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que français; pourquoi tenez les nobles de Bretagne et les bonnes villes en amour, et par ce point vous lui briserez ses ententes. Je me loe des Bretons, car ils m'ont toujours servi loyaument, et aidé à garder et défendre mon royaume contre mes ennemis. Et faites le seigneur de Cliçon connétable; car, tout considéré, je n'y vois nul plus propice de lui. Enquérez pour le mariage de Charles, mon fils, en Allemagne, par quoi les alliances soient plus fortes : vous avez entendu comment notre adversaire s'y veut et s'y doit marier; c'est pour avoir plus d'alliances. De ces aides du royaume de France dont les povres gens sont tant travaillés et grevés, usez-en en votre conscience, et les ôtez au plus tôt que vous pourrez ; car ce sont choses, quoique je les aie soutenues, qui moult me grèvent et poisent en couraige : mais les grands guerres et les grands affaires que nous avons eues à tous les pour la cause de ce, pour avoir la mise, m'y ont fait entendre. »

On a fait à Froissart une mauvaise querelle en lui reprochant de n'avoir point pris parti pour la France. On devrait bien plutôt s'étonner que ce bon prêtre flamand, qui ne relevait pas directement de nos rois, clerc dès sa jeunesse de la reine d'Angleterre sa protectrice, n'ait pas de prédilection plus marquée pour les Anglais. La vérité est qu'il n'a pas d'autre passion que de voir et de narrer, ni d'autre partialité que celle de l'imagination qui colore ce qui la charme. Il raconte les faits, il décrit les combats et les fêtes, il fait agir ses personnages, et, sans mêler de réflexions à ses récits, il fait naître la sympathie ou la haine, l'admiration ou l'effroi, par le spectacle qu'il met sous nos yeux. Il n'omet rien, du moins avec intention, de ce qui nous est favorable; et même n'est-ce pas lui qui maintient devant la postérité la réalité du dévouement d'Eustache de Saint-Pierre et des cinq autres bourgeois de Calais contre la critique malavisée d'un érudit français qui a voulu dépouiller notre histoire de cet épisode héroïque? Ne cherchons donc dans Froissart que la sincérité d'un témoin, et si nous voulons trouver à la même époque le sentiment

patriotique, la haine de l'étranger et la commisération aux souffrances du peuple, demandons-les à un serviteur de la France, au Champenois Eustache Deschamps.

Ce poëte, qui fut homme de guerre et magistrat, aime la justice, qu'il a dû rendre en qualité de bailli, et déteste l'Anglais, qu'il a combattu comme soldat. Il fait des vœux non-seulement pour que le sol de la France soit purgé de la présence de l'étranger, mais pour que s'accomplisse la prophétie qui annonce la destruction de l'Angleterre : Lors passeront Gaulois le bras marin,

Le povre Anglois destruiront si par guerre,
Qu'adonc diront tous passant ce chemin :
Au temps jadis estoyt cy Angleterre.

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Deschamps se berçait de cet espoir au souvenir de Crécy et de Poitiers, et il était loin de prévoir Azincourt. C'est ce même amour de la France qui lui inspire, après ces vœux contre l'Anglais, de touchants regrets sur la mort de leur plus rude adversaire, Bertrand du Guesclin. Nous entendons ici le premier accent lyrique de la langue vulgaire :

Estoc d'oneur et arbres de vaillance,
Cuer de lyon, espris de hardement,
La flour des preux et la gloire de France,
Victorieux et hardi combattant,

Sage en vos faicts et bien entreprenant,
Souverain homme de guerre,

Vainqueur des gens et conquereur de terre,
Le plus vaillant qui oncques fust en vie,
Chacun pour vous doit noir vestir et querre :
Plourez, plourez, flour de chevalerie !

Cette strophe est le premier couplet d'une ballade, genre léger consacré à la galanterie par les troubadours et que Deschamps détourne vers la haute poésie, comme de notre temps la chanson est devenue, grâce à un autre poëte populaire et national, la rivale de l'ode. Nous pouvons rattacher à la même pensée de patriotisme intelligent l'amour du poëte pour Paris : en effet, ceux qui veulent l'unité du pays ne la conçoivent pas sans un centre où con

vergent tous les rayons, et ceux qui veulent que la nation soit puissante, doivent lui souhaiter une tête capable de diriger et de régler les mouvements du corps. Notre poëte, qui est homme de cœur et de sens, répond d'avance aux détracteurs de cette cité souveraine :

C'est la cité sur toutes couronnée,

Fontaine et puis de sens et de clergie....

Rien ne se peut comparer à Paris.

Eustache Deschamps avait rendu la justice, et, en juge intègre, il la veut égale pour tous, mais il est obligé de reconnaître que de son temps on ne l'administrait pas ainsi ; elle était encore cette toile d'araignée dont parle le philosophe, qui arrête les moucherons et que traversent les grosses mouches :

Justice pugnist petis cas;

Petites gens prend à ses las,
Qui emblent par force de rage
Un pain, un pot ou un fromage,
Ou vivres pour la faim qu'ilz ont,
Et puis tantot pendre les vont ;
Mais quant il vient une fort mouche
A la toile, cil fait le louche
Qui la déust prendre et happer,
Et li laist la toile atraper,
Emporter, froissier et desrompre.
Ainsi n'est justice qu'une ombre.

Notre poëte donne souvent en beaux vers des leçons de morale aux rois et aux peuples. Ainsi il rattache noblement l'autorité à sa source unique dans ce couplet de ballade qui s'élève, par la force de la pensée, à la dignité d'une strophe lyrique :

Il n'est k'un roy qui ait titre certain,
Et tous pouvoirs procèdent de ce roy:
C'est un seul Dieu qui est seul souverain,
Qui tout créa et qui tout a en soy.
De lui vient tout les autres, par ma foy,
Peut déposer des regnes de la terre,
S'ils sont pervers et ne gardent sa loy.
De tel seigneur fait bon l'amour acquerre.

La ballade qui a pour refrain la belle devise de la chevalerie : « Fais ce que dois, advienne que pourra, » et d'autres encore, présentent le même caractère de gravité et d'élévation.

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La morale prend aussi volontiers, par les mains de Deschamps, les armes de la satire il a des conseils et des épigrammes à l'adresse des juges, des prélats, des princes, des soudards; toujours il est du parti de ceux qui souffrent contre les oppresseurs. Nulle part il n'a été mieux inspiré que dans un apologue, sous forme de ballade, où il symbolise les exactions des grands, spoliateurs impitoyables des faibles, qui ne peuvent opposer que des prières à la violence. Voici cette composition ingénieuse et poignante, qui mérite d'être conservée :

En une grant fourest et lée
N'a gaires que je cheminove,
Où j'ay mainte beste trouvée;
Mais en un grant parc regardoye,
Ours, lyons et liepars veoye,
Loups et renars qui vont disant
Au povre bestail qui s'effroye :
Sà, de l'argent; sà, de l'argent.

La brebis s'est agenoillée,
Qui a respondu comme coye :
J'ay esté quatre fois plumée
Cest an-ci; point n'ay de monnoye.
Le buef et la vache se ploye.
Là se complaingnoit la jument;
Mais on leur respont toutevoye :
Sà de l'argent; sà de l'argent.

Où fut tel paroule trouvée
De bestes trop me merveilloye.
La chievre dist lors: Ceste année
Nous fera moult petit de joye;
La moisson où je m'attendoye
Se destruit par ne sçay quel gent;
Merci, pour Dieu, et va ta voye!
Sà, de l'argent; sà de l'argent.
La truie, qui fut désespérée,
Dist: Il fault que truande soye

Et mes cochons; je n'ay derrée
Pour faire argent. - Ven de ta sove,
Dist li loups; car où que je soye
Le bestail fault estre indigent;
Jamais pitié de toy n'aroye :
Sà, de l'argent; sà, de l'argent.

Quant celle raison fut finée,
Dont forment esbahis estoye,
Vint à moi une blanche fée
Qui au droit chemin me ravoye

En disant Se Dieux me doint joye,
Ces bestes vont à court souvent;

S'ont ce mot retenu sans joye:

Sà, de l'argent; sà, de l'argent.

Ce terrible refrain, qui retentit comme le cri rauque de l'oiseau de proie, jette l'effroi dans l'âme et inspire pour les victimes une pitié profonde. Jamais peut-être l'apologue n'a eu plus d'énergie et d'opportunité. On voit, par cet exemple, que déjà fleurissait la ballade, et il convient de remarquer à quel point les entraves de ces petits poëmes ont été salutaires aux poëtes, forcés de contenir leur pensée dans d'étroites limites, de la discipliner, de l'assouplir, pour qu'elle pût entrer convenablement dans un moule de forme précise.

Pendant qu'Eustache Deschamps jetait dans les moules encore nouveaux de la ballade et du rondeau ses pensées patriotiques, ses douleurs de citoyen, ses ressentiments d'honnête homme, naissait dans un des riants vallons que traverse la Vire, un gai compagnon qui échappera, par son humeur enjouée, au sentiment des misères publiques, et dont les chants feront la joie des tavernes dans cet asile autour duquel grondent les fureurs de la guerre civile et de la guerre étrangère. Contraste singulier! c'est une époque néfaste de notre histoire qui voit naître la chanson de table et le vaudeville. Olivier Basselin, foulon de son métier, improvisait, le verre en main, ces couplets dont les refrains furent longtemps répétés par les buveurs de la Normandie avant de courir le monde. Ces chansons ne furent impri

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