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médien, après avoir gagné une somme assez considérable pour se faire dix ou douze mille livres de rente, qu'il avoit placées à Florence, lieu de sa naissance, fit dessein d'aller s'y établir. Il commença par y envoyer sa femme et ses enfants; et, quelque temps après, il demanda au roi la permission de se retirer en son pays. Sa majesté voulut bien la lui accorder; mais elle lui dit en même temps qu'il ne falloit pas espérer de retour. Scaramouche, qui ne comptoit pas de revenir, ne fit aucune attention à ce que le roi lui avoit dit: il avoit de quoi se passer du théâtre. Il part; mais il trouva chez lui une femme et des enfants rebelles, qui le reçurent non seulement comme un étranger, mais encore qui le maltraitèrent. Il fut battu plusieurs fois par sa femme, aidée de ses enfants, qui ne vouloient point partager avec lui la jouissance du bien qu'il avoit gagné; et ce mauvais traitement alla si loin, qu'il ne put y résister; de manière qu'il fit solliciter fortement son retour en France, pour se délivrer de la triste situation où il étoit en Italie. Le roi eut la bonté de lui permettre de revenir. Paris l'avoit trouvé fort à redire, et son retour réjouit toute la ville. On alla avec empressement à la comédie italienne pendant plus de six mois, pour revoir Scaramouche: la troupe de Molière fut négligée pendant tout ce temps-là ; elle ne gagnoit rien, et les comédiens étoient prêts à se révolter contre leur chef. Ils n'avoient point encore Baron pour rappeler le public, et l'on ne parloit point de son retour. Enfin, ces comédiens injustes murmuroient hautement contre Molière, et lui reprochoient qu'il laissoit languir leur théâtre. «Pourquoi, lui disoient-ils, ne fai>> tes-vous pas des ouvrages qui nous soutiennent? Faut-il que ces > farceurs d'Italiens nous enlèvent tout Paris? » En un mot, la troupe étoit un peu dérangée, et chacun des acteurs méditoit de prendre son parti. Molière étoit lui-même embarrassé comment il les ramèneroit; et à la fin, fatigué des discours de ses comédiens, il dit à Duparc et à la Béjart, qui le tourmentoient le plus, qu'il ne

« sage découvert sous les traits de Scaramouche? » (Préface des Oeuvres de Palaprat, page 40.) Les études de Molière sur le jeu de Scaramouche lui ont été reprochées par ses ennemis, qui, ne pouvant nier la perfection de son talent, faisoient tous leurs efforts pour lui en ôter le mérite. « Voulez-vous, disoit l'un d'eux, tout de bon jouer Molière, * il faut dépeindre un homme qui ait dans son habillement quelque chose d'Arlequin, • de Scaramouche, du docteur, et de Trivelin; que Scaramouche lui vienne redemander « sa démarche, sa barbe, et ses grimaces; et que les autres viennent en même temps de< mander ce qu'il prend d'eux dans son jeu et dans ses habits. Dans une autre scène on pourroit faire venir tous les auteurs et tous les vieux bouquins où il a pris ce qu'il y a • de plus beau dans ses pièces. On pourroit aussi faire paroître tous les gens de qualité qui lui ont donné des Mémoires, et tous ceux qu'il a copiés. » (Voyez Zélinde, comédie, scène VII, page 90, un volume in-12, imprimé en 1665.)

savoit qu'un moyen pour l'emporter sur Scaramouche, et de gagner de l'argent: que c'étoit d'aller bien loin pour quelque temps, pour s'en revenir comme ce comédien; mais il ajouta qu'il n'étoit ni en son pouvoir, ni dans ses desseins, d'employer ce moyen, qui étoit trop long; mais qu'elles étoient les maîtresses de s'en servir. Après s'ètre ainsi moqué d'elles, il leur dit secrètement que Scaramouche ne seroit pas toujours couru avec ce même empressement'; qu'on se lassoit des bonnes choses comme des mauvaises, et qu'ils auroient leur tour; ce qui arriva aussi par la première pièce que donna Molière.

Ce n'est pas là le seul désagrément que Molière ait eu avec ses comédiens: l'avidité du gain étouffoit bien souvent leur reconnoissance, et ils le harceloient toujours pour demander des graces au roi. Les mousquetaires, les gardes-du-corps, les gendarmes, et les chevau-légers, entroient à la comédie sans payer, et le parterre en étoit toujours rempli; de sorte que les comédiens pressèrent Molière d'obtenir de sa majesté un ordre pour qu'aucune personne de sa maison n'entrât à la comédie sans payer. Le roi le lui accorda. Mais

Voici ce que raconte un auteur contemporain de l'estime que Molière faisoit des acteurs italiens, des soupers où ils se trouvoient réunis, et des conversations favorites de ces aimables et joyeux convives. « Molière, dit-il, ce grand comédien, et mille fois encore ⚫ plus grand acteur, vivoit d'une étroite familiarité avec les Italiens, parcequ'ils étoient ⚫ bons acteurs et fort honnêtes gens: il y en avoit toujours deux ou trois des meilleurs à « nos soupers. Molière en étoit souvent aussi, mais non pas aussi souvent que nous le « souhaitions, et mademoiselle Molière encore moins souvent que lui; mais nous avions « toujours fort régulièrement plusieurs virtuosi, et ces virtuosi étoient les gens de Pa• ris les plus initiés dans les anciens mystères de la comédie françoise, les plus savants << dans ses annales, et qui avoient fouillé le plus avant dans les archives de l'hôtel de « Bourgogne et du Marais. Ils nous entretenoient des vieux comiques, de Turlupin, Gau« thier-Garguille, Gorgibus, Crivello, Spinette, du docteur, du capitan Jodelet, Gros« René, Crispin. Ce dernier florissoit plus que jamais; c'étoit le nom de théâtre ordinaire • sous lequel le fameux Poisson brilloit tant à l'hôtel de Bourgogne. Quoique Molière « eût en lui un redoutable rival, il étoit trop au-dessus de la basse jalousie pour n'enten« dre pas volontiers les louanges qu'on lui donnoit; et il me semble fort, sans oser pour« tant l'assurer après quarante ans, d'avoir ouï dire à Molière, en parlant avec Dominico • (c'est le célèbre arlequin, père de mademoiselle de La Thorillière, célèbre elle-même * sous le nom de Colombine) de Poisson, qu'il auroit donné toute chose au monde pour « avoir le naturel de ce grand comédien. C'est dans ces soupers que j'appris une espèce « de suite chronologique de comiques, jusqu'aux Sganarelles qui ont été le personnage fa« vori de Molière, quand il ne s'est pas jeté dans les grands rôles à manteau, et dans le « noble et haut comique de l'École des Femmes, des Femmes savantes, du Tartuffe, « de l'Avare, du Misanthrope, etc. Ce passage est précieux; mais que de regrets il fait naître, lorsqu'on songe à toutes les choses que l'auteur ne fait qu'indiquer! Il étoit temps encore d'écrire la vie de Molière, et le simple récit d'un de ses soupers feroit aujourd'hui plus d'honneur à cet écrivain que ne lui en a fait le Concert ridicule, le Ballet extravagant, le Secret révélé, la Prude du temps, et toutes ses poésies diverses. Voyez la Préface de Palaprat à la tête de ses OEuvres, page 50.)

ces messieurs ne trouvèrent pas bon que les comédiens leur fissent imposer une loi si dure, etils prirent pour un affront qu'ils eussent eu la hardiesse de le demander : les plus mutins s'ameutèrent, et ils résolurent de forcer l'entrée. Ils furent en troupe à la comédie. Ils attaquent brusquement les gens qui gardoient les portes. Le portier se défendit pendant quelque temps: mais enfin, étant obligé de céder au nombre, il leur jeta son épée, se persuadant qu'étant désarmé, ils ne le tueroient pas. Le pauvre homme se trompa; ces furieux, outrés de la résistance qu'il avoit faite, le percèrent de cent coups d'épée; et chacun d'eux, en entrant, lui donnoit le sien. Ils cherchoient toute la troupe pour lui faire éprouver le même traitement qu'aux gens qui avoient voulu soutenir la porte. Mais Béjart, qui étoit habillé en vieillard pour la pièce qu'on alloit jouer, se présenta sur le théâtre. « Eh! messieurs, leur dit-il, épargnez du moins un >> pauvre vieillard de soixante-quinze ans, qui n'a plus que quelques » jours à vivre. » Le compliment de ce jeune comédien, qui avoit profité de son habillement pour parler à ces mutins, calma leur fureur. Molière leur parla aussi très vivement sur l'ordre du roi; de sorte que, réfléchissant sur la faute qu'ils venoient de faire, ils se retirèrent. Le bruit et les cris avoient causé une alarme terrible dans la troupe; les femmes croyoient être mortes: chacun cherchoit à se sauver, surtout Hubert1 et sa femme, qui avoient fait un trou dans le mur du Palais-Royal. Le mari voulut passer le premier; mais parceque le trou n'étoit pas assez ouvert, il ne passa que la tête et les épaules; jamais le reste ne put suivre. On avoit beau le tirer de dedans le Palais-Royal, rien n'avançoit; et il crioit comme un forcené par le mal qu'on lui faisoit, et dans la peur qu'il avoit que quelque gendarme ne lui donnat un coup d'épée dans le derrière. Mais le tumulte s'étant apaisé, il en fut quitte pour la peur, et l'on agrandit le trou pour le retirer de la torture où il étoit.

Quand tout ce vacarme fut passé, la troupe tint conseil, pour prendre une résolution dans une occasion si périlleuse. « Vous ne

Cet acteur fort comique étoit l'original de plusieurs rôles qu'il représentoit dans les pièces de Molière : et comme il étoit entré dans le sens de ce fameux auteur, par qui il avoit été instruit, il y réussissoit parfaitement. Jamais acteur n'a porté si loin les rôles d'homme en femme. Celui de Bélise, dans les Femmes savantes, madame Jourdain dans le Bourgeois Gentilhomme, et madame Jobin dans la Devineresse, lui ont attiré l'applaudissement de tout Paris. Il s'est fait aussi admirer dans le rôle du vicomte de l'Inconnu, ainsi que dans ceux des médecins et des marquis ridicules. Les rôles de femmes que Hubert jouoit furent donnés à Beauva!. (Note de M. Grandvat le père. - Frères Parfait, tome x1, page 475.)

m'avez point donné de repos, dit Molière à l'assemblée, que je n'aie importuné le roi pour avoir l'ordre qui nous a mis à deux doigts de notre perte; il est question présentement de voir ce que nous avons à faire. » Hubert vouloit qu'on laissât toujours entrer la maison du roi, tant il appréhendoit une seconde rumeur. Plusieurs autres, qui ne craignoient pas moins que lui, furent du même avis. Mais Molière, qui étoit ferme dans ses résolutions, leur dit que puisque le roi avoit daigné leur accorder cet ordre, il falloit en pousser l'exécution jusqu'au bout, si sa majesté le jugeoit à propos: et je pars dans ce moment, leur dit-il, pour l'en informer. Ce dessein ne plut nullement à Hubert, qui trembloit encore.

Quand le roi fut instruit de ce désordre, sa majesté ordonna aux commandants des corps qui l'avoient fait de les faire mettre sous les armes le lendemain, pour connoître et faire punir les plus coupables, et pour réitérer ses défenses d'entrer à la comédie sans payer. Molière, qui aimoit fort la harangue, fut en faire une à la tête des gendarmes, et leur dit que ce n'étoit point pour eux ni pour les autres personnes qui composoient la maison du roi, qu'il avoit demandé à sa majesté un ordre pour les empêcher d'entrer à la comédie; que la troupe seroit toujours ravie de les recevoir quand ils voudroient les honorer de leur présence: mais qu'il y avoit un nombre infini de malheureux qui, tous les jours, abusant de leur nom et de la bandoulière de messieurs les gardes-du-corps, venoient remplir le parterre, et ôter injustement à la troupe le gain qu'elle devoit faire; qu'il ne croyoit pas que des gentilshommes qui avoient l'honneur de servir le roi dussent favoriser ces misérables contre les comédiens de sa majesté; que d'entrer à la comédie sans payer n'étoit point une prérogative que des personnes de leur caractère dussent si fort ambitionner, jusqu'à répandre du sang pour se la conserver; qu'il falloit laisser ce petit avantage aux auteurs, et aux personnes qui, n'ayant pas le moyen de dépenser quinze sous, ne voyoient le spectacle que par charité, s'il m'est permis, dit-il, de parler de la sorte. Ce discours fit tout l'effet que Molière s'étoit promis, et depuis ce temps-là la maison du roi n'est point entrée à la comédie sans payer.

En 1670, on joua une pièce intitulée Don Quixote (je n'ai pu savoir de quel auteur) 1: on l'avoit prise dans le temps que don Qui

Cette pièce ancienne, mais raccommodée par Madeleine Béjart, ainsi qu'on le voit dans une note du registre de La Grange, datée du 30 janvier 1660, portoit le titre de Don Quixote, ou les Enchantements de Merlin. Guérin de Bouscal a donné deux comé

xote installe Sancho Pança dans son gouvernement. Molière faisoit Sancho; et comme il devoit paroître sur le théâtre monté sur un ane, il se mit dans la coulisse pour être prêt à entrer dans le moment que la scène le demanderoit. Mais l'âne, qui ne savoit point le rôle par cœur, n'observa point ce moment, et dès qu'il fut dans la coulisse, il voulut entrer, quelques efforts que Molière employât pour qu'il n'en fit rien. Il tiroit le licou de toute sa force; l'âne n'obéissoit point, et vouloit absolument paroître. Molière appeloit Baron, Laforêt, à moi! ce maudit âne veut entrer ! Laforêt étoit une servante qui faisoit alors tout son domestique, quoiqu'il eût près de trente mille livres de rente. Cette femme étoit dans la coulisse opposée, d'où elle ne pouvoit passer par-dessus le théâtre pour arrêter l'âne; et elle rioit de tout son cœur de voir son maître renversé sur le derrière de cet animal, tant il mettoit de force à tirer son licou pour le retenir. Enfin, destitué de tout secours, et désespérant de pouvoir vaincre l'opiniâtreté de son âne, il prit le parti de se retenir aux ailes du théâtre, et de laisser glisser l'animal entre ses jambes pour aller faire telle scène qu'il jugeroit à propos. Quand on fait réflexion au caractère d'esprit de Molière, à la gravité de sa conduite et de sa conversation, il est risible que ce philosophe fût exposé à de pareilles aventures, et prit sur lui les personnages les plus comiques. Il est vrai qu'il s'en est lassé plus d'une fois; et si ce n'avoit été l'attachement inviolable qu'il avoit pour sa troupe et pour les plaisirs du roi, il auroit tout quitté pour vivre dans une mollesse philosophique, dont son domestique, son travail, et sa troupe, l'empêchoient de jouir. Il y avoit d'autant plus d'inclination, qu'il étoit devenu très valétudinaire; et il étoit réduit à ne vivre que de lait. Une toux qu'il avoit négligée avoit causé une fluxion sur la poitrine avec un crachement de sang, dont il étoit resté incommodé; de sorte qu'il fut obligé de se mettre au lait pour se raccommoder, et pour être en état de continuer son travail. Il observa ce régime presque tout le reste de ses jours; de manière qu'il n'avoit plus de satisfaction que par l'estime dont le roi l'honoroit; et du côté de ses amis, il en avoit de choisis, à qui il ouvroit souvent son cœur.

L'amitié qu'ils avoient formée dès le collége, Chapelle et lui, dura jusqu'au dernier moment. Cependant celui-là n'étoit pas un ami consolant pour Molière, il étoit trop dissipé; il aimoit véritablement, mais il n'étoit point capable de rendre de ces devoirs empresdies en cinq actes sous ce titre. Il est probable que Madeleine Béjart avoit retouché une de ces deux pièces.

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