1856-1858] ALEXANDRE II EN POLOGNE. 373 pandu parmi la population polonaise, et elle accueillit le tzar avec une sympathie dont il fut vivement touché. Toutefois, Alexandre II se montra d'une réserve prudente jusqu'à l'excès, dans les marques de confiance par lesquelles il répondit à la confiance de la population. Il n'osa autoriser la création d'une école de droit à Varsovie, craignant de grouper ainsi, au centre de la capitale polonaise, une jeunesse nombreuse, toute préoccupée de problèmes politiques et sociaux; il décida seulement que le droit serait enseigné dans un cours spécial annexé à chacun des cinq gymnases scolaires de la Pologne. Il accorda cependant la création d'une école de médecine; mais des mesures réglementaires restreignaient la portée de cette utile institution et tendaient presque à l'annihiler. En effet, l'ukase impérial exigeait des jeunes gens admis à suivre les cours de l'école qu'ils eussent fait préalablement des études de chimie et de physique; il prescrivait en outre que les leçons seraient faites en latin. Peu d'étudiants possédaient les connaissances scientifiques qui leur étaient ainsi demandées; encore moins étaient-ils familiarisés avec la langue latine. L'école de médecine de Varsovie était donc privée de force vitale par le décret même qui la faisait naître. Alexandre II accorda la permission de fonder une société d'agriculture; mais, s'inspirant toujours du même principe de défiance, il déclara que les principaux représentants de l'autorité impériale seraient de droit inscrits parmi les membres de cette société. C'était hautement la mettre sous une surveillance de police permanente. Cependant, il faut le dire, la société d'agriculture de Varsovie, en dépit de ces patronages qu'on lui imposait comme un joug et une menace, a maintes fois, et sous plus d'une forme, rendu de sérieux services à la cause de la nationalité polonaise, tant la liberté se montre ingénieuse à se faire jour à travers les subtilités du despotisme! XXIV Le congrès de Paris avait laissé pendantes quelques questions d'une importance en apparence secondaire, mais qui pourtant devaient être la source de difficultés compliquées entre les nations signataires du traité de 1856. La Russie avait consenti à subir une rectification de sa frontière en Bessarabie. Le congrès avait déclaré d'une façon générale que la frontière passerait désormais au sud de Bolgrad. Or il se trouva sur la carte deux villes de ce nom : l'une d'elles, celle dont la Russie prétendait garder la possession, était depuis la paix d'Andrinople le siége d'anciennes colonies bulgares; elle importait donc au tzar, qui tient à rester en relations directes avec toutes les populations chrétiennes de l'empire ottoman. La discussion relative à la ville de Bolgrad semblait aux puissances occidentales un prétexte saisi par la Russie pour se maintenir sur le bas Danube : une discussion d'une importance analogue s'élevait aussi propos de l'île des Serpents. à Cette île, située entre deux des embouchures du 1856-1858] LE CAUCASE ET SCHAMYL. 375 Danube, commande la navigation du fleuve ; avant la guerre, la Russie la Russie y avait fait construire un phare. Si elle revenait occuper l'île des Serpents, elle reprenait ainsi, par voie détournée, une position qu'elle était censée avoir abandonnée. : L'affaire de l'île des Serpents fut terminée par l'attitude énergique du gouvernement ottoman et de ses alliés les Turcs s'étaient établis dans l'île; les vaisseaux anglais commandés par l'amiral Lyons la surveillaient; les Russes comprirent qu'ils devaient renoncer à leurs projets. Quant à la question de Bolgrad, elle fut réglée avec le même esprit de modération. XXV Durant la guerre de Crimée, on l'a vu, le chef circassien Schamyl avait fait une diversion inquiétante pour la Russie débarrassée de ses redoutables adversaires européens, elle se tourna de nouveau vers ses ennemis du Caucase et résolut d'en finir avec la conquête d'un pays qui importe à la réalisation de ses plus ambitieux projets. Pour elle, en effet, la Géorgie, c'est la route de l'Inde à travers la Perse, c'est la réunion du commerce de la mer Caspienne à celui de la mer Noire, c'est la possibilité d'établir, sur ce dernier bassin, une station maritime importante en un mot la Russie, en possédant le Caucase, enlève une partie de ses ressources à cet empire ottoman qu'elle n'a pu détruire. Mais la conquête de la Circassie a coûté cher à l'empire du tzar: on assure qu'il n'a pas perdu moins de cinq cent mille hommes dans les expéditions successives qu'il a dirigées sur cette contrée. L'année 1859 devait voir le terme de cette lutte. Le 27 août, Schamyl, repoussé après la prise de Vidène (1er avril) jusque dans les plus difficiles montagnes du Caucase, se voyait cerné au sommet du mont Ghounib par les troupes du prince Baryatinsk et il était forcé de capituler. Voici dans quels termes le général russe lui-même raconte cet important fait d'armes : « Le 25, avant la pointe du jour, sur l'ordre du colonel Terkougassov, commandant les troupes de la face du Sud, le lieutenant-colonel Gégorov, commandant du 1er bataillon du régiment d'infanterie Apschérousky, s'approcha des rochers, et, voyant que son mouvement n'avait pas été aperçu par l'ennemi, grâce à un épais brouillard, il résolut de profiter du moment pour conduire son bataillon plus haut vers le sommet de la montagne. Le terrain, reconnu d'avance par les volontaires, offrait sur ce point des difficultés telles que les assiégés, le considérant sans doute comme inaccessible pour nous, n'y avaient qu'un poste peu important. Devant les assiégeants s'élevaient comme une muraille, l'un au-dessus de l'autre, trois rocs escarpés, coupés en un seul endroit par une faible crevasse transversale. Cent cinquante volontaires, guidés par le capitaine Skvartsov et l'enseigne Kouschnarev, chaussés de sandales d'écorce ou de cuir, munis d'échelles et de crochets, parvinrent à grimper, dans le plus profond silence, et en 1856-1858] PRISE DE SCHAMYL. 377 s'aidant l'un l'autre, jusqu'à la terrasse qui séparait le premier bloc de rochers du second; ils furent suivis par le bataillon qui laissa une compagnie de tirailleurs en bas, sur des points d'où elle pouvait facilement foudroyer les pentes supérieures. Sans s'arrêter sur la première terrasse, les volontaires, suivis du bataillon, escaladèrent la seconde terrasse au moyen d'échelles et de cordes, mais sous le feu de l'ennemi qui les avait découverts, et parvinrent ensuite de la même manière sur le plateau supérieur du Ghounib, où le bataillon entier se trouva rassemblé vers six heures du matin. Déjà, d'ailleurs, les volontaires avaient entouré l'ennemi dans ses barricades adossées aux rochers, et lui avaient fait sept prisonniers et tué quinze hommes, le reste s'étant sauvé à la faveur du brouillard. « Simultanément (à 15 verstes de distance du bataillon Apschérousky), les troupes de la face Nord, guidées par le général-major prince Tarkan-Maouravov en personne avaient escaladé le Ghounib, avec les mêmes difficultés et le même brillant succès, par le versant opposé. « En arrivant au sommet, le prince Tarkan-Maouravov laissa la compagnie de tirailleurs du régiment de grenadiers Grouzinsky sous le commandement du souslieutenant Mikéladzé, la sotnia du régiment irrégulier de cavalerie sous le commandement du capitaine Djafar-Aga, qui marchaient en avant, et, après elles, tout le bataillon de grenadiers sous le commandement du lieutenant-colonel Gabaïev, dans la direction de la tente de Schamyl et sur les derrières des retran che ments élevés sur le versant oriental de la montagne. 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