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d'ordre des meneurs catholiques. La liberté de l'enseignement devait être la question sine qua non imposée par tout électeur de cette opinion. Cet intérêt devait rester supérieur à tout autre motif électoral; et pour que l'engagement fùt complet, on exigeait du candidat un mandat signé. La circulaire de ce parti portait les noms de MM. de Montalembert, de Vatimesnil et de Riancey. Il était facile de deviner sous quelle influence ils agissaient; la liberté de l'enseignement ne devait être à leurs yeux que la ruine de l'Université et la domination du clergé.

Chacun apportait une grande ardeur à la lutte; mais personne autant que M. Thiers. Le rival qui l'avait supplanté avait résisté à tous ses coups au sein du parlement, éludant ou renversant les difficultés, traversant les crises, et sortant victorieux même de ses propres fautes. C'était la plus longue fortune ministérielle qu'eût vue la monarchie de Juillet; et, pour un héritier présomptif, la situation était trop lente à s'ouvrir. Il n'y avait pas seulement, d'ailleurs, chez M. Thiers, nous devons l'avouer, des impatiences personnelles; il s'inquiétait aussi, à bon droit, de la précipitation aveugle avec laquelle le gouvernement marchait au sacrifice de toutes les libertés. Attaché à la monarchie constitutionnelle, dont il avait fait son idéal politique, M. Thiers ne connaissait que trop bien les dédains de LouisPhilippe pour cette forme de gouvernement; il ne se dissimulait pas qu'un ministre prêt à céder aux tendances du monarque faisait courir de graves périls à la monarchie, et il savait que M. Guizot n'était pas homme à opposer une forte résistance aux volontés supérieures. M. Thiers, en conséquence, était non seulement un mécontent, mais encore un homme alarmé, voyant arriver à grands pas une contre- révolution, qui ne pouvait être arrêtée que par une révolution. Et l'alternative l'épouvantait.

Aussi voulut-il faire connaître toute sa pensée dans une circulaire adressée à ses électeurs, et qui était non seulement une

critique raisonnée de tous les actes dn gorvernement, mais comme un avertissement des périls qui menaçaient. Cette pièce importante fut livrée à l'impression; mais avar! la publication, M. Thiers crut devoir la communiquer à quelques-uns de ses amis, MM. Duvergier de Hauranne, de Rémuso!, Léon de Maleville : ils en trouvèrent le ten trop violent, hostile même à la royauté. Sur leurs conseils, la pièce resta inédite. Nous en avons depuis reçu communication, et! nous paraît que l'histoire a intérêt à la re produire '.

Cette pièce, toute importante qu'elle fit, n'aurait sans doute pas exercé une grande influence dans des élections circonscrit s sur lesquelles le pouvoir avait de si grands moyens d'action. Mais il est à regretter qua M. Thiers ait cédé à de timides consei's. Dans les occasions solennelles, un homme politique doit à son pays sa pensée toute es tière, et plus cet homme est haut place. moins il a le droit de se taire.

Au surplus, à la veille des élections, un de ces hasards qui servent souvent aux maivaises causes, vint augmenter les chances du ministère, en appelant autour de lui s peureux et tous ceux qui ne demandent qu'un prétexte pour se convertir.

Le 29 juillet, au moment où, sur le balco des Tuileries, le roi saluait la foule assem blée pour les fêtes commémoratives de la révolution de 1830, deux coups de pistolet partirent, tirés à une assez grande distance. par un homme caché derrière une des stat 5 du jardin. Cet homme, nommé Joseph Henri, exerçait la profession de fabricant d'objets en acier poli. En proie à une sombre folie, causée par des revers de fortune et de famille, ce malheureux n'avait eu d'autre intention que de recourir, par cet acte, à une sorte de suicide; aussi avait-il tire sans ajuster, et avec un mauvais pistolet de poche qui ne pouvait porter à la distance où

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cèrent sur les fureurs des partis; le minis tère s'en fit une arme électorale, et bien des esprits crédules se laissèrent entraîner à une indignation qui ne fut pas sans influence sur les opérations électorales.

Pour d'autres, en plus petit nombre, cette tentative s'accomplissait si à propos, l'acte était si maladroit, et par le moment, et par le lieu, et par les moyens, qu'ils étaient tentés d'y voir une manœuvre au profit des candidatures ministérielles.

Les uns et les autres se trompaient, et dans leur indignation et dans leurs méfiances. Mais si le ministère n'en fit pas une combinaison, il sut en tirer parti.

La cour des pairs fut cette fois assez sage pour écarter toute idée de crime politique. Joseph Henri fut condamné aux travaux for. cés à perpétuité.

Le résultat des élections dépassa même les espérances du ministère. Les conservateurs revinrent nombreux et compacts; l'opposition était considérablement amoindrie, et la position de M. Guizot semblait désormais inébranlable.

Cependant il y avait, au milieu de ce triomphe, des symptômes qui auraient servi d'avertissement à un ministère moins opiniâtre. Chez les électeurs, comme chez les candidats, le mot de réforme avait été partout prononcé comme une espérance, presque comme une condition. Les conservateurs eux-mêmes, dans tous leurs programmes, dans toutes leurs professions de foi, promettaient des améliorations morales et matérielles, et il devenait évident que la majorité avait reçu pour mandat de faire prédominer une politique plus en harmonie avec les nouveaux besoins.

Déjà plusieurs conservateurs avaient eu à ce sujet des conférences avec M. Guizot. M. Émile de Girardin, entre autres, auquel la direction du journal la Presse donnait une certaine importance politique, avait résolument fait les conditions. « Ou des réformes politiques, avait-il dit au ministre, ou des réformes matérielles. A cette condition seulement vous aurez l'appui de mon journal

et de mon vote. » M. de Girardin, il est vrai, appartenait à cette école qui mettait les réformes matérielles au-dessus des réformes politiques. Pour lui, les droits électoraux n'étaient que des abstractions qui n'ajoutent rien au bien-être des citoyens. Il voulait plutôt donner satisfaction aux besoins qu'aux idées, et une conquête dans le domaine politique lui semblait bien moins importante qu'une diminution sur la taxe des lettres ou une modification dans la loi des douanes. C'était ce qui le séparait de l'école radicale, qui soutenait, à bon droit, que la réforme politique entraînerait toutes les autres. Quoi qu'il en soit, M. de Girardin comprenait que le pays tout entier appelait les réformes, et qu'il fallait qu'elles vinssent sous une forme ou sous une autre. M. Guizot promit, sans cependant laisser voir par quelles réformes il commencerait.

D'autres conservateurs, MM. Dnousseaux de Givré, Sallandrouze, tenaient à honneur de ne plus compter parmi les bornes qu'avait signalées M. de Lamartine. Ils formèrent plus tard le noyau d'une opposition conservatrice qui voulait arrêter la contrerévolution. Mais alors M. Guizot leur donnait des espérances; un discours adressé aux électeurs de Lisieux, après sa nomiuation, était destiné à satisfaire ou à tromper les amis du progrès.

Dans ce discours, après avoir montré l'ordre et la paix assurés, il ajoutait:

<< La politique conservatrice pourra, devra se livrer aussi à d'autres soins, à d'autres œuvres. Un gouvernement bien assis a deux grands devoirs. Il doit avant tout faire face aux affaires quotidiennes de la société, aux incidents, aux événements qui surviennent dans sa vie, sans aller au devant de ces événements, sans chercher des affaires; c'est bien assez de suffire à celles que la Providence nous envoie et de les conduire sagement. Ce devoir rempli, le gouvernement doit aussi s'appliquer à développer dans la société tous les germes de prospérité, de perfectionnement, de grandeur; développement tranquille et régulier, qui ne doit

point procéder par secousses, ni poursuivre des chimmères; mais qui doit s'adresser à toutes les forces saines que possède la société, et lui faire faire chaque jour un pas dans la carrière de ses espérances légitimes. C'est là, sans nul doute, pour la politique conservatrice, un devoir impérieux, sacré; et c'est là aussi, soyez-en sûrs, Messieurs,

un but que cette politique seule peut atteindre. Toutes les politiques vous permettront le progrès; la politique conservatrice seule vous le donnera. »

C'était un engagement solennel pris par M. Guizot; il ne fallut pas longtemps pour apprécier le cas qui devait être fait de sa parole.

XXXIII

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Insuffisance de la récolte, misère des Position difficile de la Banque.

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Session de quelques jours. Majorité prononcée en faveur du ministère.
Crise financière.
campagnes. Imprévoyance du ministre de l'agriculture.
Mariages espagnols. Nouveaux dissentiments entre la France et l'Angleterre.

La session de la nouvelle Chambre, qui s'ouvrit le 19 août, fut sans durée. Ce n'était, pour ainsi dire, qu'une revue des forces mutuelles des partis; le cabinet dut se féliciter du résultat; une majorité de 120 voix donna la présidence au candidat ministériel, M. Sauzet. Le candidat de l'opposition, M. Odilon Barrot, n'eut que 98 voix. Le ministère du 29 octobre parut désormais à l'abri de toute atteinte. Au moins avait-il devant lui les cinq années d'une législature dévouée. Rassuré désormais sur son existence, il pouvait en toute sécurité entrer dans la voie des réformes progressives, promises par M. Guizot lui-même à ses électeurs. Mais le succès même l'égara et le perdit; ce qu'on avait promis au moment de la lutte fut oublié au jour du triomphe. Se croyant maître de la France parce qu'il était maître du parlement, M. Guizot ferma l'oreille à toute demande d'amélioration, repoussa tout progrès, se retrancha dans une opiniâtre immobilité, et, content de ce qu'il était et de ce

qu'il avait, prétendit que toute la France fût contente avec lui; aveugle et inflexible jusqu'au jour où il succomba sous le mécontentement de toute la France.

La courte session d'août ne fut que l'enregistrement d'un triomphe, et les députés se séparèrent au moment même où des crises intérieures et extérieures auraient dû éveiller toutes leurs sollicitudes. L'intérieur était menacé en même temps d'une disette alimentaire et d'une disette pécuniaire. L'extérieur était assombri par le soulèvement général de toute la diplomatie européenne contre la France, par suite de ce qu'on appelait les mariages espagnols. Nous allons parcourir rapidement ces divers incidents.

La récolte des céréales en 1845 avait été médiocre, et l'insuffisance fut d'autant plus sentie, qu'en même temps la pomme de terre était frappée d'une maladie inconnue qui réduisait de moitié les ressources des culti vateurs. On comptait sur une nouvelle récolte pour combler les vides; la récolte de

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l'Europe, et l'Angleterre surtout, menacés d'une crise semblable, faisaient des demandes considérables.

1846 fut encore plus désastreuse; le déficit | menter, c'est que tous les autres pays de s'accrut dans des proportions effrayantes. Une sécheresse extraordinaire, tout en donnant au grain une qualité supérieure, en diminua le rendement d'une manière alarmante. La crainte et la spéculation, se combinant avec les besoins réels, un renchérissement extraordinaire se manifesta sur tous les marchés, même avant que la récolte fût commencée. Ce qui contribuait à l'aug

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Le commerce, désespéré, fit un appel au gouvernement pour obtenir l'entrée en franchise des importations étrangères. Le ministère, paralysé par la routine, ne sut pas agir, ou n'agit que trop tard. Alors que les besoins urgents commandaient les mesures

les plus promptes, le ministre de l'agriculture et du commerce, M. Cunin-Gridaine, perdit un temps précieux à demander aux autorités communales et préfectorales les éléments d'une statistique alimentaire. Alors qu'il était averti par le commerce, toujours mieux éclairé par l'habitude et l'intérêt, le ministre aima mieux attendre les complaisantes communications d'une bureaucratie inintelligente, souvent mal informée, et plus souvent encore disposée à déguiser les vérités fâcheuses.

Le ministre semblait vouloir plutôt être rassuré qu'éclairé. Ses agents le servirent à souhait.

Au milieu des inquiétudes et des soulfrances générales, le public fut stupéfait de lire une circulaire de M. Cunin-Gridaine aux préfets, en date du 16 novembre, contenant les assertions les plus rassurantes sur l'état des subsistances, et des termes indignés sur les exagérations des alarmistes. Selon le ministre, le déficit de 1845 avait été comblé par les excédents des récoltes de 1843 et 1844, et par une importation de plus de 2 millions d'hectolitres de grains. Quant à la récolte de 1846, il reconnaissait qu'elle était généralement inférieure à celle d'une année ordinaire; mais il pensait que le déficit se trouverait fortement atténué par la bonne quatité des produits, et presque compensée, dans un grand nombre de départements, par l'abondance des récoltes secondaires.

Mais il y avait quelque chose qui parlait plus haut que les circulaires ministérielles : c'étaient les besoins réels des populations, et les souffrances du commerce. Pendant

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mis en franchise encombraient les ports de Marseille et d'Arles, de désastreuses inondations interrompaient toutes les communications dans le centre de la France; les routes étaient défoncées, et l'élévation exorbitante du fret sur le Rhône venait ajouter aux difficultés des transactions.

Un autre obstacle démontrait le prix du temps et l'imprévoyance du ministre. Au mois de décembre, les glaces interrompent pour plusieurs semaines la navigation de la mer Noire et de la mer d'Azow. C'est là que le commerce trouvait ses plus grandes ressources; mais l'ordonnance royale venait trop tard. Il fallut attendre; et attendre, c'était continuer de souffrir.

Il est vrai que le gouvernement, ouvrant enfin les yeux, s'efforça de réparer les maux causés par son aveugle confiance. Le dépar tement de la guerre, qui consomme annuellement 500,000 quintaux de froment, décida qu'il demanderait à l'étranger son approvisionnement de 1846 et de 1847; la marine prit la même résolution: ses achats annuels étaient de 100,000 quintaux. Enfin les fourgons de l'artillerie furent employés au transport des grains accumulés dans les ports de la Méditerranée.

On donna aussi une nouvelle impulsion aux travaux de l'État, afin d'ajouter aux res sources des populations ouvrières; des chantiers considérables furent établis sur tous les points, pour réparer les ravages des dernières inondations et pour rétablir les communications interrompues.

En même temps, dans les différentes localités où les souffrances populaires étaient les plus vives, les autorités municipales s'efforçaient de les soulager, soit en ouvrant des ateliers de charité sur les routes et sur les chemins vicinaux, soit en allouant des crédits destinés à payer aux boulangers la différence du prix du pain livré au-dessous du cours aux ouvriers nécessiteux et aux indigents. A Paris, le conseil municipal maintenait, en faveur des indigents, le prix du pain de première qualite à 80 centimes les deux kilogrammes. Les différences énor

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