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temps lui souffler d'excellens vers, et qui ensuite le laisse là en disant : Voyons comme il s'en tirera quand il sera seul; et il ne fait rien qui vaille, et le lutin s'en amuse'. >>

Chéri par des hommes dont les talens, dont le génie firent la gloire de leur siècle et sont l'admiration du nôtre, Molière ne fut pas recherché avec moins d'empressement par deux femmes qui se sont acquis une égale réputation; l'une, par son inconstance en amour; l'autre, par sa fidélité envers ses amis; toutes deux par leur grace et leur esprit, Ninon de l'Enclos et madame de La Sablière. Il soumettait tous ses ouvrages à la première, et attachait d'autant plus d'importance à ses avis, qu'il la regardait comme la personne sur laquelle le ridicule faisait une plus prompte impression. L'abbé de Châteauneuf, qui rapporte ce fait comme le tenant de Molière lui-même, ajoute que cet auteur étant allé lui lire son Tartuffe, « elle lui fit le récit d'une aventure qui lui était arrivée avec un scélérat à peu près de cette espèce, dont elle lui traça le portrait avec des couleurs si vives et si naturelles, que si sa pièce n'eût pas été faite, disait-il, il ne l'aurait jamais entreprise, tant il se serait cru incapable de rien mettre sur le théâtre d'aussi parfait que le Tartuffe de t II, p. 393

1. Eloge de Despréaux, par d'Alembert note 12, de l'édition de ses OEuvres. Paris, 1821.

Ninon (43). Quant à madame de La Sablière, son inviolable attachement pour La Fontaine la portait à rechercher la société des amis du fabuliste. Un auteur presque contemporain nous apprend que c'est en dînant avec elle et Ninon de l'Enclos, que Despréaux et Molière s'amusèrent à composer la cérémonie macaronique du Malade imaginaire'.

La juste guerre de représailles que Molière avait déclarée aux marquis ridicules ne l'avait point privé de l'estime des hommes de la cour faits pour l'apprécier; et une circonstance qui les honore, c'est qu'à l'exemple du Roi ils foulèrent aux pieds le préjugé qui lançait une sorte d'anathème social contre l'auteur. Le maréchal de Vivonne, connu par son attachement pour Boileau et par les graces de son esprit digne d'un Mortemart, secoua tout le premier ce joug ridicule. Il voua une vive amitié à notre auteur, et, selon l'expression de Voltaire, vécut avec lui comme Lélius avec Térence 3.

Le grand Condé professait aussi pour Molière la plus haute estime; souvent il le faisait mander pour s'entretenir avec lui. « Molière, lui dit-il un

1.

Dialogue sur la musique des Anciens, par l'abbé de Châteauneuf; in-12, 1725. — Anecdotes dramatiques, t. II, p. 204 et 205. 2. Bolæana, p. 34.

3. Grimarest, p. 294. -- Voltaire, Vie de Molière, 1739, p 24.

jour, je vous fais venir peut-être trop souvent; je crains de vous distraire de votre travail. Ainsi, je ne vous enverrai plus chercher; mais je vous prie, à toutes vos heures vides, de me venir trouver. Faites-vous annoncer par un valet-de-chambre; je quitterai tout pour être avec vous. » En effet, lorsque Molière venait, le prince congédiait tout le monde, et ils demeuraient souvent trois et quatre heures ensemble. On l'a entendu dire, après une de ces conversations : « Je ne m'ennuie jamais avec Molière; c'est un homme qui fournit de tout son érudition et son jugement ne s'épuisent jamais. » La douleur que lui causa la mort de notre premier comique le porta à une boutade de franchise un peu brutale envers un abbé qui lui présentait une épitaphe pour ce grand poète: « Ah! lui dit le prince, que n'est-il en état de faire la vôtre'. >>

Molière était également adoré de toutes les personnes qui l'entouraient. Parmi celles que sa bonté et leur gratitude lui avaient rendues les plus fidèles, nous ne devons pas oublier la bonne La Forêt. Cette estimable servante n'était pas seulement utile à son maître par les soins qu'elle lui prodiguait, elle lui rendait encore plus d'un service par

1. Grimarest, p. 298.

lière, p. 61 et 62.

Le même, Addition à la vie de MoMénagiana, 1715, t. I, p. 197.

ses avis sur les productions qui étaient de la compétence de son bon sens et de son naturel. « Molière, dit Boileau, lui lisait quelquefois ses comédies; et il m'assurait que lorsque des endroits de plaisanterie ne l'avaient point frappée, il les corrigeait, , parce qu'il avait plusieurs fois éprouvé, sur son théâtre, que ces endroits n'y réussissaient point'. » Le même motif le faisait exiger des comédiens, lorsqu'il leur soumettait ses pièces, qu'ils amenassent leurs enfans pour tirer des conjectures de leurs mouvemens naturels. Un jour, pour éprouver le tact et le goût de La Forêt, il lui lut plusieurs scènes de la Noce du Village de Brécourt, en les lui donnant pour son ouvrage. Mais elle ne prit point le change; et, après avoir entendu la lecture de quelques morceaux, elle soutint à son maître qu'il n'en était pas l'auteur. Malherbe consultait sa servante, même sur ses vers ; et Voltaire se soumettait aussi à la juridiction de sa bonne Barbara, ou, comme il l'appe

1. Réflexions critiques sur quelques passages de Longin. — Rẻflexion première : t. III, p. 158, note, des OEuvres de Boileau, avec un commentaire par M. de Saint-Surin.

2. Lettre sur la vie et les ouvrages de Molière et sur les comédiens de son temps (par mademoiselle Poisson), insérée au Mercure de France, mai 1740, p. 840.

3. Brossette, note sur le passage de Boileau déjà cité.

4. Boileau, morceau déjà cité. ron), 1724, p. 223.

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Carpenteriana (par Bosche

lait, Baba, « dans le moment même, a dit lady Morgan, où il exerçait un empire absolu sur les opinions de la moitié de l'Europe littéraire... Baba et La Forêt appartiennent autant à la postérité les génies illustres qu'elles avaient l'honneur de servir1. »

que

J.-J. Rousseau a dit : « Si Molière a consulté sa servante, c'est sans doute sur le Médecin malgré lui, sur les saillies de Nicole, et la querelle de Sosie et de Cléanthis; mais, à moins que la servante de Molière ne fût une personne fort extraordinaire, je parierais bien que ce grand homme ne la consultait pas sur le Misanthrope, ni sur le Tartuffe, ni sur la belle scène d'Alcmène et d'Amphitryon. » Il n'y avait rien que de très-judicieux dans cette distinction; mais Cailhava, beaucoup plus absolu, s'écrie: « Je demande si la bonne La Forêt n'aurait pas senti tout le piquant des conseils dont Célimène paie ceux d'Arsinoé? » Nous répondrons, avec Rousseau, à Cailhava : « Non, elle ne l'aurait pas senti; à moins toutefois que la servante La Forêt ne fût pas seulement bonne, mais qu'elle fût en même temps une personne fort extraordinaire pour le rang où elle se trouvait.» La coquetteric comme l'exerce Célimène, et la pruderie comme

1. La France, par lady Morgan, t. I, p. 257 et 258.

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