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bien dignes de représenter réellement dans le monde les personnages qu'ils représentent tous les jours sur le théâtre '.>>

Sur une des rives de l'Hérault se trouve le château de Lavagnac, auprès duquel Molière, allant un jour de Gignac à Pézenas, s'aperçut que sa valise était égarée. « Ne cherchez pas, dit-il à ceux qui l'accompagnaient; je viens de Gignac, je suis à Lavagnac, j'aperçois le clocher de Montagnac ; au milieu de tous ces gnac ma valise est perdue.»> En effet il ne la retrouva pas'.

Il existe à Pézenas un grand fauteuil de bois auquel une tradition a conservé le nom de fauteuil de Molière; sa forme atteste son antiquité; l'espèce de vénération attachée à son nom l'a suivi chez ses divers propriétaires. Voici ce que les habitans du pays racontent à ce sujet d'après l'autorité de leurs ancêtres : Pendant que Molière habitait Pézenas, le samedi, jour du marché, il se rendait assidûment, dans l'après-dînée, chez un barbier de cette ville, nommé Gély, dont la boutique très-achalandée était le rendez-vous des oisifs, des campagnards et des agréables; car, avant l'établissement des cafés dans les petites villes, c'était chez les barbiers que se débitaient les nou

1. Aventures de d'Assoucy, 1677, t. I, p. 309.

2. L' Hermite en province, par M. de Jouy, 1819, t. II, p. 271.

velles, que l'historiette du jour prenait du crédit, et que la politique épuisait ses combinaisons. Le grand fauteuil de bois occupait un des angles de la boutique, et Molière s'emparait de cette place. Un tel observateur ne pouvait qu'y faire une ample moisson; les divers traits de malice, de gaieté, de ridicule, ne lui échappaient certainement pas; et qui sait s'ils n'ont pas trouvé leur place dans quelques-uns des chefs-d'œuvre dont il a enrichi la scène française? On croit à Pézenas au fauteuil de Molière comme à Montpellier à la robe de Rabelais' (29). D'Assoucy nous apprend qu'après avoir passé six mois dans cette cocagne, il suivit Molière à Narbonne.

De Narbonne, notre auteur se rendit, vers la fin de 1654, à Montpellier pendant la tenue des États, présidés par le prince de Conti, qui l'avait engagé à l'y venir rejoindre. L'Étourdi, représenté l'année précédente à Lyon, et le Dépit amoureux qui ne l'avait encore été nulle part, furent accueillis avec la plus grande faveur (30), et attirèrent à la troupe et à Molière d'unanimes applaudissemens et de nouveaux bienfaits de la part de son ancien condisciple'. Le prince voulut

I.

Études

sur Molière, par Cailhava, p. 307. - L'Hermite en province, par M. de Jouy, t. II, p. 273 et 274.

2. Préface de l'édition des OEuvres de Molière, de 1682 (par La Grange).

même se l'attacher en qualité de secrétaire. Le poste ne laissait pas d'être périlleux; car Segrais dit que Sarrasin, qui l'avait occupé, « mourut à l'âge de quarante - trois ans, d'une fièvre chaude causée par un mauvais traitement de M. le prince de Conti. Ce prince lui donna un coup de pincettes à la tempe : le sujet de son mécontentement était que l'abbé de Cosnac, depuis archevêque d'Aix, et Sarrasin, l'avaient fait condescendre à épouser la nièce du cardinal Mazarin (Martinozzi), et à abandonner quarante mille écus de bénéfices pour n'avoir que vingt-cinq mille écus de rente, de sorte que l'argent lui manquait souvent; et alors il était dans des chagrins contre ceux qui lui avaient fait faire cette bassesse, comme il l'appelait à cause de la haine universelle qu'on avait dans ce temps-là contre le cardinal Mazarin '.» Toutefois, il est probable que ce ne fut pas par la crainte d'un semblable sort, ou, comme le prétend Grimarest, à qui un sentiment généreux ne semble pas apparemment une raison déterminante dans une semblable position, parce qu'il aimait à parler en public, et que cela lui aurait manqué chez M. le prince de Conti, que Molière crut devoir refuser cette place; mais bien parce que rien

1. Segraisiana, 1721, première partie, p. 63 et 64.

à ses yeux ne pouvait être préférable à cet art pour lequel il n'avait pas hésité à rompre en quelque sorte avec sa famille, et qu'il sentait d'ailleurs que quitter ses camarades, c'était les abandonner à la misère. « Eh! messieurs, disait-il à ceux qui le blâmaient de refuser la proposition du prince, ne nous déplaçons jamais je suis passable auteur, si j'en crois la voix publique; je puis être un fort mauvais secrétaire. Je divertis le prince par les spectacles que je lui donne; je le rebuterai par un travail sérieux et mal conduit. Et pensez-vous d'ailleurs qu'un misanthrope comme moi, capricieux, si vous voulez, soit propre auprès d'un grand? Je n'ai pas les sentimens assez flexibles pour la domesticité. Mais, plus que tout cela, que deviendront ces pauvres gens que j'ai amenés de si loin? Qui les conduira? Je me reprocherais de les abandonner. » La place fut donnée à un gentilhomme nommé de Simoni 1.

Molière et sa troupe parcoururent encore la province pendant plusieurs années. Dans ces diverses excursions, il fit représenter quelques farces dans le goût italien, par lesquelles il préludait à ses belles compositions. C'étaient les Trois

1. Grimarest, p. 24.-Voltaire, Vie de Molière, 1739, p. 14.Mémoires sur la vie et les ouvrages de Molière, — Petitot, p. 9.

Docteurs rivaux et le Maître d'école, dont il ne nous reste que le titre. Mais deux autres de ces bluettes que nous possédons, le Médecin volant et la Jalousie du Barbouillé, ne laissent pas de grands regrets pour la perte des premières. L'intrigue de ces deux petites comédies a bien quelques traits de ressemblance avec celle du Médecin malgré lui et de George Dandin'; « mais tout cela,» ainsi que l'a dit J.-B. Rousseau, « est revêtu du style le plus bas et le plus ignoble qu'on puisse imaginer. Ainsi le fond de la farce peut être de Molière; on ne l'avait point porté plus haut de ce temps-là; mais, comme toutes les farces se jouaient à l'improvisade, à la manière des Italiens, il est aisé de voir que ce n'est point lui qui en a mis le dialogue sur le papier; et ces sortes de choses, quand même elles seraient meilleures, ne doivent jamais être comptées parmi les ouvrages d'un homme de lettres'.>> Cependant Boileau regrettait la perte du Docteur amoureux, autre bouffonnerie du même genre, « parce que, disait-il, il y a toujours quelque chose d'instructif et de saillant dans ses moindres ouvrages' (31).»

1. Voir notre édition des OEuvres de Molière, tom. IV, p. 285 et suiv., et tom. VI, p. 161 et suiv.

2. OEuvres de J.-B. Rousseau, avec des notes, par M. Amar, tom. V, p. 320.

3. Boloana, Amsterdam, 1742, p. 31.

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