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entre les chrétiens et les représentants de l'autorité musulmane.

Dès cette époque se manifestaient quelques symptômes de la guerre que nous verrons, dix ans plus tard, éclater entre l'île de Crète et la Turquie : mêmes causes d'irritation, même intervention du gouvernement grec dans la lutte, mêmes fluctuations du gouvernement de Constantinople, et, en fin de compte, même incertitude dans les résultats.

Le 16 mai 1858, une troupe de chrétiens armés était venue menacer la Canée, capitale de l'île et résidence du gouverneur musulman, Vély-Pacha : à cette occasion ils adressèrent aux consuls de France, d'Autriche, de Russie, des États-Unis et de Grèce, plusieurs lettres dans lesquelles ils exposaient leurs griefs et affirmaient qu'ils avaient pris les armes, non contre leur souverain, le sultan, mais contre Vély, son tyrannique représentant. Voici le résumé d'une de ces lettres :

« 1o Les Turcs ont assassiné des chrétiens dans la province méridionale, sans aucun motif.

<< 2° Ils ont outragé et mutilé des femmes dans la même province, après les avoir dépouillées de tout ce qu'elles possédaient.

«< 3o Ils ont maltraité, dépouillé tous ceux qui ont eu le malheur de rencontrer leurs bandes ou d'être surpris par elles.

«< 4° Ils ont surtout maltraité, de la manière la plus horrible, l'évêque d'Arcadie qui se rendait de son évêché en un lieu plus sûr; ils l'ont arrêté sur la route, et, après lui avoir enlevé son argent, ses habits, ils lui ont arraché la barbe, ils l'ont indignement frappé, puis

1856-1858]

L'ILE DE CRÈTE ET DE DJEDDAH.

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abandonné sur la place, dans le plus pitoyable état.

<< 5° Ils ont coupé et brûlé les oliviers et les autres arbres fruitiers d'un grand nombre de villages; sur d'autres points, ils ont arraché des arbrisseaux et les ont transportés dans les villes pour leur propre usage.

<< 6° Partout ils ne se font faute de moissonner les champs des chrétiens et de détruire ce qu'ils ne peuvent emporter.

7° Ils ont, enbeaucoup d'endroits, violé les femmes en présence de leurs maris; ils ont également outragé quantité de jeunes filles, dans les villes aussi bien que dans les campagnes.

« 8° Ils ont enlevé du couvent de Saint-Georges 12,000 piastres, argent comptant, et des objets précieux de la valeur de plus de 20,000 piastres.

« 9° Ils ont enfoncé à coups de fusil les portes de deux églises de Retimo; et, dans le sanctuaire, ils ont brisé à coups de fusil les images, les lustres et tous les objets sacrés. Les tombeaux eux-mêmes n'ont point été respectés : les Turcs en ont dispersé les ossements sur lesquels ils ont déchargé leurs fusils.

<< 10° Ce n'est pas tout: non contents d'avoir fait mourir un chrétien accusé d'avoir tué un Turc qui en voulait faire la victime de sa brutalité, on a traîné le cadavre de ce chrétien, la corde au cou, dans toutes les rues de la ville.

«

<< Or les chrétiens sont décidés à ne plus endurer de pareils traitements de la part des Turcs indigènes de l'île de Crète. »

Parmi les consuls européens, un seul n'avait pas reçu la requête des insurgés chrétiens ; c'était le

consul de la Grande-Bretagne. Les étroites relations qui existaient entre ce consul et Vély-Pacha excitaient la méfiance des Crétois, et l'Angleterre fut ainsi privée de l'honneur d'être appelée à figurer dans le tribunal d'humanité choisi par un peuple opprimé !

Au milieu de la situation difficile que lui créaient l'attitude des chrétiens soulevés et les démonstrations peu bienveillantes des agents diplomatiques étrangers, devant le mécontentement qu'on manifestait à Constantinople, Vély-Pacha eut recours au moyen qui est, par excellence, la ressource des hommes de sa race: il traîna les choses en longueur, se plaçant, le plus qu'il pouvait, sous le patronage de son ami M. Onglaz, le consul d'Angleterre. Cette union intimene fut utile ni à l'un niàl'autre. L'Angleterre désapprouva les relations étroites de son agent avec le gouverneur turc; et, quant à ce dernier, la Porte elle-même crut devoir le rappeler de l'île de Crète. Il était bien tard pour prendre une telle mesure: déjà plus d'un acte de cruel fanatisme avait été commis à la Canée. Toutefois, la Grèce, par l'envoi du vapeur le Solon, secourut, autant qu'elle le put, ses coreligionnaires. L'Europe dut peser sur le cabinet de Constantinople: les chrétiens reçurent satisfaction; on diminuait leurs impôts; on les mettait en dehors de l'autorité religieuse musulmane; bref, la population voyait sanctionner son droit d'élire les conseillers de district. Mais, tandis que la Turquie donnait ainsi satisfaction aux légitimes réclamations des puissances chrétiennes, sur un des territoires éloignés soumis à sa domina

1856-1858]

MASSACRE DE DJEDDAH.'

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tion, s'accomplissait un attentat tel que le fanatisme en a rarement enfanté de plus effroyables dans le cours des siècles.

La nouvelle d'une prochaine organisation de la marine à vapeur sur la mer Rouge avait provoqué un vif mécontentement parmi les populations de l'Hedjaz. En effet, pour les Arabes propriétaires de barques, cette innovation équivalait à la ruine de leur industrie. Le petit port de Djeddah, situé à quelques lieues de la Mecque, devait souffrir du nouvel ordre de choses; le voisinage de la cité sainte des musulmans y entretenait une fermentation religieuse qui se mêlait aux mécontentements provoqués par le trouble apporté dans ses intérêts commerciaux. L'état des esprits dans l'Hedjaz était tel qu'on y regardait comme une honte l'appui que les armées occidentales avaient prêté à la Turquie dans sa guerre contre la Russie.

Le 15 juin 1858, à la suite d'un démêlé qui avait eu pour résultat de faire, par ordre, substituer sur un navire le pavillon britannique au pavillon ottoman, une foule furieuse se rua sur la maison du consul, et massacra cet agent diplomatique. De là, les assassins se portèrent au consulat de France. Ils y trouvèrent · le chancelier, M. Émerat, M. Éveillard, le consul, avec sa femme, sa fille et deux ou trois serviteurs.

Une lutte terrible s'engagea; le personnel du consulat se défendit avec une intrépidité héroïque ; Melle Éveillard fut sublime: elle reçut un coup de sabre en essayant de sauver son père qui tomba mortellement frappé. M. Émerat, grièvement blessé, fut

emporté et caché par un des domestiques. Cependant, durant ce carnage, des secours avaient été demandés au colonel Hassan qui commandait la garnison de Djeddah. Cet officier refusa de faire intervenir sa troupe, sous prétexte que le gouverneur, NamickPacha, était absent, et qu'il ne pouvait agir sans son ordre il se borna à envoyer deux ou trois officiers subalternes dont l'intervention devait être illusoire.

Après avoir attenté à la vie des agents diplomaques anglais et français, les fanatiques se portèrent chez tous les Européens établis dans la ville: ils en massacrèrent quatorze et pillèrent leurs maisons.

Namick-Pacha, qui était à la Mecque, rentra à Djeddah quatre jours après le massacre il comprit les conséquences terribles qu'un tel forfait pouvait avoir pour le gouvernement dont il était le représentant. Il prit immédiatement sous sa protection les chrétiens échappés aux assassins, entre autres M. Emerat et Melle Éveillard; il les fit conduire sur le navire anglais le Cyclops, qui stationnait devant Djeddah, et il offrit à M. Émerat de lui accorder telle réparation qu'il souhaiterait. M. Émerat répondit qu'avant de demander satisfaction des attentats commis, il tenait à rendre compte au gouvernement français des événements qui s'étaient passés. Cependant il ne voulut pas quitter Djeddah sans un commencement de démonstration: une compagnie de soldats anglais promena dans la ville les drapeaux anglais et français, qui durent être salués par l'artillerie ottomane; les honneurs militaires furent rendus sur la fosse des victimes, puis, le Cyclops fit route vers Suez.

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