Paris le 4 du mois de novembre suivant, achevèrent de donner à Molière la supériorité sur tous ceux de son temps qui travailloient pour le théâtre comique. La diversité de caractères dont cette pièce est remplie, et la nature que l'on y voyoit peinte avec des traits si vifs, enlevoient tous les applaudissements du public. On avoua que Molière avoit trouvé la belle comédie; il la rendoit divertissante et utile. Cependant l'homme de cour, comme l'homme de ville, qui croyoit voir le ridicule de son caractère sur le théâtre de Molière, attaquoit l'auteur de tous côtés. Il outre tout, disoit-on; il est inégal dans ses peintures; il dénoue mal. Toutes les dissertations malignes que l'on faisoit sur ses pièces n'en empêchoient pourtant point le succès; et le public étoit toujours de son côté. On lit, dans la préface qui est à la tête des pièces de Molière, qu'elles n'avoient pas d'égales beautés, parce, dit-on, qu'il étoit obligé d'assujettir son génie à des sujets qu'on lui prescrivoit, et de travailler avec une très grande précipitation. Mais je sais, par de très bons Mémoires, qu'on ne lui a jamais donné de sujet; il en avoit un magasin d'ébauchés par la quantité de petites farces qu'il avoit hasardées dans les provinces; et la cour et la ville lui présentoient tous les jours des originaux de tant de façons, qu'il ne pouvoit s'empêcher de travailler de lui-même sur ceux qui frappoient le plus : et quoiqu'il dise, dans sa préface des Fácheux, qu'il ait fait cette pièce en quinze jours, j'ai de la peine à le croire: c'étoit l'homme du monde qui travailloit avec le plus de difficulté; et il s'est trouvé que des divertissements qu'on lui demandoit étoient faits plus d'un an auparavant. On voit, dans les remarques de M. Ménage, que « dans la comé• die des Fâcheux, qui est, dit-il, une des plus belles de celles de << M. de Molière, le fâcheux chasseur qu'il introduit sur la scène est << M. de Soyecourt; que ce fut le roi qui lui donna ce sujet en sor<< tant de la première représentation de cette pièce, qui se donna « chez M. Fouquet. Sa majesté, voyant passer M. de Soyecourt, dit « à Molière: Voilà un grand original que vous n'avez point encore « copié. » Je n'ai pu savoir absolument si ce fait est véritable; mais j'ai été mieux informé que M. Ménage de la manière dont cette belle scène du chasseur fut faite: Molière n'y a aucune part que pour la versification; car, ne connoissant point la chasse, il s'excusa d'y travailler; de sorte qu'une personne, que j'ai des raisons de ne pas nommer, la lui dicta tout entière dans un jardin; et M. de Molière l'ayant versifiée, en fit la plus belle scène de ses Fâcheux, et le roi prit beaucoup de plaisir à la voir représenter 1. L'École des Femmes parut en 1662, avec un peu de succès; les gens de spectacle furent partagés; les femmes outragées, à ce qu'elles croyoient, débauchoient autant de beaux-esprits qu'elles le pouvoient pour juger de cette pièce comme elles en jugeoient. Mais que trouvez-vous à redire d'essentiel à cette pièce? disoit un connoisseur à un courtisan de distinction. Ah, parbleu! ce que j'y trouve à redire est plaisant, s'écria l'homme de cour: tarte à la créme, morbleu! tarte à la créme. Mais tarte à la créme n'est point un défaut, répondit le bon esprit, pour décrier une pièce comme vous le faites. Tarte à la créme est exécrable, répondit le courtisan. Tarte à la créme, bon Dieu! avec du sens commun peut-on soutenir une pièce où l'on a mis tarte à la créme? Cette expression se répétoit par écho parmi tous les petits esprits de la cour et de la ville, qui ne se prêtent jamais à rien, et qui, incapables de sentir le bon d'un ouvrage, saisissent un trait foible pour attaquer un auteur beaucoup au-dessus de leur portée. Molière, outré à son tour des mauvais jugements que l'on portoit sur sa pièce, les ramassa, et en fit la Critique de l'École des Femmes, qu'il donna en 1663. Cette pièce fit plaisir au public: elle étoit du temps, et ingénieusement travaillée 2. L'Impromptu de Versailles, qui fut joué pour la première fois devant le roi le 14 d'octobre 1663, et à Paris le 4 de novembre de la même année, n'est qu'une conversation satirique entre les comédiens, dans laquelle Molière se donne carrière contre les courtisans dont les caractères lui déplaisoient, contre les comédiens de l'hôtel de Bourgogne, et contre ses ennemis. • Comment ose-t-on écrire que Molière n'a eu aucune part à cette scène, parce qu'il ignoroit les termes de la chasse? N'est-il pas plus naturel de penser, d'après quelques Mémoires du temps, que, le lendemain de l'ordre donné par Louis XIV, Molière alla chez M. de Soyecourt, et que, dans une conversation très animée sur la chasse, il trouva le sujet de la scène des Facheих? 2 Brossette, dans ses notes sur la septième épître de Boileau, donne les noms de quelques-uns des détracteurs de l'Ecole des Femmes. C'est le duc de La Feuillade qui est désigné ici par le titre d'homme de cour, et qui ne pouvoit soutenir une pièce où l'on avoit mis tarte à la créme. Ce mot étoit devenu proverbe. Les autres personnages désignés dans l'épître de Boileau sont le commandeur de Souvré et le comte de Broussin, qui, pour faire sa cour au commandeur, sortit un jour au second acte de la comédie. L'auteur d'une vie de Molière, écrite en 1724, dit que le duc de La Feuillade, outré de se voir traduit sur la scène dans la Critique de l'Ecole des Femmes, « s'avisa d'une « vengeance indigne d'un honnête homme. Un jour qu'il vit passer Molière par un appar• tement où il étoit, il l'aborda avec les démonstrations d'un homme qui vouloit lui faire « caresse. Molière s'étant incliné, il lui prit la tête, et, en lui disant: Tarte à la crème, • Molière, larte à la créme, il lui frotta le visage contre ses boutons, et lui mit le visage en sang. Le roi, qui vit Molière le même jour, app it la chose avec indignation, et le « marqua au duc, qui apprit à ses dépens combien Molière étoit dans les bonnes graces « de sa majesté. Je tiens ce fait d'une personne contemporaine qui m'a assuré l'avoir vu • de ses propres yeux. » (Vie de Molière, écrite en 1724.) Molière, né avec des mœurs droites; Molière, dont les manières étoient simples et naturelles, souffroit impatiemment le courtisan empressé, flatteur, médisant, inquiet, incommode, faux ami. Il se déchaîne agréablement dans son Impromptu contre ces messieurslà, qui ne lui pardonnoient pas dans l'occasion. Il attaque leur mauvais goût pour les ouvrages; il tâche d'ôter tout crédit au jugement qu'ils faisoient des siens. Mais il s'attache surtout à tourner en ridicule une pièce intitulée le Portrait du Peintre, que M. Boursault avoit faite contre lui, et à faire voir l'ignorance des comédiens de l'hôtel de Bourgogne dans la déclamation, en les contrefaisant tous si naturellement, qu'on les reconnoissoit dans son jeu. Il épargna le seul Floridor1. Il avoit très grande raison de charger sur leur mauvais goût. Ils ne savoient aucun principe de leur art; ils ignoroient même qu'il y en eût. Tout le jeu ne consistoit que dans une prononciation empoulée et emphatique, avec laquelle ils récitoient également tous leurs rôles; on n'y reconnoissoit ni mouvements ni passions; et cependant les Beauchâteau, • Floridor entra dans la troupe du Marais en 1640. Il avoit beaucoup de noblesse dans l'air et dans les manières; il étoit fort aimé de la cour, et particulièrement du roi. De Visé a dit de lui : « Il paroît véritablement ce qu'il représente dans toutes les pièces qu'il « joue; tous les auditeurs souhaiteroient de le voir sans cesse, et sa démarche, son air, ⚫ et ses actions, ont quelque chose de si naturel, qu'il n'est pas nécessaire qu'il parle ⚫ pour attirer l'admiration de tout le monde. (Critique de la tragédie de Sophonisbe.) La nature avoit encore accordé à cet excellent acteur une figure noble, une taille bien prise, un son de voix qui, quoique mâle, avoit quelque chose de pénétrant et d'affectueux: il joignoit à tous ces avantages beaucoup d'esprit, et, ce qui est encore plus estimable, une probité et une conduite exemplaires. Josias de Soulas Floridor étoit né de parents nobles, et avoit d'abord servi en qualité d'enseigne. (Les Frères Parfait, tome viii, page 221.) Une anecdote racontée par Boileau confirme tout ce qu'on vient de lire. Racine avoit confié à Floridor le rôle de Néron dans Britannicus; mais cet acteur étoit tellement aimé du public, que tout le monde souffroit de lui voir représenter Néron et de lui vouloir du mal, ce qui nuisit au succès de la pièce. Racine, s'étant aperçu de ce singulier effet du mérite de Floridor, confia le rôle à un autre acteur, et la pièce s'en trouva mieux. (Boléana, page 106.) 2 Brauchâteau étoit gentilhomme. Il n'a jamais rempli que les seconds rôles tragiques et comiques. Molière, dans l'Impromptu de Versailles, contrefit la déclamation outrée de cet acteur en récitant les stances du Cid : Percé jusques au fond du cœur. Le fils de Beauchâteau fut célèbre à huit ans. On recueillit ses poésies sous le titre de Muse naissante du jeune Beaucháteau, 1657. Le poëte Maynard orna ce recueil d'une préface. A onze ans Beauchâteau présenta son ouvrage à l'académie; à quatorze ans il passa en Angleterre; il s'embarqua ensuite pour la Perse, et depuis on n'a pas eu de ses nouvelles. (Les Frères Parfait, tome 1x, page 411.) a. les Mondory1, étoient applaudis, parcequ'ils faisoient pompeusement ronfler un vers. Molière, qui connoissoit l'action par principes, étoit indigné d'un jeu si mal réglé, et des applaudissements que le public ignorant lui donnoit. De sorte qu'il s'appliquoit à mettre ses acteurs dans le naturel; et avant lui, pour le comique, et avant M. Baron, qu'il forma dans le sérieux, le jeu des comédiens étoit pitoyable pour les personnes qui avoient le goût délicat; et nous nous apercevons malheureusement que la plupart de ceux qui représentent aujourd'hui, destitués d'étude qui les soutienne dans la connoissance des principes de leur art, commencent à perdre ceux que Molière avoit établis dans sa troupe 2. La différence de jeu avoit fait naître de la jalousie dans les deux troupes. On alloit à celle de l'hôtel de Bourgogne; les auteurs tragiques y portoient presque tous leurs ouvrages : Molière en étoit fåché. De manière qu'ayant su qu'ils devoient représenter une pièce nouvelle dans deux mois, il se mit en tête d'en avoir une prête pour ce temps-là, afin de figurer avec l'ancienne troupe. Il se souvint qu'un an auparavant un jeune homme lui avoit apporté une pièce intitulée Théagène et Chariclée, qui à la vérité ne valoit rien, mais qui lui avoit fait voir que ce jeune homme en travaillant pouvoit devenir un excellent auteur. Il ne le rebuta point; mais il l'exhorta à -se perfectionner dans la poésie avant que de hasarder ses ouvrages au public, et il lui dit de revenir le trouver dans six mois. Pendant ce temps-là Molière fit le dessein des Frères ennemis1; mais le jeune homme n'avoit point encore paru, et lorsque Molière en cut besoin, il ne savoit où le prendre; il dit à ses comédiens de le lui déterrer à quelque prix que ce fût. Ils le trouvèrent. Molière lui donna son projet, et le pria de lui en apporter un acte par semaine, s'il étoit possible. Le jeune auteur, ardent et de bonne volonté, répondit à l'empressement de Molière; mais celui-ci remarqua qu'il avoit pris presque tout son travail dans la Thébaïde de Rotrou2. On lui fit entendre qu'il n'y avoit point d'honneur à remplir son ou- vrage de celui d'autrui; que la pièce de Rotrou étoit assez récente pour être encore dans la mémoire des spectateurs; et qu'avec les heureuses dispositions qu'il avoit, il falloit qu'il se fit honneur de son premier ouvrage, pour disposer favorablement le public à en recevoir de meilleurs. Mais comme le temps pressoit, Molière l'aida à changer ce qu'il avoit emprunté, et à achever la pièce, qui fut prête dans le temps, et qui fut d'autant plus applaudie que le public se prêta à la jeunesse de M. Racine, qui fut animé par les applaudissements, et par le présent que Molière lui fit. Cependant ils ne furent pas long-temps en bonne intelligence, s'il est vrai que ce soit celui-ci qui ait fait la critique de l'Andromaque, comme M. Racine le croyoit; il estimoit cet ouvrage comme un des meilleurs de l'au L'Impromptu de Versailles fut joué en 1665. It ne peut donc être ici question de Mondory, mort en 1651: c'est Montfleury qu'il faut lire. Molière critiqua le jeu et la déclamation de cet acteur dans la scène première de l'Impromptu, critique que Montfleury ne pardonna pas, et dont son fils le vengea par une comédie intitulée l'Impromptu de l'hotel de Condé, où il contrefit à son tour Molière dans le rôle de César de la Mort de Pompée. Heureux s'il eût borné là sa vengeance! mais la haine l'aveugla au point qu'il se fit l'interprète des plus infâmes calomnies, et présenta à Louis XIV une requête dans laquelle il accusoit Molière d'avoir épousé sa propre fille. Racine, très jeune encore, fut témoin de cette intrigue: «Montfleury, écrit-il à M. Le Vasseur, a fait une requête contre ** Molère, et l'a donnée au roi: il l'accuse d'avoir épousé la fille, et d'avoir vécu autrefois « avec la mère; mais Montfleury n'est point écouté à la cour. » Molière ne daigna point répondre à cette attaque; et l'on doit peut-être le blâmer de ce silence, puisque ce n'est que dans notre siècle qu'il a trouvé un noble défenseur, M.Beffara, qui, les pièces du procès à la main, est venu porter la lumière dans ce dédale de bassesse et de lâcheté. M. Beffara a mérité la reconnoissance de tous les honnêtes gens; car non-seulement il a honoré la mémoire de Molière en faisant briller la vérité, mais il a puni les calomniateurs en effaçant leurs calomnies. Ici les dates sont précieuses, et l'on peut dire que leur rapprochement est comme un trait de lumière qui nous montre la grande ame de Louis XIV. La requête dans laquelle Montfleur y accusoit Molière d'avoir épousé sa fille fut présentée à la fin de décembre 1665; et le 28 février 1664, c'est-à-dire deux mois après cette requête, le roi de France tenoit sur les fonts de baptême, avec madame Henriette d'Angleterre, le premier enfant de Molière, et lui donnoit le nom de Louis. C'est ainsi que Louis XIV répondit toujours aux ennemis de Molière. Toutes les calomnies dont on vouloit accabler ce grand poëte étoient aussitôt consolées par un bienfait. Ce Montfleury, qui croyoit se venger de Molière en se déshonorant, avoit l'orgueil de *se croire son rival. Son théâtre a été impriméavec celui de son fils, auteur de la Femme juge et parlie, qui partagea un moment avec le Tartuffe la faveur du public. On dit que Montfleury se rompit une veine en jouant Oreste dans Andromaque; c'est une erreur: il mourut de la fièvre, il est vrai, peu de jours après avoir joué ce rôle. Montfleury étoit gentilhomme, et il avoit été page du duc de Guise. Chapuzeau le ci'e comme un excelent comédien. (Voyez Chapuzeau, livre 111, pages 177 et 178; les Frères Parfait, tome VII, pages 129 et 150, et les Mémoires de Louis Racine, page 58.) 2 Ceci est un trait lancé contre Beaubourg, qui avoit remplacé Baron, et dont le jeu étoit outré. Ce passage est une nouvelle preuve que Grimarest a travaillé d'après les Mémoires de Baron, alors retiré du théâtre, mais qui y remonta en 1720. 4 On a ouï dire souvent à M. le président Montesquieu, d'après une ancienne tradi⚫tion de Bordeaux, que Molière, encore comédien de campagne, avoit fait représenter dans cette ville une tragédie de sa façon, qui avoit pour titre la Thébaïde; mais que le peu de succès qu'elle obtint le détourna du genre tragique. C'est sans doute le plan de cette pièce que Molière donna à Racine. (В.) 2 Rotrou n'a point fait de Thébaïde: il est autour d'Antigone, pièce à laquelle Racine fit en effet quelques emprunts. La Grange-Chancel disoit avoir entendu dire à des amis particuliers de Racine que, pressé par le peu de temps que lui avoit donné Molière pour composer cette pièce, il y avoit fait entrer, sans presque aucun changement, deux récits entiers tirés de l'Antigone de Rotrou, jouée en 1658. Ces morceaux disparurent dans l'impression de la Thébaïde, jouée en 1664. Voilà à quoi il faut réduire tout ce que dit ici Grimarest. |