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chaque nouvelle coupe de vin rendoit leurs vues plus infaillibles.

Le vieillard, affis au coin du feu, les écoutoit, & fourioit avec pitié. L'un d'eux s'en apperçut, & lui dit : Bon homme, vous avez l'air de trouver plaifant ce que nous difons là? Plaifant, non, dit le vieillard, mais un peu léger, comme il est naturel à votre âge. Cette réponse les interdit. Vous croyez avoir à vous plaindre, pourfuivit-il, & je crois comme vous qu'on a tort de vous négliger; mais c'est le plus petit mal du monde. Plaignez-vous de ce que l'Empire n'a plus fa force & fa fplendeur, de ce qu'un Prince, confumé de foins, de veilles & d'années, eft obligé, pour voir & pour agir, d'employer des yeux & des mains infidelles. Mais dans cette calamité générale, c'eft bien la peine de penfer à vous! Dans votre tems, reprit l'un des convives, ce n'étoit donc pas l'ufage de penser à foi? Hé bien la mode en eft venue, & l'on ne fait plus que

cela. Tant pis, dit le vieillard, & s'il en est ainsi, en vous négligeant on vous rend justice. Eft - ce pour infulter les gens, lui dit le même, qu'on leur de→ mande l'hofpitalité? Je ne vous infulte point, dit le vieillard ; je vous parle en ami, & je paie mon asyle en vous difant la vérité.

Le jeune Tibére, qui depuis fut un Empereur vertueux, étoit du nombre des Chaffeurs. Il fut frappé de l'air vénérable de cet aveugle à cheveux blancs. Vous nous parlez, lui dit-il, avec fageffe, mais avec un peu de rigueur ; & ce dévouement que vous exigez, eft une est vertu, mais non pas un devoir. C'est un devoir de votre état, reprit l'aveugle avec fermeté; ou plutôt c'eft la base de vos devoirs, & de toute vertu militaire. Celui qui fe dévoue pour fa Patrie, doit la fuppofer infolvable; car ce qu'il expofe pour elle est fans prix. Il doit même s'attendre à la trouver ingrate; car fi le facrifice qu'il lui fait

n'étoit pas généreux, il feroit infenfé. Il n'y a que l'amour de la gloire, l'enthousiasme de la vertu qui foient dignes de vous conduire. Et alors, que vous importe comment vos fervices feront reçus? La récompenfe en eft indépendante des caprices d'un Miniftre & du difcernement d'un Souverain. Que le Soldat foit attiré par le vil appas du butin; qu'il s'expofe à mourir pour avoir de quoi vivre; je le conçois. Mais vous, qui nés dans l'abondance, n'avez qu'à vivre pour jouir; en renonçant aux délices d'une molle oifiveté, pour aller effuyer tant de fatigues, & affronter tant de périls, estimez-vous affez peu ce noble dévouement, pour exiger qu'on vous le paie? Ne voyez-vous pas que c'eft l'avilir? Quiconque s'attend à un falaire est esclave: la grandeur du prix n'y fait rien; & l'ame qui s'apprécie un talent eft auffi vénale que celle qui fe donne pour une obole. Ce que je dis de l'intérêt, je le dis de l'ambition; car les

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honneurs, les titres, le crédit, la faveur du Prince, tout cela eft une folde, & qui l'exige fe fait payer. Il faut fe donner ou fe vendre; il n'y a point de milieu. L'un eft un acte de liberté, l'autre un acte de fervitude: c'eft à vous de choifir celui qui vous convient. Ainfi, bon homme, vous mettez, lui dit-on, les Souverains bien à leur aife! Si je parlois aux Souverains, reprit l'aveugle, je leur dirois, que fi votre devoir est d'être généreux, le leur eft d'être juftes. Vous avouez donc qu'il eft jufte de récompenfer les fervices? Qui; mais c'est à celui qui les a reçus d'y penfer tant pis pour lui s'il les oublie. Et puis, qui de nous eft fûr, en pefant les fiens, de tenir la balance égale ? Par exemple, dans votre état, pour que tout le monde fe crût placé & fût content, il faudroit que chacun commandât, & que perfonne n'obéît; or cela n'eft guére poffible. Croyez-moi, le Gouvernement peut quelquefois manquer de lumiéres

& d'équité; mais il eft encore plus jufte & plus éclairé dans fes choix, que fi chacun de vous en étoit cru fur l'opinion qu'il a de lui-même. Et qui êtes-vous, pour nous parler ainfi, lui dit, en hauffant le ton, le jeune Maître du Châreau? Je fuis Bélifaire, répondit le

vieillard.

Qu'on s'imagine, au nom de Béli faire, au nom de ce Héros tant de fois vainqueur dans les trois parties du mon de, quels furent l'étonnement & la confufion de ces jeunes gens. L'immobilité, le filence exprimerent d'abord le respect dont ils étoient frappés ; & oubliane que Bélifaire étoit aveugle, aucun d'eux n'ofoit lever les yeux fur lui. O grand homme! lui dit enfin Tibére, que la fortune eft injufte & cruelle ! quoi ! à qui l'Empire a dû pendant trente ans fa gloire & fes profpérités, c'eft vous que l'on ofe accufer de révolte & de trahifon, vous qu'on a traîné dans les fers, qu'on a privé de la lumière !

vous,

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