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gage se dégage bientôt de cette confusion qui n'est qu'à la surface. Si de plus, dans les textes qui appartiennent au même dialecte, on sait reconnaître sous les accidents variables d'une écriture abandonnée sans règle fixe au libre arbitre des copistes, la constance des mêmes sons et force mots de la langue moderne représentés par une autre combinaison de lettres; si, par exemple, on ne s'inquiète pas de trouver un mot écrit de trois ou quatre manières différentes par le même scribe, comme guet, guiet, guait, gueit, gait, ou d'avoir à lire bues au lieu de bœufs, et suer à la place de sœur, pueple pour peuple ou aidier pour aider; enfin, si l'œil ne se laisse pas offusquer par la surcharge ou l'omission de quelques signes graphiques, alors le lecteur trouvera du charme à suivre, dans ces premiers efforts d'un idiome qui s'essaye, l'expression ingénue de la pensée, et il ne s'étonnera pas de rencontrer dans l'enfance d'une langue les imperfections de la langue des enfants, si bien rachetées par ces grâces naïves qui manquent à la maturité.

La langue du moyen âge nous donne la clef de quelques anomalies, qui cessent alors d'être des irrégularités en reprenant le nom d'archaïsmes. Ainsi, l'usage général était que les adjectifs communs en latin n'eussent dans le roman qu'une seule forme pour les deux genres: grand et royal étant de cette catégorie, on ne doit pas être étonné qu'on dise encore grand mère et mère grand, et, dans la langue du palais, lettres royaux. Nos pluriels en aux doivent leur existence à un fait qui mérite d'être expliqué. Par un usage constant, I suivi d'une consonne, soit à la fin d'une syllabe, soit à la fin d'un mot, se fondait en u; et comme le nom singulier masculin, sujet de la phrase, se terminait, nous l'avons déjà dit, par un s, il en résultait, par exemple, que chevals, nominatif singulier, se prononçait chevau, comme disent encore nos paysans; et lorsque l's fut devenu plus tard le signe du pluriel, cette modification de la syllabe finale passa du singulier au pluriel. Certains mots, qui n'avaient pas cours alors, ne se sont pas pliés à l'usage ancien, et sont si disparates qu'on hésite à les employer au

pluriel masculin, comme naval, par exemple, et fatal. Les noms et les adjectifs en eil et en el suivaient la même loi; et de là nous viennent yeux d'œil, et cieux de ciel. L'absence de l's à la fin des premières personnes de certains temps des verbes est encore un archaïsme, et non, comme on le croit communément, une licence poétique. Lorsque Corneille, Molière et Racine usent de ce droit, dans leurs vers, ils ne font qu'imiter leurs devanciers; il en est de même de certaines formes de subjonctifs, tombées depuis en désuétude.

L'étude du vieux langage n'est pas une simple curiosité d'érudit. Outre l'intérêt historique, elle a l'avantage, en faisant connaître les procédés de formation, d'indiquer les moyens de conservation et d'amendement. Le trésor de la langue primitive doit servir à réparer des pertes regrettables et à prévenir des innovations dangereuses. On ne doit pas l'oublier, le vrai français, celui qui est original par lente élaboration populaire, se compose des mots véritablement transformés, et non de ceux qui ont été transportés intégralement du latin et du grec, ou violemment importés des langues étrangères; et de là découle une conséquence capitale c'est que pour rester fidèle à l'esprit qui a engendré notre langue, pour l'entretenir en perpétuelle jeunesse, il faut rechercher l'acception primitive des mots anciens, les y rappeler autant que faire se peut, remettre en circulation avec mesure, mais sans fausse pudeur, les expressions et les tours qui ont été injustement délaissés, interroger Ville-Hardouin, Joinville, Jean de Meung, Froissard, Villon, Comines, Marot, Rabelais, Amyot, Montaigne, d'autres encore, les appeler à notre aide, et s'armer de leur autorité, comme de celle des Regnier, des Molière, des Racine, des La Fontaine, des Bossuet et des La Bruyère, pour ruiner le crédit des puristes qui énervent et mutilent la langue, et réprimer les exemples de négligence effrontée et de néologisme barbare donnés par l'improvisation appliquée à l'art d'écrire.

La longue enfance de la langue romane et sa persistante

naïveté tiennent surtout à l'abandon où la laissaient les esprits trempés et aiguisés par les sérieuses études de la scolastique. Le latin retenait dans son domaine les matières qui auraient pu donner de la gravité à la pensée et de l'élévation au langage. Pendant que les plus puissants esprits du moyen âge, les Alcuin, les Anselme, les Abeilard, les saint Bernard, les saint Thomas, les Vincent de Beauvais, écrivaient en latin tant d'œuvres sérieuses et solides, la langue vulgaire s'égayait en libres propos auxquels elle convenait, et s'y complaisait, de sorte qu'elle se trouvait doublement empêchée et par sa nature propre et par les habitudes de ses interprètes, lorsqu'elle abordait témérairement de graves sujets. Toutefois elle avait de si heureuses qualités qu'elle se répandit au loin. Ses essais charmèrent les étrangers mêmes qui s'approprièrent ses récits et ses fictions et elle finit par atteindre sa perfection relative dans la prose de Joinville et de Froissard, où elle se prête avec grâce et souplesse à la simplicité de récits variés, et dans les vers de Marot, où elle exprime, avec une vivacité naïve et piquante, les saillies de l'esprit gaulois et quelques nuances délicates du sentiment. Même elle était si bien appropriée à cet ordre d'idées, qu'elle a survécu sous le nom de langue marotique, comme un dialecte de la langue générale affecté à l'usage des genres secondaires, que le talent exquis de Marot avait consacrés. Avant Marot, les doctes efforts de Christine de Pisan, d'Alain Chartier, de Georges Chastelain, écrivains lettrés et gourmés, avaient tenté de porter la langue vulgaire à la hauteur des idiomes de l'antiquité; mais ils n'étaient parvenus qu'à lui donner une noblesse roide et empesée, une majesté d'emprunt. A la manière des parvenus, elle portait gauchement l'ample et riche manteau jeté sur elle à l'improviste. Comines, sans lui apporter d'ornement étranger, sans lui ôter rien de sa simplicité naturelle, lui prêta de son propre fonds, « l'autorité et gravité représentant, comme dit Montaigne, son homme de bon licu et eslevé aux grands affaires. >>

La forte adolescence du langage français date du 16° siècle. Elle correspond à la renaissance des lettres antiques. C'est alors qu'on puise largement à la source latine de nouvelles richesses, et qu'on reprend, même pour un autre usage et sans les transformer, des mots dont la langue romane s'était emparée en leur donnant son empreinte. Calvin, dans son Institution chrétienne, lui communiqua la gravité et la force du latin, dont il connaissait toutes les ressources; le polyglotte Rabelais l'enrichit de tours et d'expressions empruntés au grec et au latin, qu'il ajouta aux trésors de la langue vulgaire employés par lui avec une merveilleuse habileté. La richesse de son vocabulaire n'est comparable qu'à la souplesse de sa syntaxe, qui suit docilement les plus folles imaginations et les plus saines pensées de ce prodigieux esprit. Amyot, sans innover dans les mots, donna à la période une étendue et une ductilité inconnues à ses devanciers. « Personne, dit Vaugelas, ne connut mieux le caractère de notre langue; il usa de mots et de phrases naturellement françaises, sans nul mélange des façons de parler des provinces, qui corrompent toujours la grâce et la pureté du vrai langage français. Tous nos magasins et trésors sont dans les œuvres de cet homme. »> Montaigne n'eut pas les mêmes scrupules, et le gascon lui venait en aide lorsque le français ne suffisait pas à représenter sa pensée. Il avait moins de souci de la correction que du relief et de la couleur. Son exemple a montré comment on pouvait oser avec succès. Les controverses religieuses introduisirent en même temps de nouvelles formes d'éloquence oratoire consacrées par la Ménippée, dans le discours de Daubray.

1. Ainsi, quand solliciter fut introduit, il y avait déjà longtemps que sollicitare avait formé en se corrompant soucier; apprehendere nous avait donné apprendre, lorsqu'il fournit de nouveau appréhender, mot qui reçut un double sens également distinct d'apprendre. Nous avions combler avant cumuler, blasme avant blasphème, et cent autres semblables. La coexistence de ces mots de même source, et cependant de forme et d'acception différentes, indique plusieurs âges dans la formation de la langue.

Cette vigoureuse croissance annonçait la maturité prochaine de notre idiome. En effet, Malherbe, soutenu par les travaux de ses précurseurs qui avaient vu le but sans l'atteindre, éclairé par leur chute, reprit dans l'ordre poétique l'œuvre de Ronsard et de son école; critique impitoyable, il rejette de la langue des vers toute incrustation, tout placage étranger, soit grec, soit latin, soit italien, soit espagnol, et avec l'exactitude d'un grammairien consommé, par intervalle avec l'inspiration d'un poëte, toujours guidé par une raison plus forte qu'étendue, et par cela même plus puissante, il constitue et il impose la langue poétique. Dans la prose, Balzac, avec un mélange d'emphase castillane qui veut dissimuler et qui accuse le vide de la pensée, introduit le nombre et le rhythme. Il charme l'oreille au point de la fatiguer, cela est vrai, mais enfin il crée l'harmonie; il faudra sans doute abaisser le diapason qu'il donne pour retrouver la variété, sans laquelle il n'y a point de plaisir durable pour l'esprit; mais il a donné ce diapason. Heureusement à côté de Balzac, et comme moyen de préservation, Descartes enseigne par l'exemple l'art de penser et d'établir la proportion, l'analogie du fond et de la forme, la convenance de l'idée et de l'expression. On peut dire que Descartes, après Malherbe et en présence de Balzac, complète cette éducation des intelligences qui aboutit, dans Corneille et dans Pascal, pour la poésie et pour la prose, à l'harmonieux accord de la pensée et du langage. Dès lors la période de formation est achevée, le point de maturité est atteint. Les hommes supérieurs peuvent naître, l'instrument ne manquera point à leur génie, car le langage, tel que l'ont façonné de si longs efforts, a des tons variés qui peuvent monter naturellement de la simplicité de l'expression familière jusqu'aux plus mâles conceptions de la raison éloquente, et des couleurs capables de représenter dans tout leur éclat les plus brillantes créations de la muse.

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