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Un siècle avant cette même période, le dernier nabab du Bengale, inquiet de l'existence de la Compagnie des Indes, donnait à son fils des instructions conçues en ces termes :

<< Mon fils, la puissance des Anglais est grande; commencez par les réduire, vous aurez bon marché des autres Européens. Ne souffrez pas qu'ils aient chez vous des comptoirs ou des soldats; si vous le tolériez, le pays cesserait bientôt d'être à vous. Si je lis bien dans les projets des Anglais, ils vous menacent d'un prochain danger. Ils se sont approprié les États et les trésors de vos voisins; ils veulent en faire autant de vos États. Les Européens ne viennent ici que pour s'enrichir. Sous le prétexte d'intervenir dans les querelles de nos rois, ils ne cherchent que des occasions d'usurpation et de pillage. Les cœurs de ces chrétiens sont livrés à l'amour de l'or et du pouvoir, et leurs actions ont montré à tout l'Orient combien ils font peu de cas des préceptes qu'ils ont reçus de leur Dieu. Leur politique, leur puissance, sont en opposition avec leur foi. Je vous le répète, ô mon fils, écrasez les Anglais. Si vous souffrez qu'ils aient chez vous des comptoirs et des soldats, la terre sur laquelle vous régnez sera bientôt la leur. >>

Ces conseils prophétiques ne furent point assez écoutés ; les Anglais qui, en 1759, s'adressant au Grand Mogol, établi à Delhi, lui disaient : « Nous n'avons d'autre projet, dans cette partie du monde, que de commercer; nous ne songeons pas à envahir ni à gouverner des villes et des pays, » ces mêmes Anglais se trouvaient, quelques années plus tard, sous la déno

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mination modeste d'une Compagnie des Indes, maîtres d'un vaste empire sur les bords du Gange. Insensiblement, par la ruse, par la corruption, par la force, cette domination s'était développée au delà de tout ce qui, dans le principe, aurait été qualifié de rêve irréalisable la reine d'Angleterre comptait dans l'Hindoustan plus de deux cents millions de sujets ou de vassaux et une interminable série de rois et de princes tributaires.

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Pour contenir ces nations et ces peuples dans l'obéissance, il fallait une armée; l'Angleterre ne pouvait envoyer au service de la Compagnie des Indes qu'un certain nombre de généraux et de chefs nés sur le territoire britannique et façonnés au métier de la guerre sur les champs de bataille de l'Europe. gros de l'armée se composait de cipayes, c'est-àdire d'indigènes recrutés par les soins de la Compagnie et ralliés à son drapeau. Ainsi l'Angleterre maintenait les Indes sous le joug, avec l'aide des Indiens eux-mêmes, situation qui ne laissait pas d'être délicate et dépourvue de sécurité. Cependant les Hindous se prêtaient d'eux-mêmes, et avec empressement, à cette combinaison qui les transformait en soldats de l'Angleterre, en instruments dociles de l'étranger. Le plus grand châtiment qu'on pût infliger à un cipaye était de le renvoyer dans ses foyers; la Compagnie des Indes exploita ce sentiment difficile à comprendre en soumettant les cipayes à des règlements qui ne leur permettaient ni avancement, ni grades, ni rapports fraternels avec les Anglais, leurs chefs. Le cipaye, entrant au service à seize ans, ne

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pouvait espérer d'être caporal qu'à trente-six, après vingt années de services; il n'arrivait qu'à l'âge de quarante-cinq ans au grade de sergent, et, pour s'élever au grade de capitaine, il lui fallait quarante-quatre ans de services, c'est-à-dire l'âge de soixante ans. Là se terminait la limite de ses espérances, et encore, même dans cette condition, demeurait-il une espèce de vassal fort peu honoré, puisque le premier capitaine indigène était soumis au dernier cadet anglais. Dans chaque régiment se trouvait un état-major anglais, qui demeurait tout à fait séparé des indigènes. Deux sergents européens habitaient seuls les cantonnements, et servaient presque seuls d'intermédiaires : les officiers de la Compagnie possédaient exclusivement le privilége de fournir au recrutement des états-majors.

Quand elles ne tenaient pas campagne, les troupes étaient toujours dans leurs cantonnements, à l'exception du fort William, du fort Saint-Georges et de Madras, où se trouvaient des casernes régulières pour les hommes et les officiers; les cantonnements consistaient en baraques, d'une construction assez solide, pour les soldats européens. Quant aux cipayes, on les logeait dans des huttes qu'ils construisaient eux-mêmes. Un grand luxe, un confort des plus splendides embellissaient le logement des officiers anglais et tous les actes de leur vie intime ou de leur vie militaire : la Compagnie ne reculait devant aucune dépense pour améliorer le sort des Européens et leur épargner jusqu'aux moindres fatigues de la guerre ; elle ne leur laissait que le soin de com

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battre. Cette ostentation soulevait une irritation sourde, mais bien légitime, dans le cœur des cipayes dont la condition était à la fois humble et dure.

La cavalerie indigène du Bengale formait un corps très-bien monté et très-discipliné. Les hommes y étaient un peu plus petits que dans la cavalerie de Madras. Le principe de la division des religions n'était pas observé dans ces régiments, sans doute parce que les Hindous n'aiment pas à monter à cheval (excepté les Mahrattes qui, comme nous le verrons plus tard, sont d'excellents cavaliers). Dans la cavalerie, les trois quarts des hommes sont musulmans. On comprend donc facilement que ce corps ait été un des plus actifs propager la révolte.

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L'armée du Bengale était commandée par un officier général anglais, qui exerçait ce commandement en chef dans toute l'Inde. Cet officier ne se mêlait pas cependant de l'administration des autres armées; mais, comme représentant direct de son souverain, il revisait les sentences des cours martiales, quand elles avaient à juger les officiers de la reine. Il nommait et donnait de l'avancement à ces officiers; mais ses décisions étaient soumises à l'approbation des Horse-guards de Londres, ce corps d'état-major dont les bévues innombrables ont amené tant de malheurs en Crimée, et qui défend, avec tant d'acharnement, le système anglais d'acheter les grades.

La cavalerie indigène de la présidence de Madras se compose d'hommes de haute taille. L'infanterie est généralement formée de musulmans et d'Hindous

de bonne caste. Dans les premiers temps, on n'enrôlait que des membres des hauts clans; cependant peu à peu un changement considérable s'opéra, et l'on finit par engager des indigènes de tous les rangs. Le cipaye de l'infanterie de Madras est un homme de petite taille, actif, capable de supporter les plus grandes privations avec un régime très-insuffisant. Sa sobriété et sa patience lui donnent une solidité presque inconnue aux Européens. L'armée de Bompay se composait d'éléments à peu près semblables, et, toutefois, les indigènes enrôlés dans ses rangs étaient mieux disciplinés et acceptaient, de meilleure grâce, la nécessité d'obéir aveuglément à des chefs anglais.

Depuis l'asservissement du royaume d'Oude, les nombreuses troupes de cet État avaient été placées sous les ordres de la Compagnie des Indes, et le chiffre total de l'armée régulière, commandée par les généraux à la solde de cette même Compagnie, s'élevait à plus de 370,000 hommes.

Les soixante-quatorze régiments du Bengale présentaient un effectif de 80,000 hommes.

Les princes indigènes, vassaux de la Compagnie, avaient sous leur direction différentes armées, dont le total atteignait, s'il ne le dépassait pas, celui des forces régulières directement soldées et organisées par la Compagnie.

Depuis quelques années, on avait introduit dans ces armées un élément nouveau, les régiments sikhes et ghourkhas : ces derniers étaient composés d'hommes recrutés dans les peuplades à peu près sauvages

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