dans son ensemble, on pourrait plus facilement trouver un petit nombre de juges instruits et consciencieux que des centaines, et l'on pourrait les rémunérer plus largement. Le système du juge unique a eu autrefois ses partisans: Montesquieu, Bentham, pour ne citer que les plus illustres. L'Angleterre et quelques autres pays (Etats-Unis, Ecosse, Canada, Portugal, Pérou, Mexique) le préfèrent au nôtre. Nous l'admettons nous-mêmes pour les justices de paix (p. 309), comme le font les allemands pour les tribunaux de bailliage. On a proposé récemment (car toutes ces questions de réforme judiciaire sont depuis trente ans très étudiées chez nous) de distinguer entre le premier et le second degré de juridiction: on aurait le juge unique en première instance, la pluralité des juges en appel. 4o. Nos tribunaux sont groupés de telle façon qu'il puisse y avoir, pour toute affaire, deux degrés dé juridiction, ni plus ni moins. La règle du double degré de juridiction est un minimum. Elle permet de corriger l'erreur ou l'injustice qui peut se rencontrer dans le premier jugement. Des magistrats plus nombreux, plus âgés, plus expérimentés que les premiers juges, plus éloignés des parties et plus dégagés des influences locales, rendront une sentence probablement plus juste. Cela n'a pas besoin d'être démontré. Il n'est d'ailleurs aucune législation, à notre époque, qui n'admette le principe de l'appel. On ne l'applique pas cependant sans certaines restrictions. Par exemple, nous avons vu que les procès dans lesquels l'intérêt du litige est inférieur à une certaine somme, sont souvent jugés sans appel (p. 311, 312, 320). De même les cours d'assises statuent en premier et dernier ressort. Le double degré de juridiction est aussi un maximum: aucune affaire ne peut être jugée plus de deux fois, plus exactement par plus de deux juridictions. C'est une règle qui ne comporte pas d'exceptions.1) Cette règle n'existe pas partout: dans divers pays on admet 1) Lorsque notre Cour de cassation statue sur une affaire qui a été déjà jugée en première instance, puis en appel, elle n'examine pas les faits de la cause; elle les répute constants tels qu'ils ont été constatés et appréciés par les juges. Elle ne forme donc pas, comme le croient les gens du monde, un troisième degré de juridiction. plus de deux degrés de juridiction (Angleterre, Etats-Unis, Allemagne, Autriche, Suède, Norwège, Danemark). Ce qui a déterminé notre législateur à la poser, c'est le souvenir des abus qui, à cet égard, se produisaient sous l'ancien régime, où il existait. quelquefois jusqu'à cinq et six degrés de juridiction, et un passage fameux, souvent cité, de notre vieux jurisconsulte Loyseau, qui écrivait, au XVIe siècle: »Le grand nombre des justices oste le moyen au peuple d'avoir justice: car qui est le pauvre païsan qui, plaidant de ses brebis et de ses vaches, n'aime mieux les abandonner à celui qui les retient injustement, qu'estre contraint de passer par cinq ou six justices avant qu'avoir arrest; et, s'il se résout de plaider jusques au bout, y a-t-il brebis ni vache qui puisse tant vivre, mesme que le maistre mourra avant que son procès soit jugé en dernier ressort? 1) Les frais énormes, les lenteurs excessives, l'impossibilité où seraient le pauvre et le faible de lutter contre l'obstination du riche, tels sont les motifs qui nous ont fait limiter à deux le nombre des juridictions pouvant être saisies successivement d'un même procès. 5o. Nos tribunaux forment une hiérarchie. Il y a des juridictions supérieures et des juridictions inférieures. Nos législateurs de 1790 ne craignaient rien tant que de ressusciter de puissants corps judiciaires, rappelant les Parlements, et qui, par la supériorité qui leur serait attribuée par rapport aux tribunaux inférieurs, pourraient acquérir une puissance inquiétante pour les pouvoirs exécutif et législatif. C'est pourquoi ils ne voulurent pas de tribunaux d'appel, et décidèrent que les tribunaux de district seraient juges d'appel les uns à l'égard des autres, sans que cela impliquât aucune supériorité des uns sur les autres. Nous avons vu les inconvénients de ce système et nous savons qu'il n'a pas duré (p. 314). La hiérarchie judiciaire se traduit aujourd'hui en pratique par des différences dans les costumes, dans les traitements, dans les prérogatives honorifiques, par le pouvoir disciplinaire qu'exerce la Cour de cassation sur tous les magistrats, par la surveillance qu'exercent les Cours d'appel sur les divers tribunaux de leur ressort,) et les tribunaux de première instance sur les juges de paix. au 1) De l'abus des justices de village, p. 10. 2) Une assemblée générale de la Cour d'appel a lieu réglementairement commencement de chaque année. On y entend les observations du 6o. Nos tribunaux exercent à la fois la juridiction civile et la juridiction criminelle. Ainsi nous avons vu que le juge de paix est en même temps juge de simple police; le tribunal de première instance, à la fois tribunal civil et tribunal de police correctionnelle; la cour d'appel connaît des appels de police correctionnelle comme des appels en matière civile, et concourt à la formation de la cour d'assises. La Cour de cassation a une chambre civile et une chambre criminelle.1) L'Assemblée constituante avait, au contraire, séparé les deux juridictions. Mais à l'usage il a semblé peu utile et trop onéreux d'avoir un double personnel judiciaire. Les tribunaux de commerce sont la seule juridiction ciyile qui ne rende pas la justice criminelle. Les crimes et délits commerciaux, comme le faux en matière d'effets de commerce, la banqueroute, sont déférés aux tribunaux correctionnels et aux cours d'assises. 7°. Nos juges sont des hommes ayant l'habitude et faisant profession de juger; ce ne sont pas des citoyens investis de cette mission accidentellement et pour une courte période. Nous estimons, en France, que l'art de juger ne s'acquiert, comme les autres, qu'avec le temps et par l'usage. Nos juges font leur apprentissage le plus souvent comme juges suppléants, en tout cas par le contact, qu'implique la pluralité des juges, avec d'autres plus anciens qu'eux et plus expérimentés. Nous estimons aussi qu'on ne peut pas imposer à de simples particuliers, dont la plupart vivent de leur travail, le fardeau de s'occuper comme juges des affaires de leurs concitoyens. Il est vrai que nous admettons une exception fort impor ministère public, chargé, comme nous le verrons, de veiller à l'exécution des lois et des réglements; et l'on délibère sur les abus qui ont pu se produire, sur les améliorations qu'on pourrait réaliser. Cet usage date du XVIe siècle. On appelle mercuriales les discours du ministère public prononcés à cette occasion, parce que ces audiences solennelles se tenaient et se tiennent encore un mercredi. L'illustre chancelier d'Aguesseau a prononcé, de 1698 à 1715, dix-neuf mercuriales célèbres. 1) La règle s'applique même aux juridictions administratives. Ainsi les conseils de préfecture sont investis d'une compétence répressive pour les contraventions de grande voirie; la Cour des comptes peut infliger des amendes aux comptables qui ne fournissent pas leurs comptes dans les délais légaux; le conseil supérieur de l'instruction publique dispose de certaines pénalités. tante: nous avons vu que la cour d'assises comprend, outre la cour proprement dite, un jury constitué par la voie du sort pour chaque affaire criminelle (p. 316). Un simple particulier peut donc avoir à statuer sur la culpabilité d'un accusé, lui infliger le déshonneur, ou même la mort, sans avoir jamais encore rempli une si grave mission. Mais qu'on se rassure. D'abord nos listes de jurés ne comprennent que des hommes ayant une certaine expérience de la vie et suffisamment éclairés. Ensuite ils n'ont qu'à répondre par oui ou non à des questions simples, portant sur des faits précis, dont la vérification fait l'objet de débats qui se déroulent devant eux. Puis ils sont au nombre de douze; et il est vraisemblable que la majorité d'entre eux saura discerner la vérité. Enfin la loi admet (art. 352 du Code d'instruction criminelle) que, si la cour estime que les jurés se sont trompés en déclarant l'accusé coupable, elle peut renvoyer l'affaire à une autre session pour y être soumise à un nouveau jury. Il semble donc que toutes les garanties possibles ont été prises contre les inconvénients qui peuvent résulter de l'inexpérience de cette sorte de juges improvisés. L'autre objection, tirée de la surcharge qu'impose à de simples particuliers la fonction de juré, est facile à écarter: le nombre des affaires criminelles n'est pas très considérable)', et bien des citoyens vivent et meurent sans avoir jamais été appelés à remplir cette fonction. Elle comporte d'ailleurs une certaine indemnité. Cette objection porterait au contraire en plein contre lejury en matière correctionnelle et contre le jury en matière civile. Mais nous avons déjà dit que ces jurys n'ont jamais été admis chez nous, et que vraisemblablement ils ne le seront jamais (p. 318). Il ne paraît même pas probable que nous accneillions jamais les tribunaux d'échevins, où sont associés pour le jugement de certains procès criminels ou civils, des juges de profession et des jurés. Etant donné la nature de l'esprit français, il y aurait trop souvent dissentiment et conflit entre ces deux éléments, et la justice ne pourrait qu'en souffrir2). Rien n'empêche d'ailleurs, 1) En 1900, 2283. 2) En Allemagne, au contraire, on reproche aux échevins (qui interviennent en matière de contraventions et de petits délits) de se montrer trop aveuglément soumis au juge de bailliage, d'être un ballast inutile. nos tribunaux, en l'état actuel des choses, de prescrire des expertises dans les matières où ils n'auraient pas les lumières nécessaires, et de confier ces expertises à des spécialistes: ils usent fréquemment de ce pouvoir; mais les experts ne jugent pas. 8. Nos juges sont des fonctionnaires publics, choisis et nommés par le gouvernement. Il y a exception, nous le savons, pour les membres des tribunaux de commerce et des conseils de prud'hommes, qui sont nommés à l'élection (p. 320, 321), et qui n'ont même pas à demander l'investiture du pouvoir exécutif. L'Assemblée constituante avait voté à l'unanimité, le 5 mai 1790, que les juges seraient élus par le peuple.. Els devaient recevoir leur institution du roi, qui ne pouvait la refuser. Ils furent en effet élus pour six ans. Mais l'expérience de ce système donna de si déplorables résultats que la constitution de l'an VIII, à la demande générale, conféra au gouvernement le droit de nommer les juges1). On a proposé, sans succès, en 1848 de revenir à l'élection populaire. En 1882 notre chambre des députés a émis un vote en ce sens; mais elle n'a pas tardé à se déjuger. Personne aujourd'hui chez nous ne songe sérieusement à ce mode de recrutement des juges. Nous n'ignorons pas les mauvais résultats qu'il donne aux Etats-Unis. En Suisse même, malgré la sagesse proverbiale des électeurs et leur habitude de renouveler indéfiniment les pouvoirs de leurs magistrats, on commence à voir les passions politiques influer sensiblement sur la solution de certains procès. D'autres systèmes ont été mis en avant, car on s'accorde unanimement à trouver insuffisantes les lois qui règlent actuellement chez nous les conditions d'entrée et d'avancement dans la magistrature. L'élection par un corps électoral restreint (par exemple les juges des tribunaux inférieurs élus par ceux des tribunaux supérieurs, ou vice versa), ou la comptation (élection par le corps judiciaire où une vacance s'est produite), ont eu, et ont encore, leurs partisans. L'inconvénient serait de ressusciter les corps judiciaires de l'ancien régime et de reconstituer une 1. Les juges de paix cependant furent élus par le peuple jusqu'en l'an XII. |