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des assurances pacifiques qu'elles recevaient du gouvernement français. Est-ce le divan lui-même qui trahit le général Guilleminot? Le ministre des relations extérieures de France l'a pensé ainsi, et loin de s'en étonner, il a expliqué cette làcheté en disant que l'ambassadeur français n'avait cherché qu'à remuer un cadavre. Le mot était vrai; mais on se serait trompé grandement si l'on en eût conclu que l'empire ottoman ne méritait plus de fixer l'attention des cabinets : un tel empire à l'état de cadavre et offrant une proie facile à des voisins ambitieux, doit éveiller, autant qu'à l'apogée de sa puissance, de vives sollicitudes, dans l'intérêt de l'équilibre européen.

Quoi qu'il en soit, le cabinet de Paris, pour sauver sa probité politique, dut rappeler M. le comte de Guilleminot, et, bien que celui-ci ait cru devoir justifier le divan d'avoir livré sa note aux ministres étrangers, à Constantinople, l'opinion de M. Sébastiani sur la décadence de l'empire ottoman, rapprochée des désastres de la Porte dans ces dernières années, et des événements dont ce pays était alors le théâtre, n'en fit pas moins une vive sensation.

Le mécontentement répandu dans toute la Turquie par les innovations du sultan avait poussé à la révolte le pacha de Bagdad, celui de Scutari, plusieurs chefs albanais, les Bosniaques et quelques districts de la Macédoine. Ils demandaient la dissolution de l'armée régulière, la réorganisation des janissaires, la restitution des biens confisqués, le rétablissement des priviléges des ulémas, une indemnité pour les pertes éprouvées, et la suppression des taxes. Ces ennemis intérieurs, d'autant plus dangereux qu'ils avaient des intelligences dans la capitale, et que le peuple n'éprouvait plus que haine ou indifférence pour le sultan, occupaient une grande partie des forces de la Porte. Le grand visir Reschid-Pacha, le plus dévoué et le plus habile de ses généraux, avait été obligé de marcher en personne, avec 20,000 hommes environ, contre le pacha de Scutari qui opposait à son adversaire une opiniâtre résistance.

Cependant Mahmoud persévérait dans le dessein de réformer complétement sa nation. Dérogeant aux coutumes de ses prédécesseurs qui restaient enfermés dans le harem et ne prenaient qu'une part très indirecte au gouvernement de leurs Etats, il déployait une activité infatigable et voulait voir par ses propres yeux les résultats de ses plans. Il fit au mois de juin un voyage à Andrinople, pour passer en revue les troupes régulières qui étaient rassemblées dans cette ville. Il y montra une grande sollicitude pour le bien de ses sujets, inspecta les établissements publics, et distribua des sommes d'argent de son trésor particulier, parmi les classes nécessiteuses. Mais la Turquie était décidément rebelle aux expériences de son maî tre : il ne put se méprendre sur le mécontentement sourd qui régnait partout et se liait à un changement du caractère national, suite d'innovations qui ont ordinairement besoin, pour se justifier aux yeux des masses, du prestige de la gloire et des succès. Or, les faits, sous ce rapport, étaient si peu en faveur de Mahmoud et de ses réformes, que le mauvais état des finances venait de rappeler de cruelles défaites, en le forçant de suspendre ses paiements à la Russie.

Aussi des symptômes graves annonçaient que la soumission aveugle des Turcs aux préceptes du Coran, et leur vieux respect pour le sang impérial, commençaient à s'affaiblir. Néanmoins le sultan, malgré quelques oscillations dans son système, malgré quelques pas rétrogrades vers l'ancien ordre de choses, s'obstina à importer parmi les Turcs des usages qui étaient profondément antipathiques à leurs mœurs, à leurs préjugés religieux. A son retour d'Andrinople, on crut que, cédant à l'opinion publique, il reprenait les vieilles habitudes des Osmanlis, surtout quand on le vit se tenir renfermé dans le harem. Puis, à l'apparition des ordonnances portant création d'établissements de quarantaine, et obligeant les voyageurs à se munir de passe-ports, le peuple reconnut qu'il s'était trompé. Dans leur dépit, les fidèles Musulmans recoururent à leurmode de protestation accoutumé, et l'incendie témoigua

de l'opposition de ces barbares aux réformes du grand seigneur. Le 2 août les flammes dévorèrent le faubourg de Péra. L'espace qu'elles parcoururent, en semant la destruction à droite et à gauche, fut immense; c'est là que se trouvaient les palais des ambassadeurs européens, ainsi que les principales maisons des Francs qui se livraient au commerce et à l'industrie (1). Des richesses incalculables périrent dans ce désastre, qui donna une nouvelle preuve que la vieille haine des Musulmans contre les Giaours n'avait rien perdu de sa force. Ils montraient une impassibilité stupide en présence de l'affreux spectacle étalé sous les yeux, et disaient aux malheureux qui venaient de tout perdre : « Dieu est grand! voilà la punition de votre crime de Navarin. Voilà ce qu'a fait le prophète pour apprendre au renégat (le sultan) à obéir à ses préceptes et à ne point souiller le siége de son empire en se liant avec les infidèles. >>

De ce moment on ne douta plus que S. H. ne fléchît devant la nécessité de cette protestation terrible du parti national. C'était encore une erreur. Peu de temps après, Mahmoud célébra une fête toute européenne, à l'occasion de la distribution des insignes d'un ordre civil et militaire, divisé en quatre classes, comme presque tous les ordres de chevalerie. Il fit plus, et confondit les Musulmans par sa hardiesse, en autorisant la publication d'un Moniteur écrit en français et en turc.

De nouveaux incendies attestèrent un surcroît d'irritation dans le peuple, et comme si l'empire eût dû à cette époque réunir toutes les calamités dans son sein, la peste et le choléra en ravageaient plusieurs provinces. La Valachie et la Moldavie éprouvèrent principalement les fureurs de ce dernier fléau, qui envahit ensuite le reste de la Turquie d'Europe. A Jassy, où il avait paru en juin, il emporta pendant quelque temps 300 individus par jour, et au commencement d'août

(1) Le nombre des incendiés fut évalué à 80,000, et celui des maisous détruites à 10,000.

7,000 habitants y avaient succombé. D'un autre côté, la peste faisait d'affreux ravages à Smyrne et à Bagdad que la mort et l'émigration concouraient à dépeupler.

Ce fut sans doute une compensation à tant de désastres, que de voir, vers la fin de l'année, la rébellion des pachas de Bagdad et de Scutari étouffée autant par des négociations que par la force des armes; mais le pacha d'Égypte préparait alors à la Porte des embarras dont il lui serait plus difficile de sortir.

D'anciens différends, qui avaient pour cause principale la protection que trouvaient en Syrie les paysans égyptiens, existaient entre le vice-roi d'Égypte et Abdallah, pacha d'Acre. Méhémet-Ali avait sollicité du divan l'autorisation de se venger d'un ingrat qu'il avait sauvé du courroux de la Porte, et qui lui refusait, en termes peu mesurés, l'extradition des paysans réfugiés en Syrie, ainsi que le remboursement d'une grande somme payée pour obtenir sa grâce. Le divan s'expliqua nettement et avec justice sur le premier point, en proclamant que les fellahs égyptiens étant sujets de l'empire et non les esclaves du pacha d'Égypte, il leur était loisible de se transporter où bon leur semblait. Quant au reste, on se renferma dans le système ordinaire en Turquie, des réponses évasives, au moyen desquelles on gagna du temps, jusqu'à ce que la révolte du pacha de Scutari venant mettre le comble aux difficultés de la Porte, on songeȧt à acheter les secours de Méhémet-Ali, ou tout au moins sa neutralité, en lui concédant l'autorisation de marcher en Syrie, sous les ordres du capitan-pacha, dont l'escadre à cet effet se joindrait à celle du vice-roi.

Cette expédition sauvait les apparences et mettait en garde contre l'abus de la victoire, par la présence du premier dignitaire de l'empire. Il partit et arriva jusqu'à Rhodes, où il s'arrêta en apprenant les ravages du choléra qui sévissait en Égypte avec une fureur telle que le nombre des victimes dans la seule ville du Caire, pendant les mois d'août et de septem

bre, s'éleva à 60,000 en 29 jours: plusieurs villages perdirent la moitié de leurs habitants. L'épidémie s'apaisa; mais la flotte ottomane, au lieu de continuer sa route, revint aux Dardanelles, on ne sait par quelle raison. C'était le moment où le grand visir remportait des avantages signalés sur le pacha de Scutari : peut-être pensa-t-on que, découragé par les nouveaux événements, Méhémet-Ali n'oserait rien entreprendre sans un firman exprès de S. H., qu'on s'était gardé de lui donner.

Mais le vice-roi n'avait plus rien à ménager avec la Porte. Cet homme, qui avait recueilli et cultivé avec tant de soin le germe de civilisation deposé sur les bords du Nil par Bonaparte, sentait sa supériorité : trouvant le moment favorable pour secouer un reste de soumission, il avait fait presser avec la plus grande vigueur les préparatifs de l'expédition. Le vainqueur des Wechabites, celui que l'intervention de l'Europe à Navarin avait seule empêché de dompter la Grèce épuisée, Ibrahim-Pacha prit le commandement de l'armée, forte de 30,000 hommes. Elle partit du Caire vers le 20 octobre: bientôt une flotte de 22 bâtiments de guerre se dirigea aussi sur la Syrie. Les premiers progrès d'Ibrahim furent rapides; il occupa, sans obstacle, Gaza, Jaffa, qui se rendit le 8 novembre, Caiffa, et parut, dans les derniers jours du mois (le 27), devant Saint-Jean-d'Acre, cette ville que sa résistance victorieuse au premier capitaine des temps modernes a rendue célèbre, mais qui aujourd'hui, malgré la force de sa position naturelle, n'avait plus, contre des moyens d'attaque redoutables, les ressources de la science militaire de l'Europe. Toutefois elle arrêta long-temps Ibrahim, et c'est là que nous le retrouverons l'année prochaine, en reprenant le récit de ses opérations.

Cependant, un envoyé de Constantinople était accouru à Alexandrie, porteur d'un firman sévère, par lequel S. H. s'interposait juge suprême entre les deux pachas, les sommant de lui soumettre leurs raisons, pour qu'il eût à faire justice

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