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voir cette gloire de vous dire à vous-même, MONSEIGNEUR, avec toute la soumission possible, que je suis,

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SCÈNE PREMIÈRE.

SGANARELLE, ARISTE.

SGANARELLE. Mon frère, s'il vous plaît, ne discourons point tant,
Et que chacun de nous vive comme il l'entend.
Bien que sur moi des ans vous ayez l'avantage,
Et soyez assez vieux pour devoir être sage,
Je vous dirai pourtant que mes intentions
Sont de ne prendre point de vos corrections ;
Que j'ai pour tout conseil ma fantaisie à suivre,
Et me trouve fort bien de ma façon de vivre.

ARISTE. Mais chacun la condamne.

Mon frère.

SGANARELLE. Oui, des fous comme vous,

ARISTE. Grand merci; le compliment est doux! SGANARELLE. Je voudrois bien savoir, puisqu'il faut tout entendre, Ce que ces beaux censeurs en moi peuvent reprendre.

ARISTE. Cette farouche humeur dont la sévérité

4 Deux caractères des comédies de Molière sont restés comme emplois au théâtre, les SGANARELLES et les ARISTE. Le nom de SGANARELLE désigne toujours un homme trompé, ridicule, brusque, jaloux; celui d'ARISTE, au contraire, désigne toujoursun homme sage, plein de politesse et de jugement. Ariste vient du grec, il signifie très bon. Nous n'avons pu découvrir l'origine du nom de Sganarelle. (A. M.)

2 Depuis femme de MOLIÈRE.

Fuit toutes les douceurs de la société,
A tous vos procédés inspire un air bizarre,
Et, jusques à l'habit, rend tout chez vous barbare.
SGANARELLE. Il est vrai qu'à la mode il faut m'assujettir,
Et ce n'est pas pour moi que je me dois vêtir.
Ne voudriez-vous point, par vos belles sornettes 1,
Monsieur mon frère aîné, car, Dieu merci, vous l'êtes
D'une vingtaine d'ans, à ne vous rien celer,
Et cela ne vaut point la peine d'en parler;
Ne voudriez-vous point, dis-je, sur ces matières,
De vos jeunes muguets m'inspirer les manières 2?
M'obliger à porter de ces petits chapeaux
Qui laissent éventer leurs débiles cerveaux;
Et de ces blonds cheveux, de qui la vaste enflure
Des visages humains offusque la figure?

De ces petits pourpoints sous les bras se perdants?
Et de ces grands collets jusqu'au nombril pendants,
De ces manches qu'à tab'e on voit tâter les sauces?
Et de ces cotillons appelés hauts-de-chausses?
De ces souliers mignons, de rubans revêtus,
Qui vous font ressemb'er à des pigeons pattus?
Et de ces grands canons où, comme en des entraves,
On met tous les matins ses deux jambes esclaves,
Et par qui nous voyons ces messieurs les galants
Marcher écarquillés ainsi que des volants?

Je vous plairois, sans doute, équipé de la sorte?
Et je vous vois porter les sottises qu'on porte.

ARISTE. Toujours au plus grand nombre on doit s'accommoder,

Et jamais il ne faut se faire regarder.

L'un et l'autre excès choque, et tout homme bien sage
Doit faire des habits ainsi que du langage,
N'y rien trop affecter, et, sans empressement,
Suivre ce que l'usage y fait de changement.
Món sentiment n'est pas qu'on prenne la méthode
De ceux qu'on voit toujours renchérir sur la mode,
Et qui, dans cet excès dont i's sont amoureux,

Sornettes, discours frivoles, bagatelles: originairement, contes faits le soir pendant la veillée; du vieux mot sorne, soir. (A. M.)

2 Muguet, gentil, amoureux, amator venustulus. (NIC.) C'est le nom de la fleur même, métaphoriquement transporté à ceux qui s'en parfumoient. (A. M.)

Seroient fachés qu'un autre eût été plus loin qu'eux;
Mais je tiens qu'il est mal, sur quoi que l'on se fonde,
De fuir obstinément ce que suit tout le monde,
Et qu'il vaut mieux souffrir d'ètre au nombre des fous,
Que du sage parti se voir seul contre tous.

SGANARELLE. Cela sent son vieillard qui, pour en faire accroire,
Cache ses cheveux blancs d'une perruque noire.
ARISTE. C'est un étrange fait du soin que vous prenez,
A me venir toujours jeter mon âge au nez';
Et qu'il faille qu'en moi sans cesse je vous voie
B'âmer l'ajustement, aussi bien que la joie :
Comme si, condamnée à ne plus rien chérir,
La vieillesse devoit ne songer qu'à mourir,
Et d'assez de laideur n'est pas accompagnée,
Sans se tenir encor malpropre et rechignée.
SGANARELLE. Quoi qu'il en soit, je suis attaché fortement
A ne démordre point de mon habillement.
Je veux une coiffure, en dépit de la mode,
Sous qui toute ma tête ait un abri commode;
Un bon pourpoint bien long, et fermé comme il faut,
Qui, pour bien digérer, tienne l'estomac chaud;
Un haut-de-chausse fait justement pour ma cuisse;
Des souliers où mes pieds ne soient point au supplice,
Ainsi qu'en ont usé sagement nos aïeux :

Et qui me trouve mal, n'a qu'à fermer les yeux.

SCÈNE II.

LEONOR, ISABELLE, LISETTE; ARISTE ET SGANARELLE, parlant bas ensemble sur le devant du théâtre sans être aperçus.

LÉONOR, à Isabelle.

Je me charge de tout, en cas que l'on vous gronde,

LISETTE, à Isabelle.

Toujours dans une chambre à ne point voir le monde? ISABELLE. Il est ainsi bâti.

LÉONOR. Je vous en plains, ma sœur.

Le pourpoint prenoit depuis le cou jusqu'à la ceinture. On en faisoit des tailladés, dont la mode venoit d'Espagne. Les petits-maitres en avoient de peau de senteur, et très étroits. Ménage fait venir ce mot du latin perpunctum, habit militaire de laine, de coton, ou de soie piquée entre deux étoffes. (B.) - Cette mode et celle des hauts-de-chausses, semblables à des cotillons, remontoit au temps de Henri IV. (Α. Μ.)

LISETTE, à Léonor.

Bien vous prend que son frère ait toute une autre humeur,
Madame; et le destin vous fut bien favorable,

En vous faisant tomber aux mains du raisonnable.

ISABELLE. C'est un miracle encor qu'il ne m'ait aujourd'hui
Enfermée à la clef, ou menée avec lui.

LISETTE. Ma foi, je l'envoierois au diable avec sa fraise ',
Et...

SGANARELLE, heurté par Lisette.

Où donc allez-vous, qu'il ne vous en déplaise?
LÉONOR. Nous ne savons encore, et je pressois ma sœur
De venir du beau temps respirer la douceur :
Mais...

SGANARELLE, à Léonor.

Pour vous, vous pouvez aller où bon vous semble ;
(Montrant Lisette.)

Vous n'avez qu'à courir, vous voilà deux ensemble.

(A Isabelle.)

Mais vous, je vous défends, s'il vous plaît, de sortir. ARISTE. Hé! laissez-les, mon frère, aller se divertir. SGANARELLE. Je suis votre valet, mon frère.

Veut...

ARISTE. La jeunesse

SGANARELLE. La jeunesse est sotte, et parfois la vieillesse.
ARISTE. Croyez-vous qu'elle est mal d'être avec Léonor?
SGANARELLE. Non pas; mais avec moi je la crois mieux encor.
ARISTE. Mais...

SGANARELLE. Mais ses actions de moi doivent dépendre,
Et je sais l'intérêt enfin que j'y dois prendre.
ARISTE A celles de sa sœur ai-je un moindre intérêt?
SGANARELLE. Mon Dieu! chacun raisonne et fait comme il lui plait,

Elles sont sans parents, et notre ami leur père
Nous commit leur conduite à son heure dernière;
Et nous chargeant tous deux, ou de les épouser,
Ou, sur notre refus, un jour d'en disposer,

Sur elles, par contrat, nous sut, dès leur enfance,

• Les Espagnols passent pour être les inventeurs de la fraise, dont ils se sont servis pour cacher une incommodité à laquelle iis étoient la plupart sujets. L'empire des modes avoit appartenu à ce peuple avant de passer à nous. (B.) - Catherine et Marie de Médicis avoient apporté cette mode en France. La fraise fut remplacée, sous Louis XIII, par le collet ou rabat de chemise; mais quelques vieillards la portoient encore à l'époque où l'École des Maris fut jouée. (A.)

Et de père et d'époux donner pleine puissance :
D'élever celle-là vous prites le souci,

Et moi je me chargeai du soin de celle-ci;
Selon vos volontés vous gouvernez la vôtre;
Laissez-moi, je vous prie, à mon gré régir l'autre.

ARISTE. Il me semble...

SGANARELLE. Il me semble, et je le dis tout haut,

Que sur un tel sujet c'est parler comme il faut.
Vous souffrez que la vôtre aille leste et pimpante,
Je le veux bien : qu'elle ait et laquais et suivante,
J'y consens: qu'elle coure, aime l'oisiveté,
Et soit des damoiseaux fleurée en liberté,
J'en suis fort satisfait; mais j'entends que la mienne
Vive à ma fantaisie, et non pas à la sienne;
Que d'une serge honnête elle ait son vêtement,
Et ne porte le noir qu'aux bons jours seulement;
Qu'enfermée au logis, en personne bien sage,
Elle s'applique toute aux choses du ménage,
A recoudre mon linge aux heures de loisir,
Ou bien à tricoter quelques bas par plaisir;
Qu'aux discours des muguets elle ferme l'oreille,
Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille:
Enfin la chair est foible, et j'entends tous les bruits.
Je ne veux point porter des cornes, si je puis;
Et comme à m'épouser sa fortune l'appelle,
Je prétends, corps pour corps, pouvoir répondre d'elle.
ISABELLE. Vous n'avez pas sujet, que je crois...

SGANARELLE. Taisez-vous,

Je vous apprendrai bien s'il faut sortir sans nous. LEONOR. Quoi done, monsieur?

SGANARELLE. Mon Dieu! madame, sans langage,

Je ne vous parle pas, car vous êtes trop sage.
LÉONOR. Voyez-vous Isabelle avec nous à regret?
SGANARELLE. Oui, vous me la gâtez, puisqu'il faut parler net.
Vos visites ici ne font que me déplaire,

Et vous m'obligerez de ne nous en plus faire.
LÉONOR. Voulez-vous que mon cœur vous parle net aussi?
J'ignore de quel œil elle voit tout ceci :
Mais je sais ce qu'en moi feroit la défiance;

Et, quoiqu'un même sang nous ait donné naissance,

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