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PERSONNAGES

LA COMTESSE D'ESCARBAGNAS.
LE COMTE, son fils.

LE VICOMTE, amant de Julie.

JULIE, amante du Vicomte.

MONSIEUR TIBAUDIER, conseiller, amant de la Comtesse.

MONSIEUR HARPIN, receveur des tailles, autre amant de la Comtesse.

MONSIEUR BOBINET, précepteur de monsieur le Comte.

ANDRÉE, suivante de la Comtesse.

JEANNOT, laquais de monsieur Tibaudier.

CRIQUET, laquais de la Comtesse.

La scène est à Angoulême.

LA COMTESSE

D'ESCARBAGNAS

COMÉDIE

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SCÈNE PREMIÈRE.

JULIE, LE VICOMTE.

LE VICOMTE.

Hé quoi! Madame, vous êtes déjà ici ?

JULIE.

Oui; vous en devriez rougir, Cléante, et il n'est guère honnête à un amant de venir le dernier au rendez-vous.

LE VICOMTE.

Je serais ici il y a une heure s'il n'y avait point de fâcheux au monde, et j'ai été arrêté en chemin par un vieux importun de qualité qui m'a demandé tout exprès des nouvelles de la cour pour trouver moyen de m'en dire des plus extravagantes qu'on puisse débiter, et c'est là, comme vous savez, le fléau des petites villes que ces grands nouvellistes qui cherchent partout où répandre les contes qu'ils ramassent. Celui-ci m'a montré d'abord deux feuilles de papier pleines jusques aux bords d'un grand fatras de balivernes, qui viennent, m'a-t-il dit, de l'endroit le plus sûr du monde. Ensuite, comme d'une chose fort curieuse, il m'a fait avec grand mystère une fatigante lecture de toutes les méchantes plaisanteries de la Gazette de Hollande, dont il épouse les intérêts. Il tient que la France est battue en ruine par la plume de cet écrivain, et qu'il ne faut que ce bel esprit pour défaire toutes nos troupes; et de là s'est jeté à corps perdu dans le raisonnement du ministère, dont il remarque tous les défauts, et d'où j'ai cru qu'il né sortirait point. A l'entendre parler, il sait les secrets du cabinet mieux que ceux qui les fonté La politique de l'Etat

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lui laisse voir tous ses desseins, et elle ne fait pas un pas dont il ne pénètre les intentions. Il nous apprend les ressorts cachés de tout ce qui se fait, nous découvre les vues de la prudence de nos voisins, et remue à sa fantaisie toutes les affaires de l'Europe. Ses intelligences même s'étendent jusques en Afrique et en Asie, et il est informé de tout ce qui s'agite dans le conseil d'en haut du Prêtre-Jean et du grand Mogol.

JULIE.

1

Vous parez votre excuse du mieux que vous pouvez, afin de la rendre agréable et faire qu'elle soit plus aisément

reçue.

LE VICOMTE.

C'est là, belle Julie, la véritable cause de mon retardement; et, si je voulais y donner une excuse galante, je n'aurais qu'à vous dire que le rendez-vous que vous voulez rendre peut autoriser la paresse dont vous me querellez; que m'engager à faire l'amant de la maîtresse du logis, c'est me mettre en état de craindre de me trouver ici le premier; que, cette feinte où je me force n'étant que pour vous plaire, j'ai lieu de ne vouloir en souffrir la contrainte que devant les yeux qui s'en divertissent; que j'évite le tête-à-tête avec cette comtesse ridicule dont vous m'embarrassez, et, en un mot, que, ne venant ici que pour vous, j'ai toutes les raisons du monde d'attendre que vous y soyez. JULIE.

Nous savons bien que vous ne manquerez jamais d'esprit pour donner de belles couleurs aux fautes que vous pourrez faire. Cependant, si vous étiez venu une demi-heure plus tôt, nous aurions profité de tous ces moments, car j'ai trouvé en arrivant que la comtesse était sortie, et je ne doute point qu'elle ne soit allée par la ville se faire honneur de la comédie que vous me donnez sous son nom.

LE VICOMTE.

Mais, tout de bon, Madame, quand voulez-vous mettre fin à cette contrainte, et me faire moins acheter le bonheur de vous voir?

JULIE.

Quand nos parents pourront être d'accord, ce que je n'ose espérer. Vous savez comme moi que les démêlés de nos deux familles ne nous permettent point de nous voir autre part,

1. Le Prêtre-Jean est un personnage imaginaire du moyen âge, dont on entendit parler pour la première fois vers le milieu du XIIe siècle; c'était une sorte de prêtre-roi dont le royaume se trouvait, suivant les uns, en Asie, derrière l'Arménie et la Perse, et, suivant les autres, en Afrique, dans l'Abyssinie.

et que mes frères, non plus que votre père, ne sont pas assez raisonnables pour souffrir notre attachement.

LE VICOMTE.

Mais pourquoi ne pas mieux jouir du rendez-vous que leur inimitié nous laisse, et me contraindre à perdre en une sotte feinte les moments que j'ai près de vous?

JULIE.

Pour mieux cacher notre amour. Et puis, à vous dire la vérité, cette feinte dont vous parlez m'est une comédie fort agréable, et je ne sais si celle que vous nous donnez aujourd'hui me divertira davantage. Notre comtesse d'Escarbagnas, avec son perpétuel entêtement de qualité, est un aussi bon personnage qu'on en puisse mettre sur le théâtre. Le petit voyage qu'elle a fait à Paris l'a ramenée dans Angoulême plus achevée qu'elle n'était. L'approche de l'air de la cour a donné à son ridicule de nouveaux agréments, et sa sottise tous les jours ne fait que croître et embellir.

LE VICOMTE.

Oui; mais vous ne considérez pas que le jeu qui vous divertit tient mon cœur au supplice, et qu'on n'est point capable de se jouer longtemps lorsqu'on a dans l'esprit une passion aussi sérieuse que celle que je sens pour vous. Il est cruel, belle Julie, que cet amusement dérobe à mon amour un temps qu'il voudrait employer à vous expliquer son ardeur; et cette nuit j'ai fait là-dessus quelques vers que je ne puis m'empêcher de vous réciter sans que vous me le demandiez, tant la démangeaison de dire ses ouvrages est un vice attaché à la qualité de poète.

C'est trop longtemps, Iris, me mettre à la torture...
Iris, comme vous le voyez, est mis là pour Julie.

C'est trop longtemps, Iris, me mettre à la torture,
Et, si je suis vos lois, je les blâme tout bas
De me forcer à taire un tourment que j'endure,
Pour déclarer un mal que je ne ressens pas.

Faut-il que vos beaux yeux, à qui je rends les armes,
Veuillent se divertir de mes tristes soupirs,

Et n'est-ce pas assez de souffrir pour vos charmes,
Sans me faire souffrir encor pour vos plaisirs?

C'en est trop à la fois que ce double martyre,
Et ce qu'il me faut taire et ce qu'il me faut dire
Exerce sur mon cœur pareille cruauté.

L'amour le met en feu, la contrainte le tue;
Et, si par la pitié vous n'êtes combattue,
Je meurs et de la feinte et de la vérité.

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