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squelette, il demeure constant, par le témoignage de plusieurs contemporains, qu'elle était grande, bien faite, et extrêmement jolie. La nature lui accorda le don de conserver un air de jeunesse jusque dans un âge fort avancé. Quelques années avant sa retraite, ses camarades l'engagèrent à céder le rôle d'Agnès de l'École des Femmes à mademoiselle Du Croisy. Quand celle-ci entra en scène pour le remplir, le parterre demanda avec tant de chaleur mademoiselle De Brie, qu'on fut forcé de l'aller chercher chez elle, et qu'elle se vit obligée de venir jouer dans son habit de ville. Elle fut accueillie par plusieurs salves d'applaudissemens, et prit le parti de conserver ce rôle jusqu'à la fin de sa carrière théâtrale. On prétend qu'elle le jouait encore à soixante ans. Le quatrain suivant, qui fut fait pour elle, semble renfermer une allusion à l'anecdote que nous venons de rapporter :

Il faut qu'elle ait été charmante,

Puisque aujourd'hui, malgré les ans,
A peine des attraits naissans

Égalent sa beauté mourante 1.

Le même biographe a assez compté sur la crédulité de ses lecteurs pour avancer encore qu'elle

1. La Fameuse comédienne, p. 9 et go. - Note de M. Tralage, citée t. XII de l'Histoire du Theatre français. --- Petitot, p. 58.

n'avait pas le sens commun'. A qui espérait - il donc faire croire que notre premier comique se plut à entretenir d'aussi longues liaisons avec un vrai squelette privé du commun bon sens. On en cherche en vain dans ces assertions.

C'est peut-être ici l'occasion de peindre les rapports de Molière avec les hommes qu'il jugeait dignes de son amitié. Sa société la plus habituelle se composait de Boileau, de La Fontaine, de Chapelle, de Racine, de Mignard, de l'abbé Le Vayer (37), de Jonsac, de Desbarreaux, de Guilleragues, de Rohault, et d'un très-petit nombre d'autres hommes d'esprit. Molière, La Fontaine et Racine se réunissaient deux ou trois fois la semaine chez Boileau, qui demeurait alors dans une maison de la rue du Vieux-Colombier'; ils y soupaient, et discouraient ensemble sur la littérature, quand l'épicurien Chapelle, qui était aussi fréquemment de ces parties, leur permettait de parler raison.

La Fontaine, dans sa Psyché, a dépeint ces heureux entretiens; et le tendre souvenir qu'il en avait conservé, la douce émotion avec laquelle il en parlait encore quelques années après, peuvent

1. Grimarest, p. 257.

2. Titon du Tillet, Parnasse français, édit. in-12 de 1727, p. 141. - Vie de Chapelle (par Saint-Marc), p. Ixij de l'édition des OEuvres de Chapelle et de Bachaumont, 1755.

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faire juger du bonheur qu'y goûtèrent ces hommes que leur amitié réunit de leur vivant, comme l'admiration de la postérité les réunit après leur mort. Quatre amis, dont la connaissance avait commencé par le Parnasse, tinrent une espèce de société que j'appellerais Académie, si leur nombre eût été plus grand et qu'ils eussent autant regardé les Muses que le plaisir. La première chose qu'ils firent, ce fut de bannir d'entre eux les conversations réglées et tout ce qui sent la conférence académique. Quand ils se trouvaient ensemble, et qu'ils avaient bien parlé de leurs divertissemens, si le hasard les faisait tomber sur quelque point de science ou de belles-lettres, ils profitaient de l'occasion: c'était toutefois sans s'arrêter trop long-temps à une même matière; voltigeant de propos en autre, comme des abeilles qui

rencontreraient en leur chemin diverses sortes de fleurs. L'envie, la malignité, ni la cabale, n'avaient de voix parmi eux. Ils adoraient les ouvrages des anciens, ne refusaient point à ceux des modernes les louanges qui leur sont dues, parlaient des leurs avec modestie, et se donnaient des avis sincères, lorsque quelqu'un d'eux tombait dans la maladie du siècle et faisait un livre, ce qui arrivait rarement. »

Les distractions du fabuliste égayaient souvent ces réunions. Un jour que Boileau et Molière s'en

tretenaient de l'art dramatique, La Fontaine se prononça contre les à parte. « Rien, disait-il, n'est plus contraire au bon sens. Quoi, le parterre entendra ce qu'un acteur n'entend pas, quoiqu'il soit à côté de celui qui parle » Boileau, voyant qu'il s'échauffait et qu'il était absorbé par cette discussion, se mit à dire à haute voix : « Il faut que La Fontaine soit un grand coquin, un grand maraud. » Il répéta plusieurs fois cette même apostrophe sans que son antagoniste en entendît rien; mais à la fin Boileau, Molière et les autres convives partirent d'un éclat de rire; La Fontaine en demanda le sujet, et en rit avec eux'.

Si l'on en croit l'auteur de la Galerie de l'ancienne cour3, Molière était presque aussi distrait que son ami. Ayant un jour loué une brouette pour se faire rouler au spectacle, pressé d'arriver et contrarié de la marche du conducteur, trop lent pour son impatience, il mit pied à terre et vint l'aider à pousser la voiture. Il ne s'aperçut de sa distraction qu'en entendant les éclats de rire de celui au secours duquel il était venu pour abréger la durée du voyage. Nous n'avons vu ce fait rapporté que dans ce seul ouvrage; mais il serait

1. Histoire de la Poésie française (par l'abbé Mervesin), 1706, p. 267. — Histoire de la vie et des ouvrages de La Fontaine, par M. Walckenaer, 3e édit., p. 143.

2. Galerie de l'ancienne Cour, art. MOLIÈRE.

peu étonnant que Molière, continuellement occupé des soins de sa direction, de la composition de ses pièces et de l'observation de la société, n'eût pas l'esprit très-présent à toutes ses actions. Boileau, nous l'avons déjà dit, l'avait surnommé le Contemplateur.

Le frère de celui-ci, Boileau Puimorin, s'était avisé de critiquer la Pucelle devant Chapelain : « C'est bien à vous d'en juger, lui dit l'auteur piqué, vous qui ne savez pas lire. » — «Je ne sais que trop lire, repartit Puimorin, depuis que vous faites imprimer. » Il rapporta cette réplique à son frère et à Racine; ils la trouvèrent si piquante, qu'ils en firent aussitôt l'épigramme que voici :

Froid, sec, dur, rude auteur, digne objet de satire,
De ne savoir pas
lire oses-tu me blâmer?
Hélas! pour mes péchés, je n'ai que trop su lire
Depuis que tu fais imprimer.

<< Mon père, dit Louis Racine qui nous a transmis cette anecdote, représenta que, le premier hémistiche du second vers rimant avec le précédent et avec l'avant-dernier vers, il valait mieux dire de mon peu de lecture. Molière décida qu'il fallait conserver la première façon: Elle est, lui dit-il, la plus naturelle; et il faut sacrifier toute régularité à la justesse de l'expression; c'est l'art même qui doit nous apprendre à nous affranchir des règles

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