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pouvaient se présenter pour la saisir jusque sous le canon de nos vaisseaux. Alors la paix était compromise, car le dernier de nos matelots se serait soulevé contre cette sanglante injure. Déjà, dans la prévision de cet événement, M. Thiers avait insinué au pacha de ne pas soustraire sa flotte au blocus des alliés. Mais on se méfiait encore de l'incommode opiniâtreté de ce vieillard. Pour ôter toutes chances à un coup de tête, M. Thiers jugea prudent de rappeler la flotte en France. Le 25 octobre, un bateau à vapeur, expédié de Marseille, lui apportait l'ordre de rentrer immédiatement à Toulon. Et M. Thiers osa dire à la Chambre que c'était pour avoir la flotte au bout du télégraphe, et la Chambre écouta sans indignation cette incroyable plaisanterie !

Louis-Philippe, néanmoins, sentait toutes les difficultés d'un changement au milieu de la crise européenne. Homme d'habitude et ennemi de l'inconnu, il redoutait les nouveaux visages; s'accoutumant avec facilité avec bienveillance même aux faiblesses de ceux qui l'entouraient, il était peu soucieux de faire des expériences sur des caractères incertains, et quoique assez embarrassé des difficultés du moment, elles étaient, du moins, connues, et il craignait d'en voir surgir d'autres qu'il n'aurait pas prévues.

L'impopularité, d'ailleurs, de ses ministres l'aurait peu touché, si la royauté elle-même ne se fût trouvée démasquée par leur faiblesse. Dans sa pensée, les passions intérieures avaient besoin d'être mieux contenues, et l'attentat de Darmès décidait la question.

Toutefois, on n'osait avouer publiquement qu'un représentant aussi obscur des haines révolutionnaires eût quelque influence sur un changement de cabinet. Il fut donc convenu entre le roi et les ministres que le motif avoué de la séparation serait une phrase de l'adresse, introduite par M. Thiers, repoussée par Louis-Philippe. Le public crut au prétexte, et tous les journaux annoncèrent que le ministère se retirait parce qu'il avait voulu que le discours d'ouverture ne fût pas

en désaccord avec les mesures militaires dont on avait fait tant de bruit. Les journaux étrangers répétèrent la même version. On lisait dans le Morning-Chronicle : « Le roi Louis-Philippe a refusé d'agréer le paragraphe du discours d'ouverture des Chambres dans lequel M. Thiers demandait une levée de cent cinquante mille hommes. I paraît que les États de la confédération germanique avaient fait d'énergiques représentations contre une augmentation de l'armée française, attendu qu'elle aurait pour résultat inévitable non de régler la question d'Orient, mais de troubler la paix européenne. C'est ce qui explique la résistance du roi. »

C'était, d'ailleurs, assez vraisemblable, et les embarras extérieurs qui seuls n'eussent peut-être pas amené une crise ministérielle, devenaient cependant assez inquiétants pour être un argument de plus.

Ce qui avait surtout maintenu M. Thiers, c'est que le roi n'avait aucune idée bien arrêtée sur le choix d'un successeur. M. Molé, qu'il aurait préféré, ne semblait pas possible; M. Guizot, que certains ministres sortants désignaient eux-mêmes, n'avait pas ses sympathies. Le rôle important joué par lui dans la première coalition, ses discours agressifs, ses hautaines théories sur la prérogative parlementaire avaient laissé à la Cour de profonds et amers souvenirs. Louis-Philippe, d'ailleurs, lui pardonnait difficilement cette incroyable confiance en lui-même qui l'avait rendu si facilement dupe de lord Palmerston. Les mystifications du 15 juillet pesaient lourdement sur l'ambassadeur, qui, loin de prévoir le danger, avait mis tous ses efforts à le nier. Louis Philippe ne parlait qu'avec aigreur de l'incapacité dont M. Guizot avait fait preuve à Londres. Ce qui le recommandait, cependant, aux yeux de la Cour, c'est qu'il se montrait le partisan avoué des compressions intérieures. Mais il y avait à côté de lui un homme non moins ferme et moins imprudent, ayant conservé auprès du roi une haute influence, souvent consulté par les ministres, et dirigeant, en ce moment,

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tant la question au point de vue constitutionnel, il faisait pressentir que la Chambre élective pourrait se montrer blessée en voyant la couronne user d'un droit rigoureux pour renverser de son chef un ministère auquel s'étaient associées d'imposantes majorités; que

l'on rouvrait l'arène aux discussions sur le gouvernement personnel, et que le renvoi du 1" Mars était très périlleux pour le présent, très compromettant pour l'avenir.

par d'officieuses instructions, l'ambassadeur | reprochaient déjà sa faiblesse. Enfin, traide Londres. C'était le duc de Broglie. Avec son autorité dans la Chambre haute, sa connaissance des affaires, son esprit tempéré, quoique hautain, son crédit auprès de l'aristocratie anglaise, le roi le jugeait propre à conjurer les difficultés de la situation. Il fut mandé au château dans la matinée du 22 octobre. Cependant il se montra d'abord peu empressé de recueillir l'héritage ministériel, laissant même entendre des conseils de prudence, qui ressemblaient presque à un blâme. Il représentait tout le danger qu'offrait une crise ministérielle à la veille de l'ouverture des Chambres; il ajoutait qu'au milieu de la juste susceptibilité de la France menacée par l'étranger, il y avait quelque chose de bien hardi à se déclarer en dissentiment avec un cabinet auquel beaucoup de voix

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Ces conseils furent peu goûtés, et le maréchal Soult, arrivé depuis peu de jours à Paris, fut mandé à son tour. Le vétéran de l'empire se sentit moins effrayé du fardeau ; mais il fallait auprès de lui un fort lutteur parlementaire; le nom de M. Guizot fut discuté de nouveau; les ministres du 1er Mars avaient assez de reproches à lui faire pour

qu'on n'eût pas de craintes de le voir s'associer à leur fortune. On osa compter sur lui. Le roi fit céder ses répugnances personnelles à la nécessité d'avoir un orateur. Une dépêche télégraphique avertit M. Guizot de ce singulier châtiment de son inaction diplomatique. Il était appelé aux affaires étrangères; les autres ministres étaient empruntés au cabinet du 12 mai.

On ne savait cependant si M. Guizot accepterait. Fonctionnaire important du cabinet sacrifié, il semblait à beaucoup de monde avoir partagé ses fautes et devoir partager sa chute, et de longues discussions s'établissaient sur les incertitudes de sa coopération. M. Duchâtel, ministre désigné de l'intérieur, affirmait qu'il prendrait le portefeuille; M. de Broglie, plus chevaleresque, soutenait le contraire. La réponse de M. Guizot fut prompte et décisive: il acceptait.

Étrange issue d'une détestable position! L'ambassadeur qui n'avait la confiance ni du roi ni des ministres, avait le bénéfice de ses propres fautes et prenait la place de ceux qu'il avait contribué à perdre. On en vint naturellement à conclure que sa conduite avait été calculée, et que volontairement il avait tendu un piège à ceux qui l'employaient, pour faire son profit de leur mésaventure. C'était là du moins l'apparente logique de sa nomination. Il n'en était rien pourtant : M. Guizot n'avait pas cherché à tromper; mais il avait été la première dupe de ses illusions, et avait communiqué ses aveuglements à M. Thiers. Il est vrai qu'il ne faisait preuve ni de zèle ni de bonne volonté. Adversaire de l'alliance anglaise, ennemi de lord Palmerston, il ne faisait rien pour adoucir les méfiances ou dissiper les soupçons. Il n'allait pas jusqu'à contrarier la politique du ministère, mais il ne la soutenait pas: conservant une attitude passive, transmettant à M. Thiers les paroles de lord Palmerston, à lord Palmerston celles de M. Thiers, sans commentaires, sans développements, sans rien de ce qui pouvait indiquer une opinion personnelle, et faisant tellement abnégation de toute initiative, qu'aux Tui

leries on disait que l'ambassade de Londres n'était qu'une boîte aux lettres.

Toutefois, en voyant M. Guizot porté tout à coup au ministère des affaires étrangères, le public crut et dut croire que ce poste n'était que la récompense d'une profonde rouerie; les hommes sans passion s'étonnaient de voir présider aux affaires un fonctionnaire qui avait incontestablement été dupe ou complice de lord Palmerston; moins scrupuleux, les partis royalistes se réjouissaient plus ou moins, selon leurs diverses nuances: les doctrinaires, exaltés et triomphants; les conservateurs, heureux d'être débarrassés de M. Thiers, mecontents de n'avoir pas M. Molé ; les familiers du château, réservés ou méfiants, et plus opiniâtres que le roi dans les rancunes soulevées par M. Guizot. On avait dans ces régions soigneusement retenu les paroles du Journal des Débats : « Nous vous rendrons peut-être notre appui, jamais notre estime. » Quant aux radicaux, ils ne se dissimulaient pas que M. Guizot serait pour eux un adversaire plus décidé que M. Thiers; ils accueillirent donc sa nomination comme le signal de luttes nouvelles à l'intérieur, de nouvelles concessions à l'extérieur, et signalèrent hautement leurs répugnances en donnant au cabinet nouveau le titre de ministère de l'étranger.

Une fois obtenue l'adhésion de M. Guizot, les autres collègues furent faciles à trouver. C'étaient pour la plupart d'anciens ministres tombés, restés opiniâtrement au seuil du pouvoir, attendant qu'on leur fit passage; candidats en vertu de leur chute, et présentant pour titres leurs vieux mécomptes.

Voici la composition de ce cabinet du 29 Octobre, qui devait ensevelir la monarchie : Le maréchal Soult, président du Conseil, ministre de la guerre;

M. Guizot, des affaires étrangères;
M. Duchâtel, de l'intérieur;
M. Martin (du Nord), de la justice;
M. Duperré, de la marine;
M. Humann, des finances;
M. Cunin-Gridaine, du commerce;
M. Teste, des travaux publics;

M. Villemain, de l'instruction publique. D'autres ministres du 12 Mai, MM. Dufaure et Passy, avaient reçu des offres de M. Guizot. Mais ils le trouvaient tellement incertain sur la conduite à tenir dans la question d'Orient, sans aucun plan arrêté, sans aucune combinaison d'avenir, qu'ils ne voulurent pas s'associer à une politique de hasard. Ils se rappelaient que M. Guizot, sous le ministère du 11 Octobre, pressé de se prononcer entre M. Thiers, qui demandait l'intervention en Espagne, et le roi, qui s'y refusait, répondit gravement : « L'une et l'autre conduite se peut tenir. » Sur la question d'Orient, il ne répondait rien de plus précis. On comprend combien ses indécisions étaient peu rassurantes pour des hommes sérieux.

MM. Dufaure et Passy, d'ailleurs, n'étaient pas suffisamment disposés à sacrifier les libertés intérieures, et sur cette question spéciale, ils trouvaient M. Guizot trop résolument prononcé. D'autres se montraient plus traitables, et le cabinet du 1 Mars put enfin prendre son congé.

Ce fut le 28 Octobre au soir que se tint à Saint-Cloud le dernier conseil, ou plutôt la conférence d'adieu. Louis-Philippe, nous l'avons dit, renonçait difficilement à ses habitudes; et ses regrets s'exprimèrent en termes affectueux et touchants qui firent venir les larmes aux yeux de tous. M. Thiers, attendri, se répandit en protestations de dévouement, assurant même qu'il était prêt à se vouer à la défense du nouveau ministère. Le roi lui répondit d'un ton solennel : « Je ne doute pas de la sincérité de vos assurances, mais vous vous engagez à une chose impossible. En face de votre ambassadeur ayant pris votre place, vous ne pourrez contenir vos ressentiments. Il y a là un rôle populaire qui vous séduira; vous allez nécessairement rentrer dans l'opposition. >>

La conférence se poursuivit en longues et bienveillantes causeries où Louis Philippe se plaisait parce qu'il y excellait, donnant à chacun sa part de consolation et d'éloge. Il était une heure du matin lorsqu'on se sépara.

A peine descendus dans la cour du châ

teau, les ministres congédiés éprouvèrent ce vif sentiment de joyeuse liberté que l'on ressent à la sortie d'une position difficile. M. Thiers surtout, dégagé de l'immense fardeau qui l'écrasait, témoignait avec volubilité les premières joies de la délivrance, heureux, en ce moment, de rejeter sur un autre les périls de la situation. «Ma foi, disait-il, Guizot s'en tirera comme il pourra. »

Ses collègues ne se sentaient pas moins soulagés que lui, et ils étaient si empressés de prendre possession de leur liberté, que, malgré l'heure avancée de la nuit, ils s'en allèrent tous à pied, suivis de leurs voitures, et traversèrent gaiement le bois de Boulogne, reconduisant M. Thiers à sa campagne d'Auteuil.

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Ainsi disparut le ministère du 1" Mars, créé par une victoire parlementaire et livrant à la couronne l'opposition qui l'avait vaincue, né du principe de l'alliance anglaise, et perdant cette alliance par de vaines ruses et de déplorables aveuglements, constamment en contradiction avec lui-même, ayant humilié la royauté pour parvenir, et s'humiliant devant elle pour se faire pardonner, se présentant aux partis comme une grande réforme, et repoussant systématiquement la réforme la plus inoffensive, niant lui-même sa raison d'être, en n'allant pas au delà de ceux qu'il avait remplacés; à l'extérieur, imprudent et humble, ne sachant ni se concerter avec les puissances, ni rompre avec elles, appelant les hostilités par ses étourderies et croyant les éloigner par du bruit, créant durant la paix toutes les dépenses de la guerre, et tenant tout en suspens, et la paix et la guerre, laissant les finances obérées, les ressources compromises, le Parlement inquiet, les populations mécontentes, le commerce dans les alarmes, les étrangers dans la méfiance et la royauté dans l'embarras. Tel fut le programme et le bilan de sa chute, sans aucune compensation qui pût lui mériter une indulgence ou un souvenir. Sur un seul point, cependant, nous devons l'avouer, il remporta une victoire complète. Il annula complètement, il étouffa dans son

alliance l'opposition dynastique; il la contraignit à le suivre, à lui obéir, à n'être plus rien par elle-même; il compromit pour plusieurs années toute l'influence des paroles, toute l'autorité des discours du vieux libéralisme. Jamais abnégation ne fut plus marquée, jamais mystification ne fut plus complète. En abdiquant aux genoux de M. Thiers, l'opposition dynastique ne pouvait plus engager de luttes sérieuses avec le nouveau ministère, et les Tuileries pouvaient braver à l'avenir des adversaires d'aussi facile composition. Assurément, si M. Thiers avait eu

mission expresse du roi de réduire à l'impuissance cette opposition querelleuse qui affichait le dogme de la royauté, sans en pratiquer le culte, et l'admettait dans son principe en disputant sans cesse sur les conséquences, qui l'insultait en l'invoquant et l'affaiblissait en l'adorant, il eût fait preuve d'une incontestable habileté. En cela du moins il eût pu se glorifier d'avoir pleinement réussi. Car c'est le seul résultat important de son ministère, le seul acte de haute politique que puisse invoquer le cabinet du 1 Mars.

XII

Intervention de l'Angleterre dans les troubles d'Espagne. Dernières luttes et défaite des carlistes. d'Espartero. Linage. Son influence sur le général.

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Question des ayuntamientos. - Loi municipale votée par les cortès. Mécontentements populaires. Les reines se rendent à Barcelone. - Espartero va à leur rencontre. Il demande à la régente de refuser sa sanction à la loi. Sa demande est repoussée. Espartero fait avancer ses troupes. · La reine sanctionne la loi. Proposition de quelques généraux pour arrêter Espartero. - Faiblesse de Marie-Christine. Soulèvement de Barcelone. Changement de ministère. Les reines se retirent à Valence. Révolution de Valence. Abdication de Marie-Christine.

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