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maintenu ceste couronne, recognue et servie d'un cœur franc et loyaulté françoise, et non par tyrannie, par effusion de sang et par cruaulté: telles gens sont de mauvais augure à ceste couronne, et semblent vouloir advancer le destin d'icelle, c'est-à-dire le jugement de Dieu humiliant les choses élevées et anéantissant les plus fermes, tuant les esprits et éblouyssant les entendements et les discours. » Voici la conclusion de cet admirable plaidoyer de patriotisme et de tolérance : « Que le roy use de clémence, et il éprouvera celle de Dieu; que le roy ne ferme point son cœur, et Dieu lui ouvrira le sien; que le roy donne à la respublique son offense et son desplaisir, et tantost elle recognoistra avec usure le bienfaict et lui fera l'hommage de son repos et félicité; que le roy oublie et quitte tout le mal talent envers ses subjects, et ils s'acquitteront et s'oublieront eux-mêmes, pour l'honorer et servir de tout leur pouvoir. »

N'est-ce pas une merveille que cette opiniâtreté dans l'espérance et dans les vœux de concorde et de conciliation. en présence de l'orage qui grondait et des tempêtes qui se préparaient? Lhôpital put croire un instant que ses conseils avaient prévalu, lorsqu'il vit la paix conclue et scellée par l'alliance des Valois et des Bourbons. Mais le réveil fut terrible. La cour avait tiré des avis du vertueux chancelier une moralité imprévue; elle avait reconnu l'inutilité de la guerre : elle fit une paix trompeuse pour préparer et couvrir un épouvantable massacre. Lhôpital vécut assez longtemps pour voir la Saint-Barthélemy, affreux épisode de la sanglante tragédie dont les scènes devaient se multiplier et le dénoûment tarder longtemps encore. Ses plus funestes pressentiments étaient dépassés : la douleur qu'il en ressentit abrégea ses jours; il mourut avec le regret d'avoir vainement consumé sa vie dans une tâche stérile; les mauvaises passions qu'il avait combattues l'emportaient enfin ; il était vaincu, mais on peut dire de cette défaite : « Il y a des pertes triomphantes à l'envi des victoires. » Il n'a pas été donné à Lhôpital de faire régner la justice; mais c'est assez pour son honneur d'en avoir été l'interprète et le modèle..

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Admirons donc, avec Pasquier, « la teneur de cette incorruptible vie, » et résumons par quelques mots toute notre pensée sur ce grand personnage. Sa haute intelligence et la pureté de son cœur l'avaient mis non pas en dehors, mais au-dessus des partis; la fermeté de son caractère l'y maintint. La loi des Athéniens contre les citoyens qui s'abstenaient dans le conflit des partis politiques ne l'aurait pas atteint. Aussi longtemps que cela fut possible, il resta dans la mêlée, et il la domina; trop clairvoyant, trop vertueux pour suivre aucun des drapeaux arborés par les factions, il éleva le sien, et autour de ce drapeau il appela tous les gens de bien, tous les cœurs dévoués à la chose publique. Il a su consommer l'alliance de la politique et de la morale; il a déployé l'habileté d'un homme d'État sans jamais recourir à la perfidie; il a été tout ensemble calme et inflexible aussi ne fut-il pas de ces hommes qu'on pelaude à toutes mains, selon l'expression de Montaigne : la modération sans consistance, sans force, peut être le jouet des partis; mais la modération énergique veut qu'on compte avec elle, qu'on la respecte; on peut la briser : on ne la flétrit pas par le ridicule. Dans des temps moins troublés, sous des passions moins violentes et moins intraitables, Lhôpital eût été plus utile, parce qu'il aurait réussi; mais pour servir d'exemple, il ne pouvait naître dans des temps plus favorables. Représentant de l'ordre, quand le désordre était partout; de la morale, lorsque la corruption avait tout envahi ; du désintéressement, au milieu des scandales de la vénalité; de la tolérance, dans le conflit de sectes acharnées; il s'est montré religieux observateur des lois, gardien sévère de la justice, à l'encontre des chefs de parti et de la magistrature elle-même, qui se jouait des ordonnances. Puisse la leçon qu'il a donnée à ses contemporains n'être pas perdue pour la postérité, qui garde comme un dépôt sa noble et pure renommée. Invictum esse aliquem, dit Sénèque, e re publica generis humani est.

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Influence littéraire et morale de ses traductions. Montaigne philosophe et écrivain. - Bodin et Charron. Étienne Pasquier. — La Noue. Blaise de Montluc.

En dehors du mouvement des partis que Lhôpital essaya de dominer par l'ascendant de la vertu et la force de la justice, le seizième siècle nous offre quelques esprits supérieurs qui, à distance du champ de bataille, envoient de généreuses paroles ou des conseils de prudence à ceux que la nécessité, l'intérêt ou la passion engagent dans la lutte. Philosophes ou publicistes, ils n'ont pas l'héroïsme pratique du chancelier, qui paye de sa personne, qui se met en vue au poste le plus périlleux; mais leur œuvre morale et spéculative n'est ni sans honneur ni sans utilité : les uns enseignent le désintéressement et le sacrifice, les autres prêchent la modération et la tolérance; les plus prudents essayent d'amortir la frénésie de ces cœurs ulcérés en montrant que l'homme affirme sans savoir, qu'il s'emporte en aveugle, que son agitation est de la démence, et que ce qu'il poursuit avec tant de fureur sans l'atteindre ne vaut pas la paix qu'il immole à des chimères.

En 1548, le connétable de Montmorency venait de châtier, au nom de la royauté, avec une impitoyable rigueur, la révolte de Bordeaux, qui s'était soulevé contre l'impôt du sel, récemment aggravé : car, à ce moment, comme dit Ronsard,

Le sel, don de la mer, salive de Neptune,
Se vendoit cherement à la pauvre commune.

Bien du sang avait coulé pour venger la majesté de Henri II et l'outrage fait à la gabelle. Témoin de ces cruautés et de ces avanies, un jeune homme qui devait être bientôt con

seiller au parlement de Guyenne, et, ce qui est plus glorieux, l'ami de Montaigne, Étienne de La Boëtie, nourri de fortes études, fervent admirateur de Rome et de la Grèce, républicain de cœur et d'imagination, écrivit pour épancher ses patriotiques douleurs ce discours de la Servitude volontaire dans lequel on croirait lire, suivant la belle expression de M. Villemain, un manuscrit antique trouvé dans les ruines de Rome sous la statue brisée du plus jeune des Gracques : c'est bien, en effet, l'éloquence d'un tribun, honnête homme et de race patricienne, qui s'indigne sincèrement de l'oppression et de l'avilissement du peuple. Cette chaleureuse invective, qui rappelle aussi les débuts de J. J. Rousseau par le vrai dans la passion et le chimérique dans les idées, revendique une liberté impossible en haine des abus d'une intolérable tyrannie; elle échauffe, elle ennoblit le cœur, sans éclairer l'esprit. Du moins on peut, à défaut de règles précises et de solides arguments, en tirer de généreux sentiments et d'admirables pages: c'est bien quelque chose.

Quoique le discours de la Servitude volontaire ne soit pas, malgré l'assertion de Montaigne, « l'œuvre d'un garçon de seize ans, et que La Boëtie ne l'ait pas composé « à titre d'essai et par manière d'exercitation seulement, » il est vrai de dire que la jeunesse de l'auteur se trahit par une confiance naïve en des moyens impraticables, par le ton absolu et tranchant, par les illusions d'une âme candide. On voit clairement que le tribun novice vient à peine de quitter les bancs de l'école. L'idée de liberté s'est tellement emparée de son esprit, qu'elle ne laisse aucune place au besoin d'autorité; il semble, à l'entendre, que l'homme puisse se passer d'être gouverné, et qu'il n'ait qu'à vouloir pour se retrouver, comme par enchantement, heureux et libre. Il a raison d'affirmer qu'il n'est pas né pour être opprimé, et la manière dont il le prouve atteste dans cette âme pieuse la force précoce de l'intelligence : « Certes, s'il y a rien de clair et d'apparent en la nature, et en quoy il ne soit pas permis de faire l'aveugle, c'est cela que nature,

le ministre de Dieu et la gouvernante des hommes, nous a tous faits de mesme forme, et, comme il semble, à mesme moule, afin de nous entrecognoistre tous pour compaignons, ou plus tost frères. Et si, faisant les partages des présens qu'elle nous donnoit, elle a fait quelques avantages de son bien, soit au corps ou à l'esprit, aux uns plus qu'aux autres, si n'a elle pourtant entendu nous mettre en ce monde comme dans un champ clos, et n'a pas envoyé icy bas les plus forts et plus advisez, comme des brigands armez dans une forest, pour y gourmander les plus foibles. Mais plus tost faut il croire que, faisant ainsi aux uns les parts plus grandes, et aux autres plus petites, elle vouloit faire place à la fraternelle affection, à fin qu'elle eust où s'employer, ayans les uns puissance de donner ayde, et les autres besoing d'en recevoir. Puis doncques que ceste bonne mère nous a donné à tous toute la terre pour demeure, nous a tous logez aucunement en une mesme maison, nous a tous figurez en mesme paste, à fin que chascun se peust mirer et quasi recognoistre l'un dans l'autre; si elle nous a à tous en commun donné ce grand present de la voix et de la parole, pour nous accointer et fraterniser d'avantage, et faire par la commune et mutuelle declaration de nos pensées une communion de nos volontez; et si elle a tasché par tous moyens de serrer et estreindre plus fort le noeud de nostre alliance et société ; si elle a monstré en toutes choses qu'elle ne vouloit tant nous faire tous unis, que tous uns; il ne faut pas faire doubte que nous ne soyons tous naturellement libres, puis que nous sommes tous compaignons; et ne peut tomber en l'entendement de personne, que nature ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compaignie. » Rien de plus juste que ces considérations; mais devant le mal qui s'est accompli par la perversité des chefs et par la faiblesse des sujets, n'est-ce pas une recette puérile que de dire qu'il suffit de se croiser les bras pour renverser la tyrannie : « Il n'est pas besoing de la combattre, il n'est pas besoing de s'en défendre ; il ne faut pas luy rien oster, mais ne luy donner rien..... S'il coustoit quelque

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