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pas haï les hommes dont ils ont peint les travers et les faiblesses avec tant de fidélité et par des moyens analogues, car la fable, dans les mains de La Fontaine, est devenue

Une ample comédie à cent actes divers.

Le parallèle entre le génie de ces deux grands poëtes était donc inévitable. Chamfort l'a fait de main d'ouvrier, dans un morceau souvent cité où toutefois les antithèses sont trop symétriques et trop brillantes pour être toujours parfaitement justes. Contentons-nous de saisir et de mettre en lumière certaines analogies qui rapprochent ces deux poëtes philosophes, si français et si humains, si modernes et si antiques, pour tout dire, si vrais et si durables. Ils sont bien de leur pays et de leur temps, mais ils conviennent à tous les lieux et à tous les âges. Leur physionomie, si expressive et si distincte, est en même temps si franche et si ouverte que l'humanité n'hésite nulle part à s'y reconnaître. Leurs faiblesses, et ils en ont, ne sont que des traits de vérité plus frappants et des arguments de sincérité. Ce qui prouve victorieusement la parenté et la puissance de leur génie, c'est le don qu'ils possèdent au même degré de transformer ce qu'ils touchent, et de s'assimiler ce qu'ils empruntent. Molière disait : « Je reprends mon bien où je le trouve, » et La Fontaine, dans le même sens,

Mon imitation n'est point un esclavage.

Et tous deux avaient raison; tous deux suivent librement les modèles qu'ils rencontrent; là où d'autres les ont précédés, ils créent ce qu'ils imitent; ils emportent par droit de conquête ce qu'ils dérobent; car ils impriment à tout ce qu'ils mettent en œuvre le cachet de leur originalité.

Rome et la Grèce nous opposent des poëtes qui soutiennent la comparaison avec Corneille, Racine et Boileau, mais elles n'ont rien à placer légitimement en regard de Molière et de La Fontaine. Si ceux qui les déprécient savent ce qu'ils font, ils sont bien coupables; et bien aveugles, s'ils l'ignorent. Ils amoindrissent la France.

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La Rochefoucauld.

CHAPITRE II.

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- Le livre des Maximes.- Esprit de cet ouvrage.

Madame de

Madame de La Fayette.

La princesse de Clèves. Sévigné. Son caractère. - Mérite de ses lettres.

Retz.

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Le cardinal de

Mémoires sur la Fronde.- Politique du cardinal de Retz.—

Ses maximes.. Ses portraits.

Ses narrations.

La splendeur du siècle de Louis XIV a produit, dans l'optique des temps, une illusion qu'il est bon de signaler : c'est que, parmi les noms antérieurs, ceux qui n'ont point pâli dans la lumière de cette époque ont paru lui appartenir. Ainsi Corneille, Descartes et Pascal, que nous avons dû remettre à leur vraie place, semblèrent graviter autour du grand roi, parce que, après sa venue, leur gloire n'en fut pas éclipsée. Voilà sans doute des métaphores bien astronomiques, et comment les écarter quand on parle d'un prince qui avait pris le soleil pour emblème ? Il suffira de ne plus y revenir. Mais si l'inexorable chronologie enlève au siècle de Louis XIV le père du théâtre et celui de la philosophie, et même l'incomparable écrivain dont la prose n'a pas été égalée, il serait injuste de pousser plus loin ces reprises, et de réclamer au profit de l'âge précédent les grandes intelligences qui, bien que déjà mûres, attendirent, pour donner leurs fruits, l'arrière-saison de la vie. Celles-là sont bien, par le génie, contemporaines de Louis XIV. A ce titre, nous ne lui avons disputé ni Molière ni La Fontaine. Par la même raison, nous devons lui laisser La Rochefoucauld et ce Paul de Gondi, que la Fronde avait instruits et formés d'avance pour être, l'un, un moraliste, l'autre, un historien. Nous ne lui envierons encore ni l'amie fidèle du duc de La Rochefoucauld, ni la parente dévouée du cardinal de Retz, ces deux femmes supérieures, figures gracieuses et toujours jeunes, madame de Sévigné et madame de La Fayette.

La Rochefoucauld est véritablement le moraliste de la Fronde; il a écrit le livre des Pensées sous la dictée de resHistoire littéraire.

sentiments profonds et légitimes. Il avait fait une triste expérience de la morale des partis et de la duplicité des hommes. La Rochefoucauld, né avec de nobles inclinations et l'instinct du dévouement, avait porté ces sentiments dans l'amour et dans la faction: mais il fut dupe de sa fidélité; la guerre civile ébrécha sa fortune et ruina sa santé. Trahi ou méconnu par tout ce qu'il avait aimé et voulu servir, il n'est pas surprenant qu'une pareille épreuve, qui donnait un double démenti à ses instincts généreux, ait aigri ce cœur noble uni à un caractère faible. Il se vengea de ses mécomptes par la pénétration de son esprit. Sa clairvoyance avait surpris les motifs cachés de la plupart des actions, il les dévoila sans pitié. Il ne nie pas absolument la vertu, il affirme sur sa propre expérience qu'on se laisse aisément piper aux apparences de la vertu, et que ce que nous prenons pour elle n'est souvent que le déguisement du vice; il ne prêche pas l'égoïsme, il apprend à s'en défier; il ne veut pas faire des vicieux, il veut diminuer le nombre des dupes; il ne dit pas : La vertu n'est qu'un mot; mais : Elle est souvent un masque. Il conseille la défiance et non l'incrédulité, il met la prudence en garde contre l'hypocrisie. En effet, des actions identiques extérieurement ont-elles nécessairement le même principe? Est-on toujours continent par chasteté, brave par courage; la vanité ne produitelle pas les effets de la bienfaisance; le calcul, ceux du dévouement? Faut-il avoir vécu longtemps pour l'éprouver, et ne doit-on pas savoir gré à celui qui nous crie qu'il ne faut pas se laisser prendre aux dehors et ne prononcer qu'en connaissance de cause?

Le moment que prit La Rochefoucauld pour faire ses observations morales ne présentait pas l'humaine espèce sous un jour favorable. C'est surtout dans les cabales que se trahissent les mauvais penchants de notre nature on s'y engage sous des prétextes d'honneur, et en réalité par caprice ou par intérêt; et, lorsque l'intérêt n'y est plus, on s'en retire volontiers en voilant sa trahison par un mensonge. Toute ligue de ce genre compose une personne multiple qu'on

peut considérer comme un homme, et qui ne saurait être un honnête homme, puisqu'elle a pour mobile unique son propre avantage; les membres dont elle est formée se pénètrent du même esprit, de sorte que, considérée dans son ensemble ou dans ses parties, elle n'offre rien qui puisse adoucir la sévérité d'un moraliste. Or, c'est là surtout ce que La Rochefoucauld a vu et étudié, c'est là ce qu'il a jugé et flétri. Le danger de ces Pensées, recueillies dans un même sentiment, de ces Maximes, formulées sous la même impression, est, malgré les précautions de langage qui laissent quelque ouverture aux exceptions, de pousser à un système qui n'en admettrait point. Il n'est pas prouvé que ce système fût au fond de la pensée du moraliste, mais on le lui a prêté, et d'autres en ont pris pour eux-mêmes la responsabilité. Ainsi l'honnête homme qui s'irritait que la vertu fût si rare induit à nier qu'il y ait quelque vertu. Tout devient alors calcul et déguisement, et les actions les plus diverses en apparence, ramenées au même principe, ne sont plus que des manifestations variées de l'égoïsme; elles ont toutes même valeur, ou plutôt elles sont toutes sans valeur morale.

Ce dangereux sophisme a sa racine, ses replis et ses ressources dans une équivoque captieuse qu'il faut démêler. C'est la confusion de l'amour de soi et de l'intérêt personnel. Il est vrai que le désintéressement absolu, tel que l'ont imaginé certains philosophes, sans pouvoir le définir et surtout sans avoir jamais réussi à le pratiquer, est une chimère : l'homme ne peut jamais se détacher complétement de soi, et, lors même qu'il sacrifie sa vie, c'est qu'il aime quelque chose plus que la vie. Si l'affection détruit le mérite, il n'y a plus humainement de vertu possible. Mais, comme dit excellemment Vauvenargues, « le bien où je me plais change-t-il de nature? cesse-t-il d'être bien ? » Oui, le pur désintéressement conçu par le stoïcisme n'est qu'un mot, mais la vertu n'en est pas moins une réalité. Pour être vertueux, il faut vouloir le bien, et pour le vouloir, il faut l'aimer. La vertu, c'est le sacrifice, et, à un moindre degré,

la subordination de l'intérêt privé à un intérêt plus étendu et plus élevé; et, comme le dit encore Vauvenargues : « La préférence de l'intérêt général au personnel est la seule définition qui soit digne de la vertu et qui doive en fixer l'idée. Au contraire, le sacrifice mercenaire du bien public à l'intérêt propre est le sceau éternel du vice. » Mais encore, pour la pratique du bien, faut-il le goût, la passion du bien, et dans la passion le moi se retrouve. Le propre de l'affection, c'est de s'identifier tout ce qu'elle embrasse; son effet, lorsqu'elle est grande et noble, est d'agrandir et d'ennoblir le moi, non de le détruire. Mettra-t-on sur la même ligne celui dont le moi se concentre dans sa personne, dans la satisfaction de ses sens, de sa cupidité, et celui dont le moi embrasse sa famille, sa patrie, l'humanité, et qui peut dire avec le poëte Homo sum, nihil humani a me alienum puto.

Ce moraliste sévère, qui risquait beaucoup de nous donner de lui-même une idée peu favorable en jugeant les hommes si cruellement, nous avons pour l'absoudre, sans parler de son dévouement juvénile, l'emploi de ses dernières années, où, revenu de l'ambition et de l'amour, il fut à la cour un modèle de l'honnête homme, et dans le monde un ami fidèle. Sa liaison avec madame de La Fayette, femme supérieure, d'un esprit charmant et de mœurs irréprochables, dont il ne put se séparer qu'en mourant, et les regrets qu'il laissa dans ce noble cœur, prouvent que La Rochefoucauld désabusé n'avait guère chassé de son âme que les chimères de la passion, qui, en se retirant, laissèrent une place libre pour les sentiments vrais, liens solides et charmants du commerce de la vie. Avant de connaître La Rochefoucauld, madame de La Fayette avait déjà composé Zaïde, qui est le roman de son imagination, comme la Princesse de Clèves est l'histoire de son cœur. Zaïde et la princesse de Cleves sont toutes deux vraies, elles peignent fidèlement la même âme sincère et pure à des âges différents. Dans la Princesse de Clèves, la fiction et la vérité se lient si étroitement et si heureusement, que la fiction prête de l'intérêt

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