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vie serait celle de tout son siècle, et l'examen de ses ouvrages soulèverait toutes les questions morales, religieuses, politiques, littéraires, dont la discussion est l'aliment et l'attrait des grandes intelligences. On aurait beaucoup à louer, beaucoup à reprendre, et il y aurait une ample matière aux diatribes et aux panégyriques. La difficulté serait de garder une juste mesure. Louer sans réserve et même excuser avec complaisance, c'est prendre une part dans de coupables excès que flétrit justement la conscience humaine; mais aussi le dénigrement systématique de Voltaire trahit, chez ses détracteurs, une secrète sympathie pour les abus qu'il a voulu détruire. Ceux qui n'ont que l'outrage pour sa mémoire ne disent pas tous leur dernier mot, qui serait fort menaçant pour la liberté de conscience. Laissons à Voltaire l'honneur de quelques bonnes pensées et de généreux sentiments, ne lui disputons pas le rare mérite de ses bons ouvrages, et ne contestons pas les qualités qui brillent encore dans ceux que nous réprouvons. Quoi qu'on puisse dire, Voltaire est un grand écrivain: il a, quand la passion ne l'égare pas, la raison la plus droite, la lucidité, la netteté d'un bon sens exquis; ne faisons pas non plus un démon de malice, un monstre de perversité, de celui qui a eu l'ambition de rendre les hommes plus humains et moins ignorants, qui a eu la passion du travail et de la justice, qui a salué avec transport l'avénement de Turgot au ministère, qui s'affligea de sa disgrâce comme d'un malheur public : « La France, disait-il, aurait été trop heureuse! » Et il ajoutait : << La destitution de ce grand homme m'écrase, et je vais mourir en le regrettant. » Il ne mourut que deux ans plus tard, et sur son lit de mort voici les derniers mots que le généreux défenseur des Calas et des Sirven traça d'une main défaillante lorsqu'on lui annonça que le comte de LallyTollendal venait de réussir à faire casser l'arrêt qui avait conduit son père à l'échafaud et qui flétrissait sa mémoire : « Le mourant ressuscite en apprenant cette grandenouvelle ; il embrasse bien tendrement M. de Lally; il voit que le roi est le défenseur de la justice. Il mourra content. »

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La raison humaine émancipée du joug de la foi religieuse et comme enivrée de son indépendance et de ses conquêtes, pensant avoir atteint les limites de la science, devait songer à élever le monument de son triomphe prétendu. L'attente était vive et générale, l'espérance ressemblait à de la sécurité, lorsque vers le milieu du dix-huitième siècle les philosophes entreprirent de réunir, sous le nom fastueux d'Encyclopédie, l'ensemble des connaissances humaines. Ces architectes avaient l'ambition de construire un édifice à l'abri des injures du temps. Il arriva qu'ils ne purent l'achever, que le plan en était défectueux, que l'inhabileté et l'indiscipline de quelques-uns des ouvriers ne permirent pas même de mettre en œuvre tous les matériaux dont on pouvait disposer, que dès les premiers essais les mécomptes furent nombreux, et que le bâtiment, baltu en brèche par les ennemis du dehors pendant qu'on y travaillait avec ardeur, vit s'écrouler quelques-unes de ses parties qui furent des ruines anticipées. Voltaire avouait qu'il était bâti moitié de marbre et moitié de boue; d'Alembert, usant d'une autre métaphore, y voyait un habit d'arlequin, où il y a quelques morceaux de bonne étoffe et trop de haillons. Ainsi les auteurs mêmes de l'œuvre en signalaient les imperfections, et, comme on le voit, ils n'imputaient pas tous les torts aux intrigues et aux voies de fait des adversaires de l'entreprise. Il y avait d'insurmontables difficultés qui tenaient à la matière même et aux artisans de l'œuvre.

La responsabilité de l'Encyclopédie revient surtout à d'Alembert, qui en a tracé le plan, et à Diderot, qui a pris la plus grande part dans le travail de direction. Voltaire se contentait de les encourager de loin. D'Alembert avait la

considération d'un sage, qu'il s'était acquise par la modération de ses désirs et par la noblesse de son caractère; il y ajoutait la gloire d'un savant du premier ordre, qu'on ne lui conteste pas même aujourd'hui, quelques progrès qu'aient pu faire depuis la géométrie et la mécanique par où il s'est illustré. La préface qu'il composa pour servir d'introduction et comme de péristyle passa pour un chefd'œuvre, et elle demeure un livre excellent, de sorte que le satirique Gilbert n'a fait qu'une méchante antithèse et un non-sens en disant :

Et ce froid d'Alembert, chancelier du Parnasse,
Qui se croit un grand homme et fit une préface.

Cet homme qui dédaigna la faveur et l'opulence, qui, fils délaissé de Mme de Tencin, ne voulut jamais d'autre mère que la femme obscure et dévouée qui avait recueilli son enfance; qui refusa l'honneur d'élever pour le trône de la Russie, au prix de cent mille francs par année, l'héritier de Catherine; qui mit au-dessus de tout le séjour de la patrie et le culte de la science et des lettres, n'en fut pas moins, sous les apparences de la froideur et avec toutes les précautions de la prudence, le plus opiniâtre partisan et le plus déterminé promoteur des doctrines nouvelles.

Avant tout, d'Alembert voulait vaincre, et il avait pris pour devise: dolus an virtus quis in hoste requirat. Ce que la guerre a de pis, c'est d'autoriser la ruse et la violence, et de fausser par là et la prudence et l'intrépidité. La tactique de d'Alembert fut la prudence: il n'attaqua jamais de front la religion qu'il voulait détruire, il lui rend perfidement hommage, et, sans jamais prétendre qu'elle soit fausse, il veut amener doucement le monde à s'en passer. Il emploie contre elle non pas le bélier, mais la sape, bien assuré que s'il parvient à enlever aux fondements leur solidité, l'édifice croulera de lui-même. Toute la stratégie qu'il a employée sans relâche contre le christianisme, il nous l'a révélée sous le couvert de l'abbé de Saint-Pierre, auquel il prête, sur la foi d'un manuscrit imaginaire, des desseins contre le maho

métisme, auquel le bonhomme n'a jamais songé. La théorie est complète et conforme à sa pratique; en voici quelques traits : « Parmi les abus sans nombre sous lesquels le mahométisme fait gémir l'humanité, on doit relever avec soin ceux que les ministres de cette religion n'oseraient défendre à force ouverte; il ne faut surtout négliger aucune occasion de faire sentir au sultan que le muphti et ses suppôts le tiennent comme en tutelle, par l'autorité qu'ils prennent sur lui et par celle dont ils s'emparent auprès des peuples; il faut sans cesse mettre en opposition leur conduite avec leur doctrine, leur luxe avec le détachement dont ils font profession, leur fanatisme avec la charité qu'ils prêchent et qu'ils annoncent. »

Le principal complice de d'Alembert dans cette conspiration, le fougueux Diderot, n'était pas homme à user de ces ménagements: l'ardeur de son sang et sa vive imagination l'emportaient dans ses imprudentes manifestations au delà même de ses propres idées. Voltaire écrivait un jour à d'Alembert : « Vous dites donc que Diderot est un bonhomme; je le crois, car il est naïf. Plus il est bonhomme et plus je le plains d'être dépendant des libraires, qui ne sont point du tout bonnes gens, et d'être en proie à la rage des ennemis de la philosophie. » Le fait est que Diderot était à la merci de tout le monde, et surtout de lui-même ; je veux dire de son génie, car avec lui il ne faut point parler de volonté. Si jamais homme parut irresponsable de ses paroles, et même de ses actes, c'est bien Diderot, qui n'a jamais atteint l'âge de raison, quoiqu'il ait beaucoup raisonné; ni de la réflexion, bien qu'il ait fait beaucoup de systèmes. C'est de sa propre expérience qu'il a tiré la désolante et immorale doctrine qui substitue la fatalité au libre arbitre. Fatalité des sens, fatalité de l'imagination, fatalité des circonstances, il a tout subi, et son activité désordonnée, infatigable, inépuisable, n'a été que le mouvement d'une nature tout ensemble fougueuse et docile.

Autour de lui, les choses et les hommes usaient et abusaient de ses puissantes facultés : les nécessités de la vie, dans

une condition précaire, arrachaient à sa plume les productions les plus disparates; et alors il composait sans scrupule, quelquefois sans conviction, et toujours avec feu, des romans, des traductions, des prospectus, et jusqu'à des mandements et des sermons. On criait famine à ses côtés, et il n'entendait que ce cri du besoin. De plus, ses amis, les Grimm, les Raynal, les d'Holbach, bien d'autres encore, épiaient ses accès de verve et d'enthousiasme pour en profiter, et le prodigue ne réclamait rien : il donnait sans compter, comme il recevait. Certes, il y a peu d'écrivains aussi dangereux que Diderot, car il est sincère; peu de perturbateurs de l'intelligence plus désastreux, car il est éloquent : et il n'y a guère de recours contre ses erreurs que dans ses contradictions. Heureusement elles sont nombreuses et palpables. Nous n'avons pas de place à leur donner ici, et nous aimons mieux, laissant de côté ses sophismes, le prendre dans un de ses bons moments qui ne sont pas rares, et alléguer, comme preuve de son talent, un passage où cet homme, qui a fini par se croire et peut-être par devenir athée, rend témoignage à Dieu : « Convenez qu'il y aurait de la folie à refuser à vos semblables la faculté de penser? Sans doute; mais que s'ensuit-il de là? — Il s'ensuit que si l'univers, que dis-je, l'univers! si l'aile d'un papillon m'offre des traces mille fois plus distinctes d'une intelligence que vous n'avez d'indices que votre semblable a la faculté de penser, il est mille fois plus fou de nier qu'il existe un Dieu que de nier que votre semblable pense. Or, que cela soit ainsi, c'est à vos lumières, c'est à votre conscience que j'en appelle. Avez-vous jamais remarqué dans les raisonnements, les actions et la conduite de quelque homme que ce soit, plus d'intelligence, d'ordre, de sagacité, de conséquence, que dans le mécanisme d'un insecte? La divinité n'est-elle pas aussi clairement empreinte dans l'œil d'un ciron que la faculté de penser dans les écrits du grand Newton? Quoi! le monde formé prouverait moins une intelligence que le monde expliqué? Quelle assertion! l'intelligence d'un premier être ne m'est-elle pas mieux dé

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