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Influence de Richelieu sur le théâtre.

Corneille.
Horace.
Menteur.

- Essais de Hardy. Débuts de Ses premiers chefs-d'œuvre tragiques. Le Cid. Cinna. - Polycucte. Corneille poëte comique. - Le Système dramatique de Corneille.

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Le cardinal de Richelieu n'a pas seulement par la grandeur et l'énergie de sa politique donné aux âmes une impulsion vigoureuse qui inspirait de nobles desseins dans l'ordre poétique, il a encore agi directement sur les poëtes en les appelant auprès de lui, en les couvrant de sa protection, en les stimulant par des récompenses. Son unique faiblesse est d'avoir désiré prendre place parmi eux; mais ce léger ridicule d'un homme supérieur, qui, pouvant ne faire et ne commander que de grandes choses, s'est laissé aller, et non sans passion, à composer de méchants vers, a eu cependant cela d'utile que, voulant rehausser par un grand appareil extérieur le mérite de ses propres œuvres, il a fait construire une scène sur laquelle devaient monter les héros de Corneille. N'oublions pas cependant qu'avant Richelieu, qui assura les destinées du genre dramatique, et Corneille, qui l'illustra par des chefs-d'œuvre, l'étonnante fécondité d'Alexandre Hardy, improvisateur qui n'était pas sans mérite, quoiqu'il n'ait rien laissé de durable, avait, pendant les trente premières années du dixseptième siècle, entretenu le goût des divertissements dramatiques par des tragédies et des pastorales qu'on allait entendre à l'hôtel de Bourgogne, où elles exerçaient de nombreux acteurs dont le poëte lui-même animait le zèle et dirigeait le talent. C'est donc à cet inépuisable producteur de drames, à ce directeur infatigable, qu'on doit la continuité des jeux de la scène et la formation d'une troupe de comédiens en mesure de représenter de bons ouvrages, à la venue d'un homme de génie capable d'en produire : il est juste de lui en tenir compte.

Corneille, qui éclipse tout ce qui l'a précédé et tout ce qui l'entoure, n'a manqué ni de précurseurs ni d'émules, et lui-même n'est pas arrivé au combat armé de toutes pièces. L'homme de génie n'a été à ses débuts, et pendant un long noviciat, qu'un bel esprit cherchant sa voie et luttant avec effort sans parvenir à se dégager de l'ornière où se traînaient la tragédie et la comédie. Dans cette lutte, il donnait quelques sigues de force et il déployait une industrie ingénieuse qui deviendra plus tard une prodigieuse puissance de combinaisons dramatiques. Il y aurait sans doute quelque intérêt à chercher, dans ces essais d'un homme de génie qui se sent déjà, mais qui ne se possède pas encore et qui se débat avant d'avoir atteint la région où il pourra planer et respirer à l'aise, les symptômes de sa future grandeur on trouverait les germes tragiques dans Clitandre, dans Médée, dans l'Illusion comique, et certains passages de la Veuve et de la Suivante révéleraient aux yeux clairvoyants les qualités du poëte comique qui brillent dans le Menteur; mais ces recherches sont du ressort de la curiosité critique, et non de l'histoire littéraire. Il nous tarde de montrer dans tout l'éclat de sa puissance le génie créateur de Corneille.

Le plus beau triomphe dont le théâtre ait gardé le souvenir est, sans comparaison, celui du Cid, qui parut, date mémorable! en 1636. Rien jusqu'alors n'avait préparé les esprits à cette vérité de passion, à cette force et à cet éclat de poésie. Ce fut une surprise d'admiration qui alla jusqu'à l'enthousiasme. Chimène et Rodrigue eurent non pas des partisans, mais des adorateurs : ce couple nouvellement éclos du cerveau d'un poëte entra dès lors dans la famille humaine, et il y est resté comme le modèle accompli de la grâce et de l'héroïsme : la jeunesse est toujours dans sa fleur sur ces deux visages; il y a toujours la même fraîcheur dans ces voix, le même feu, la même pureté dans ces âmes. Après plus de deux siècles, nous sommes encore complices de leur passion aussi sincèrement que les premiers témoins. C'est que ces paroles, et tant d'autres, sont

toujours vibrantes, comme si elles sortaient pour la première fois de la bouche de Chimène :

Hélas! ton intérêt ici me désespère :

Si quelque autre malheur m'avait ravi mon père,
Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir
L'unique allégement qu'elle pût recevoir;

Et contre ma douleur j'aurais trouvé des charmes,
Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.

Et ces plaintes des deux amants, sont-elles devenues moins poignantes ?

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Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !
Rodrigue, qui l'eût cru ? — Chimène, qui l'eût dit ? -
Que notre heur fùt si proche et si tôt se perdît!
Et que si près du port, contre toute apparence,
Un orage si prompt brisât notre espérance!

Ah! mortelles douleurs! Ah! regrets superflus!

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Voilà pour la passion. Et que dire des sentiments héroïques qui éclatent à chaque scène, de cette fougue d'honneur, de cette ardeur martiale dont le courant magnétique échauffe les âmes et peut susciter des héros, comme un chant de Tyrtée ou de Pindare! Quelle émotion contagieuse dans ces vers de don Diègue : ́

Touche ces cheveux blancs à qui tu rends l'honneur;
Viens baiser cette joue, et reconnais la place

Où fut empreint l'affront que ton courage efface.

Quel culte de l'honneur dans ces mots expressifs de Rodrigue:

L'infamie est pareille et suit également

Le guerrier sans courage et le perfide amant.

Où trouver un récit de bataille comparable à celui dont on pourrait détacher tant de passages qui égalent celui-ci :

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles
Enfin avec le flux nous fait voir trente voiles;
L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort
Les Maures et la mer montent jusques au port.

On les laisse passer, tout leur paraît tranquille :
Point de soldats au port, point aux murs de la ville;
Notre profond silence abusant leurs esprits,

Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris;

Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,
Et courent se livrer aux mains qui les attendent.
Nous nous levons alors!

On ne se lève ainsi que pour la victoire. Quoi de plus beau, de plus héroïque que ce mouvement! Les sentiments sont si nobles, les images si vives, le langage si plein'et si nerveux, qu'on ne songe pas même à admirer les vers.

Je plaindrais le critique qui parlerait de sens froid d'un pareil chef-d'œuvre, et qui ne saluerait pas avec amour, avec respect, le grand poëte qui a donné à son pays une telle surprise d'admiration et tant de gloire. Toutefois cette belle page de notre histoire a son revers: l'envie mêla ses clameurs aux acclamations du triomphe. La vanité de Scudéri donna le signal; Mairet le seconda pour venger sa Sophonisbe éclipsée par le Cid; Richelieu donna les mains à ce complot de la médiocrité, et il voulut engager l'Académie naissante dans la querelle. L'Académie vit le piége; elle procéda avec lenteur et se prononça avec mesure : Corneille ne récusa point les juges qu'il n'avait point demandés et qui le traitaient avec les égards dus à son génie; mais il n'accepta point la sentence. Le jugement de l'Académie, rédigé par Chapelain sous le contrôle de Richelieu, demeure au procès comme un document de critique consciencieuse et timorée : le génie ne peut l'accepter comme règle, car il limite son droit dans la peinture des passions et il gêne son indépendance dans le choix des moyens; il ne guide pas son essor, il l'entrave. L'opinion publique ne tint aucun compte de ces protestations; elle passa outre et donna cours au proverbe : « beau comme le Cid, » de sorte que Boileau a pu dire:

En vain contre le Cid un ministre se ligue,
Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue;
L'Académie en corps a beau le censurer,
Le public révolté s'obstine à l'admirer.

Corneille prit ingénument parti pour ses admirateurs : « Je sais ce que je vaux, s'écria-t-il, et crois ce qu'on m'en dit; » et pour prouver que sa gloire n'était pas une surprise, voulant arracher à ses détracteurs leur dernier argument, bien qu'il eût prouvé qu'en imitant Guillen de Castro il avait fait une conquête et non un larcin, il entreprit de prouver sa puissance de création par une œuvre complétement originale. Il prit une page de Tite-Live dont on n'avait rien tiré pour le théâtre, il la féconda, et il fit, sous forme dramatique, un admirable fragment d'épopée.

Horace est sans doute la production la plus vigoureuse, la plus originale du génie de Corneille. Là tout est substance, force et lumière. Dans un cadre de médiocre étendue, l'art du poëte évoque la famille romaine avec la pureté de ses mœurs, la gravité de sa discipline, la diversité des membres qui la composent, et la cité elle-même tout entière, avec ses institutions et les vertus qui la destinaient à l'empire du monde. Ainsi, par une anticipation si vraisemblable qu'on ne l'a pas remarquée, Rome soumise à l'autorité des rois est déjà digne de n'en plus avoir. Quelle simplicité dans les ressorts, quelle variété dans les caractères! Voyez comment l'annonce successive de deux décisions simultanées produit deux scènes admirables: il suffit que le choix des Curiaces ne soit connu qu'après celui des Horaces pour que l'intérêt naissant du drame se prolonge et croisse; l'empressement fort naturel d'une femme timide. venant annoncer comme complet un fait inachevé produit la plus neuve et la plus émouvante des péripéties.

Pour les caractères, nous avons le contraste de Sabine et de Camille, l'une voulant mourir pour son époux, l'autre poussant à l'homicide l'humeur farouche de son frère; Horace et Curiace sont tous deux des héros, mais le Romain n'a que du cœur et point d'entrailles, tandis que chez l'Albain la sensibilité tempère l'héroïsme, et cette opposition se dessine nettement par un dialogue sublime :

Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.
Je vous connais encore et c'est ce qui me tue.

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