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parlé il y a long-temps? C'étoit une affaire toute trouvée, et qui venoit fort bien à la chose, et d'autant mieux, qu'ayant entrepris de vous peindre, ils vous ouvroient l'occasion des les peindre aussi, et que cela auroit pu s'appeler leur portrait, à bien plus juste titre que tout ce qu'ils ont fait ne peut être appelé le vôtre. Car vouloir con trefaire un comédien d'un rôle comique, ce n'est pas le peindre luimême, c'est peindre d'après lui les personnages qu'il représente, et se servir des mêmes traits et des mêmes couleurs qu'il est obligé d'employer aux différents tableaux des caractères ridicules qu'il imite d'après nature; mais contrefaire un comédien dans des rôles sérieux, c'est le peindre par des défauts qui sont entièrement de lui, puisque ces sortes de personnages ne valent ni les gestes ni tous les tons de voix ridicules dans lesquels on le reconnoît.

MOLIÈRE. Il est vrai, mais j'ai mes raisons pour ne le pas faire, et je n'ai pas cru, entre nous, que la chose en valût la peine; et puis il falloit plus de temps pour exécuter cette idée. Comme leurs jours de comédie sont les mêmes que les nôtres, à peine ai-je été les voir que trois ou quatre fois depuis que nous sommes à Paris; je n'ai attrapé de leur manière de réciter que ce qui m'a d'abord sauté aux yeux, et j'aurois eu besoin de les étudier davantage pour faire des portraits bien ressemblants...

MADEMOISELLE DU PARC. Pour moi, j'en ai reconnu quelques-uns dans votre bouche.

MADEMOISELLE DE BRIE. Je n'ai jamais ouï parler de cela.

MOLIÈRE. C'est une idée qui m'avoit passé une fois par la tête, et que j'ai laissée là comme une bagatelle, une badinerie, qui peut-être n'auroit pas fait rire.

MADEMOISELLE DE BRIE. Dites-la-moi un peu, puisque vous l'avez dite aux autres.

MOLIÈRE. Nous n'avons pas le temps maintenant.
MADEMOISELLE DE BRIE. Seulement deux mots.

MOLIÈRE. J'avois songé une comédie où il y auroit eu un poëte, que j'aurois représenté moi-même, qui seroit venu pour offrir une pièce à une troupe de comédiens nouvellement arrivés de la campagne. Avez-vous, auroit-il dit, des acteurs et des actrices qui soient capables de bien faire valoir un ouvrage?car ma pièce est une pièce... Hé! monsieur, auroient répondu les comédiens, nous avons des hommes et des femmes qui ont été trouvés raisonnables partout où nous avons passé. - Et qui fait les rois parmi vous ? - Voilà un acteur qui s'en démêle parfois.-Qui? ce jeune homme bien fait? Vous moquez-vous? Il faut un roi qui soit gros et gras comme quatre; un roi, morbleu! qui soit entripaillé comme il faut ; un roi d'une vaste circonférence, et qui puisse remplir un trône de la belle manière. La belle chose qu'un roi d'une taille galante! Voilà déja un grand défaut. Mais que je l'entende un peu réciter une douzaine de vers. Là-dessus le comédien auroit récité, par exemple, quelques vers du roi, de Nicomède :

Te le dirai-je, Araspe? il m'a trop bien servi.
Augmentant mon pouvoir...

le plus naturellement qu'il lui auroit été possible. Et le poëte: Comment! vous appelez cela réciter? C'est se railler; il faut dire les choses avec emphase. Écoutez-moi '.

(Il contrefait Montfleury, comédien de l'hôtel de Bourgogne.)
Te le dirai-je, Araspe? etc.

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Voyez-vous cette posture? Remarquez bien cela. Là, appuyez comme il faut le dernier vers. Voilà ce qui attire l'approbation et fait faire le brouhaha. Mais, monsieur, auroit répondu le comédien, il me semble qu'un roi qui s'entretient tout seul avec son capitaine des gardes, parle un peu plus humainement, et ne prend guère ce ton de démoniaque. - Vous ne savez ce que c'est. Allez-vous-en réciter comme vous faites, vous verrez si vous ferez faire aucun ah! Voyons un peu une scène d'amant et d'amante. Là-dessus une comédienne et un comédien auroient fait une scène ensemble, qui est celle de Camille et de Curiace,

Iras-tu, ma chère ame, et ce funeste honneur
Te plaît-il aux dépens de tout notre bonheur?
Hélas! je vois trop bien, etc.

tout de même que l'autre, et le plus naturellement qu'ils auroient pu. Et le poëte aussitôt : Vous vous moquez, vous ne faites rien qui vaille, et voici comme il faut réciter cela.

(Il imite mademoiselle Beauchâteau, comédienne de l'hôtel de Bourgogne.)

Iras-tu, ma chère ame, etc.
Non, je te connois mieux, etc.

Voyez-vous comme cela est naturel et passionné? Admirez ce visage

D'abord les acteurs du Marais, qui furent les premiers fondateurs de la scène françoise, chantèrent les vers; c'est ainsi que Mondori joua le Cid d'original, Montfleury, qui lui succéda, remplaça ce chant monotone par une déclamation fort ampoulée. Molière, qui le critique ici, établit le premier une manière naturelle de réciter, manière qui est la seule bonne, parce que seule elle peut donner à la passion ses véritables accents. (Α.Μ.)

riant qu'elle conserve dans les plus grandes afflictions. Enfin, voilà l'idée; et il auroit parcouru de même tous les acteurs et toutes les actrices.

MADEMOISELLE DE BRIE. Je trouve cette idée assez plaisante, et j'en ai reconnu là dès le premier vers. Continuez, je vous prie. MOLIÈRE, imitant Beauchâteau, comédien de l'hôtel de Bourgogne, dans les stances du Cid.

Percé jusques au fond du cœur, etc.

Et celui-ci, le reconnoîtrez-vous bien dans Pompée, de Sertorius?

(11 contrefait Hauteroche, comédien de l'hôtel de Bourgogne.)

L'inimitié qui règna entre les deux partis
N'y rend pas de l'honneur, etc.

MADEMOISELLE DE BRIE. Je le connois un peu, je pense.
MOLIÈRE. Et celui-ci?

(Imitant de Villiers, comédien de l'hôtel de Bourgogne.)

Seigneur, Polybe est mort, etc.

MADEMOISELLE DE BRIE. Oui, je sais qui c'est; mais il y en a quelques-uns d'entre eux, je crois, que vous auriez peine à contrefaire. MOLIÈRE. Mon Dieu! il n'y en a point qu'on ne pût attraper par quelque endroit, si je les avois bien étudiés. Mais vous me faites perdre un temps qui nous est cher. Songeons à nous, de grace, et ne nous amusons point davantage à discourir. (Ala Grange.) Vous prenez garde à bien répéter avec moi votre rôle de marquis. MADEMOISELLE MOLIÈRE. Toujours des marquis!

MOLIÈRE. Oui, toujours des marquis. Que diable voulez-vous qu'on prenne pour un caractère agréable de théâtre? Le marquis aujourd'hui est le plaisant de la comédie; et comme, dans toutes les comédies anciennes, on voit toujours un valet bouffon qui fait rire les auditeurs, de même, dans toutes nos pièces de maintenant, il faut toujours un marquis ridicule qui divertisse la compagnie'.

4 Tous les commentateurs se sont étonnés de la bardiesse de Molière; mais aucun n'a deviné le but de ses attaques. En effet, Louis XIV, laissant tourner la noblesse en ridicule, offre un spectacle singulier, et qui semble en contradiction avec la fierté de son caractère. Mais la contradiction n'est qu'apparente, et nous retrouvons ici la grande idée politique qui inspira toutes les actions de son règne. Témoin des troubles de la Fronde, victime des excès des grands, il sentit de bonne heure la nécessité de les soumettre, et il le fit. Cependant l'ancien souvenir de leur puissance vivoit encore parmi le peuple; et peut-être, comme sous la régence de Médicis, ils auroient trenvé des secours dans les provinces contre le roi lui-même. Louis XIV voulut leur ôter cette dernière ressource; et Molière servit ses projets, en égayant le peuple aux dépens de ceux mêmes que jusqu'alors il avoit craints et honorés. On sait que plusieurs fois Louis désigna à

MADEMOISELLE BÉJART. Il est vrai, on ne s'en sauroit passer.
MOLIÈRE. Pour vous, mademoiselle...

MADEMOISELLE DU PARC. Mon Dieu! pour moi, je m'acquitterai fort mal de mon personnage, et je ne sais pas pourquoi vous m'avez donné ce rôle de façonnière.

MOLIÈRE. Mon Dieu! mademoiselle, voilà comme vous disiez, lorsque l'on vous donna celui de la Critique de l'École des Femmes; cependant vous vous en êtes acquittée à merveille, et tout le monde est demeuré d'accord qu'on ne peut pas mieux faire que vous avez fait. Croyez-moi, celui-ci sera de même, et vous le jouerez mieux que vous ne pensez.

MADEMOISELLE DU PARC. Comment cela se pourroit-il faire? Car il n'y a point de personne au monde qui soit moins façonnière que moi.

MOLIÈRE. Cela est vrai; et c'est en quoi vous faites mieux voir que vous êtes excellente comédienne, de bien représenter un personnage qui est si contraire à votre humeur. Tâchez donc de bien prendre, tous, le caractère de vos rôles, et de vous figurer que vous êtes ce que vous représentez.

(A du Croisy.)

Vous faites le poëte, vous, et vous devez vous remplir de ce personnage, marquer cet air pédant qui se conserve parmi le commerce du beau monde, ce ton de voix sentencieux, et cette exactitude de prononciation qui appuie sur toutes les syllabes, et ne laisse échapper aucune lettre de la plus sévère orthographe.

(A Brécourt.)

Pour vous, vous faites un honnête homme de cour, comme vous avez déja fait dans la Critique de l'École des Femmes, c'est-à-dire que vous devez prendre un air posé, un ton de voix naturel, et gesticuler le moins qu'il vous sera possible.

(A La Grange.)

Pour vous, je n'ai rien à vous dire. (A mademoiselle Béjart.)

Vous, vous représentez une de ces femmes qui, pourvu qu'elles ne fassent point l'amour, croient que tout le reste leur est permis; de ees femmes qui se retranchent toujours fièrement sur leur pruderie, regardent un chacun de haut en bas, et veulent que toutes les plus

Molière les caractères qui pouvoient le plus frapper la multitude. C'est ainsi que les grands perdirent peu à pea leur influence, c'est à-dire qu'ils partagèrent les plaisirs de la cour, et cessèrent de la menacer. Sans doute cette pol tique fut poussée trop loin; car le roi diminnoit sa puissance en affoiblissant trop celle de le noblesse. Mais ce n'est point ici le lieu d'examiner cette grave question. (A. Μ.)

belles qualités que possèdent les autres ne soient rien en comparaison d'un misérable honneur dont personne ne se soucie. Ayez toujours ce caractère devant les yeux, pour en bien faire les grimaces.

(A mademoiselle de Brie.)

Pour vous, vous faites une de ces femmes qui pensent être les plus vertueuses personnes du monde, pourvu qu'elles sauvent les apparences; de ces femmes qui croient que le péché n'est que dans le scandale, qui veulent conduire doucement les affaires qu'elles ont sur le pied d'attachement honnête, et appellent amis ce que les autres nomment galants. Entrez bien dans ce caractère.

(A mademoiselle Molière.)

Vous, vous faites le même personnage que dans la Critique, et je n'ai rien à vous dire, non plus qu'à mademoiselle du Parc.

(A mademoiselle du Croisy.)

Pour vous, vous représentez une de ces personnes qui prêtent doucement des charités à tout le monde'; de ces femmes qui donnent toujours le petit coup de langue en passant, et seroient bien fachées d'avoir souffert qu'on eût dit du bien du prochain. Je crois que vous ne vous acquitterez pas mal de ce rôle.

(A mademoiselle Hervé.)

Et pour vous, vous êtes la soubrette de la précieuse, qui se mêle de temps en temps de la conversation, et attrape, comme elle peut, tous les termes de sa maîtresse. Je vous dis tous vos caractères, afin que vous vous les imprimiez fortement dans l'esprit. Commençons maintenant à répéter, et voyons comme cela ira. Ah! voici justement un fâcheux ! Il ne nous falloit plus que cela.

SCÈNE II.

LA THORILLIÈRE, MOLIÈRE, BRÉCOURT, LA GRANGE, DU CROISY; MESDEMOISELLES DU PARC, BEJART, DE BRIE, MOLIÈRE, DU CROISY, HERVÉ.

LA THORILLIÈRE. Bonjour, monsieur Molière.

MOLIÈRE. Monsieur, votre serviteur. (A part.) La peste soit de l'homme!

LA THORILLIÈRE. Comment vous en va?

MOLIÈRE. Fort bien, pour vous servir. (Aux actrices.) Mesdemoiselles, ne...

Préter des charités à quelqu'un est une expression proverbiale qui n'est plu guère en usage, et qui signifie vou'oir faire croire que quelqu'un a fait ou dit quelque chose qu'il n'a ni faite ni dite. (A)

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