reply d'un croissant;
Et i'aurois sur la corde un beau traict menassant,
Non le serpent Pithon, mais ce sot de ieune homme,
Qui maintenant sa vie et son ame vous nomme,
Et qui seul me fraudant, est roy de vostre cœur,
Qu'enfin en vostre amour vo' trouverez mocqueur.
Quiconque soit celuy, qu'en vivant il languisse,
Et de chacun hay luy-mesme se haysse;
Qu'il se ronge le cœur, et voye ses desseins
Tousiours luy eschaper comme vent de ses mains;
Soupçonneux et resveur, arrogant, solitaire,
Et luy-mesme se puisse à luy-mesme desplaire.

l'aurois desur le chef un rameau de laurier,
l'aurois desur le flanc un beau poignard guerrier,
Mon espé seroit d'or, et la belle poignée
Ressembleroit à l'or de ta tresse peignée;
l'aurois un cystre d'or, et i'aurois tout auprès
Un carquois tout chargé de flammes et de traits.

Ce temple fréquenté des festes solennelles
Passeroit en honneur celuy des immortelles,

Et par vœux nous serions invoquez tous les iours,
Comme les nouveaux dieux des fidèles amours.

Qu'on écrive en prose ou en vers, la première chose à faire,

sans doute, est de penser, de méditer et de bien se pénétrer de ce qu'on veut dire; dès lors, le style n'est plus un ornement, un vètement de la pensée; il s'incorpore à elle, et la parole vraie et naturelle coule sans effort. Le défaut de Ronsard, c'est de s'être trop préoccupé de la forme; si ses pensées eussent été naturellement fortes, il n'aurait pas eu besoin de les renforcer à l'aide de mots empruntés au dictionnaire grec.

Rabelais, Montaigne, Amyot, parmi les prosateurs; la Boétie, Bodin, Charron, moralistes exquis ou politiques profonds, ancêtres de Voltaire, de Fénelon, de Montesquieu et de Jean-Jacques Rousseau; voilà les maîtres de la pensée française. La langue, dans sa jeunesse mobile, s'adapte aux fantaisies de l'esprit; souple et facile à mouvoir, elle reproduit et la profonde originalité de Rabelais, et le nonchaloir de Montaigne, et les grâces athéniennes d'Amyot, et l'âme ardente de la Boétie, comme la lenteur grave de la pensée de Bodin et de Charron. Les grands esprits lui laissent chacun une empreinte distincte; elle s'enrichit de tous les trésors et se transforme à mesure qu'un nouveau livre paraît.

L'éloquence qui s'était enfermée dans l'Eglise catholique, et qui brillait de temps en temps aux états généraux, l'éloquence reparaît, au seizième siècle, sous l'austère parole de Calvin. Grave, raisonneuse, pressante, serrée, la théologie protestante se met à disserter en français; et l'on ne peut nier que les disputes théologiqnes n'aient eu une grande influence sur la langue. Que ne doitelle pas aussi à ce grand parti des politiques, qui eut à sa tête les hommes les plus illustres et les plus vénérables de la magistrature française, les l'Hospital, les Pithou, les Harlay, les Pasquier, les Molé, les de Thou!

Voici, au seuil du dix-septième siècle, quelques lignes d'une éloquence rare, qui annonce avec quelle fermeté la langue de Bossuet ouvrira les splendeurs du règne de Louis XIV; L'extrémité de nos misères, c'est qu'entre tant de malheurs et de nécessités, il ne nous est pas permis de nous plaindre ni demander de secours... Il faut qu'ayant la mort entre les dents, nous disions que nous nous portons bien, que nous sommes trop heureux d'être malheureux pour une si bonne cause. O Paris, qui n'es plus Paris, mais une spélunque de bêtes farouches, une citadelle d'Espagnols, Wallons et Napolitains, un asile et sûre retraite de voleurs, meurtriers et assassinateurs! ne veux-tu jamais te ressentir de ta dignité, et te ressouvenir ce que tu as été au prix de ce

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