Images de page
PDF
ePub

la jeunesse, en presque totalité, continue donc à faire ses études dans les gymnases qui ont conservé le prestige héréditaire, leurs anciennes prérogatives, et, par conséquent, une situation privilégiée, à l'encontre des établissements nouveaux dont la situation est précaire et mal définie, surtout au point de vue de l'accès aux carrières universitaires. Malgré tout, l'enseignement moderne soutient très honorablement la lutte, et les gymnases perdent de jour en jour de leur crédit dans l'opinion; de plus en plus les conséquences fâcheuses de ce dualisme apparaissent à tous les yeux, et l'idée de l'École unique se fait jour lentement, mais sûrement. Elle est déjà adoptée en principe en Hongrie, et l'organisation européenne scolaire incline visiblement dans ce sens, en vertu de cette tendance à l'unité, à la généralité qui caractérise M. Berthelot le constatait en termes éloquents - la science et la civilisation modernes.

Si l'on étudie attentivement l'évolution de l'enseignement spécial en France et celle des Realschulen en Allemagne, comme en d'autres pays d'ailleurs, on voit très clairement (les petits détails et les incidents locaux mis à part), que l'enseignement moderne tend de plus en plus à prendre le caractère élevé des études classiques, mais qu'il ne peut se développer utilement dans des établissements de création nouvelle et avec des diplômes spéciaux, qui seront toujours considérés comme inférieurs aux anciens; il faut de toute nécessité, s'il veut trouver une assiette stable, un personnel enseignant et une clientèle d'élèves à la hauteur de ses légitimes aspirations, qu'il prenne racine à côté des anciennes branches d'études, dans les mêmes établissements et qu'il s'y greffe dans une sorte d'union qui sera féconde pour l'une et pour l'autre forme d'enseignement.

Nous l'avons dit dans notre livre sur l'Éducation nouvelle; nous l'avons répété il y a un mois dans un article où nous annoncions, en termes sympathiques, la création d'une Association nationale pour la réforme de l'enseignement: la question n'est plus de savoir si l'on doit faire à l'enseignement moderne une place dans notre système général d'instruction secondaire; sur ce point il ne peut y avoir de contestation sérieuse. Mais quelle sera cette place, et à quel rang? Le nouvel enseignement sera-t-il sur un pied d'égalité à côté de l'ancien enseignement classique, et quelle organisation recevra-t-il? Ou plutôt, car c'est bien là notre pensée, se décidera-t-on à comprendre qu'il ne s'agit ni de développer un enseignement aussi mal qualifié et aussi mal conçu que l'enseignement spécial, ni de restaurer sous leur ancienne forme étroite

et surannée les vieux plans classiques; mais de créer par une combinaison opportune de ces deux éléments, dans les mêmes établissements, un programme nouveau avec un fonds commun d'enseignements à la base, une bifurcation bien ordonnée au sommet et un diplôme unique, avec matières en partie facultatives et au choix de l'élève, comme couronnement final du plan d'études. Ce système serait organisé de façon à ménager, en temps. utile, une spécialisation plus accentuée, sans priver les uns de la culture littéraire et les autres de l'éducation scientifique. Mais, dans notre conviction, ce résultat ne peut être obtenu que par l'exclusion du grec comme matière obligatoire et le maintien du latin comme branche d'études dans le programme commun à tous.

Sur cette question d'organisation si importante, nous dirions presque la seule importante, nous attendions avec curiosité et même avec une certaine anxiété les déclarations du ministre de l'instruction publique; M. Bourgeois n'a pas cru devoir se prononcer très nettement. N'avait-il pas d'ores et déjà fait son choix entre les divers systèmes en présence, ou bien, sous l'impression de l'effet plutôt esthétique, à notre avis, produit par le discours de M. Jules Simon, a-t-il jugé que ce n'était ni le lieu ni le moment pour faire connaître ses projets? A la vérité il se trouvait au Sénat assez d'anciens ministres, d'anciens sous-secrétaires d'État, assez de professeurs et, d'anciens professeurs, à l'affût de ses paroles, prêts à lui poser des questions indiscrètes et à placer des pierres d'achoppement sous ses pas. N'avait-il pas eu grand peine, avec son attitude cependant si prudente, si réservée, de se dégager des étreintes, de résister aux objurgations de M. Bardoux, le plus charmant des hommes, le plus câlin des orateurs? Toujours est-il qu'en constatant les divergences d'opinion des partisans de l'enseignement moderne, il a évité de prendre parti, il n'a pas manifesté la moindre velléité de se jeter dans cette mêlée de pédagogues. Parlant d'un système complet d'application proposé par M. Combes, il a dit que c'étaient là des détails secondaires « et dont le Conseil supérieur, seul dans notre pays, peut se saisir avec compétence ». Au début de son discours, et sous l'empire des mêmes préoccupations, il remarquait déjà « que le ministre de l'instruction publique ne décide pas seul des questions scolaires, que la loi a justement placé auprès de lui un Conseil supérieur dont l'avis est nécessaire ». Si ces paroles étaient prises trop à la lettre, elles réduiraient le ministre à un rôle bien modeste.

Telle n'était pas, ne pouvait pas être sa pensée, en s'exprimant, en des termes d'une courtoisie et d'une déférence peut-être exa

P

[ocr errors]

gérées. Il a trop, nous le savons, le sentiment de sa responsabilité devant les Chambres et devant le pays, pour ne pas prendre, dans une question d'intérêt général et vraiment national, l'initiative franche et hardie des mesures qu'il aura reconnues nécessaires. Et nous nous hâtons d'ajouter qu'il ne peut être tenu en échec par les préférences ou les partis pris du Conseil supérieur, composé assurément d'hommes très éminents et d'une haute compétence, mais irresponsables, dont l'avis, pour être utile à connaitre, ne peut faire loi, et qui n'a jamais affiché la prétention de se substituer soit au ministre soit au Parlement dans la direction effective de l'instruction publique.

[ocr errors]

Si le ministre ne nous a pas renseignés sur la question d'organisation, question capitale, nous ne saurions trop le répéter, du moins a-t-il déclaré d'une façon générale qu'il fallait placer l'enseignement moderne « sur un pied d'égalité » à côté de l'enseignement ancien, et en faire un enseignement véritablement. classique. Il a invoqué à l'appui de son opinion un court mais péremptoire passage de M. Lavisse et une page délicieusement persuasive de M. Boissier. Toute cette argumentation est d'une forme très élégante, très littéraire et mériterait d'être citée en entier : L'enseignement classique n'est pas un enseignement de préparation à une carrière déterminée; c'est un enseignement qui doit donner l'éducation intellectuelle et morale dans sa généralité et dans son intégralité. Il doit rendre familières à l'élève ces idées générales qui sont une partie essentielle de ce patrimoine intellectuel reçu en héritage de la liberté politique et de la liberté de pensée de la Grèce, et qui, transmis par Rome, retrouvé par la Renaissance, enrichi par les sciences modernes, a abouti à travers le xvII et le XVIIIe siècle à l'éclosion de la Révolution française qui a fait l'âme de la France moderne. Ce sont ces idées générales, cette aptitude à penser et cette méthode qu'il importe de donner dans l'enseignement secondaire moderne aussi bien qu'on les donne dans l'enseignement secondaire ancien...

« Je crois qu'il est possible, avec un enseignement moderne compris comme je viens de le dire et inspiré de cet esprit, de faire des jeunes gens qui seront les égaux dans la vie sociale de ceux qui sont sortis de l'enseignement classique ancien. >>

Quel sera le programme de cet enseignement défini en termes si heureux? M. le ministre, dans la suite de ce discours qui en est en même temps la péroraison, énumère successivement les sciences, les langues, l'étude du langage et du discours, l'histoire générale enseignée, non pas dans sa nomenclature, mais dans son

rapport des causes aux effets, et enfin, point important à noter, l'histoire (conservée pieusement) des mœurs, des institutions et des littératures de l'antiquité. Cette énumération, qui n'est ni très complète, ni très nettement circonscrite, avait surtout pour but de préciser le caractère vraiment classique qu'il convient de prêter au nouvel enseignement. A ce point de vue les intentions libérales du ministre apparaissent en pleine lumière. Mais on ne voit pas si cet enseignement sera plus spécialement littéraire, si les langues modernes y seront avant tout en honneur, ou si les sciences y occuperont la place importante, et dans le cas où un rôle à peu près égal serait assigné aux sciences et aux lettres, si une bifurcation interviendra à une phase quelconque toutes questions non pas secondaires, mais d'une extrême gravité, et dont dépend entièrement, à notre avis, le succès de la réforme.

Le discours de M. Berthelot n'avait pas pour objet de combler cette lacune, mais il montre une fois de plus combien les points de vue peuvent être variés et quelle est l'importance du choix qu'il faudra bien faire entre des systèmes si opposés. Après avoir reconnu avec le ministre que l'enseignement spécial avait été mal conçu à son origine, de même que la bifurcation si décriée dans l'Université avait été mal interprétée pour des raisons toutes politiques et faussée dans son application par le personnel enseignant, l'illustre chimiste a recommandé d'une part le développement de l'enseignement primaire supérieur et professionnel et, d'autre part, la création de deux catégories de lycées, les uns d'ordre littéraire, les autres d'ordre scientifique. Les lycées d'ordre scientifique «< conduiraient de préférence à certaines professions telles que la carrière de médecin, de pharmacien, d'ingénieur, et comprendraient la préparation aux grandes écoles, telles que l'École polytechnique, l'École de Saint-Cyr, l'École centrale et autres ». Ce système permettrait de dégager nos lycées qui, aujourd'hui, sont tout à fait surchargés, d'affranchir les instituts d'ordre littéraire, de la préparation aux grandes écoles spéciales et par conséquent d'y supprimer les classes de mathématiques élémentaires et de mathématiques spéciales.

M. Berthelot a tenu à constater qu'il entendait moins présenter un projet d'organisation qu'indiquer un point de vue, à l'occasion des réformes projetées. Deux idées ressortent surtout de ce discours d'une si haute portée : la première, que nous n'avons pas encore signalée, est qu'il n'est pas possible d'instituer un enseignement moderne littéraire d'une valeur et d'une efficacité égale à celle de l'ancien enseignement classique; la seconde est qu'il

est désirable d'assurer au nouvel enseignement un caractère foncièrement scientifique et de faire des instituts où il serait donné des écoles préparatoires à nos grandes écoles spéciales civiles et militaires. Les conséquences, à certains égards très séduisantes, mais très graves aussi, de ce système ont été immédiatement aperçues par MM. Wallon et Trarieux, qui n'ont pu s'empêcher de gémir à cette seule pensée et de protester de leur place. Mais ce qu'il faut retenir des' considérations présentées par M. Berthelot avec son incomparable autorité, c'est qu'il estime, à l'encontre de M. Jules Simon, que la haute culture scientifique peut avoir une vertu éducatrice, non pas semblable, mais égale à celle de la haute culture littéraire. Telle est la thèse que développait aussi naguère, dans un discours reproduit ici même, le regretté Paul Bert, avec une merveilleuse richesse d'aperçus, et avec ce coup d'œil, si clair, si vif, si vraiment philosophique, que nos hommes d'Etat, nos penseurs et nos écrivains apportent à l'étude des questions les plus difficiles quand ils savent se dégager de l'esprit de parti, de secte ou de coterie, et lorsque leur intelligence n'est pas obscurcie, n'est pas infectée, si je puis dire, de ce virus opiniâtre, de ce mal vraiment français de la personnalité.

Nous n'ajouterons plus qu'un mot pour exprimer encore une fois notre conviction profonde sur la nécessité de créer un enseignement moderne et commun à tous dans les établissements secondaires, au moyen d'une refonte de notre enseignement classique et de notre enseignement spécial. Aux partisans de deux catégories d'écoles nous rappelons les avortements nombreux de ce système, aussi bien dans le passé que dans le présent; nous leur signalons en même temps les conséquences du dualisme, soit qu'on donne aux nouveaux instituts un caractère plus spécialement littéraire ou un caractère plus particulièrement scientifique. Si ce sont les lettres qui prévalent dans les écoles modernes, l'accès des carrières scientifiques leur sera entièrement fermé. Si les sciences, au contraire, y règnent en maîtresses, c'est à la plupart des carrières libérales, juridiques et littéraires qu'il faudra absolument renoncer. M. Bourgeois disait fort bien dans son discours au Sénat que nous avons si souvent cité : « Nous appelons enseignement classique celui qui n'a nullement une destination utilitaire, une application particulière et immédiate, et qui n'est pas une préparation spéciale à telle ou telle profession. » Qui ne voit que le dualisme, sous toutes ses formes, le système de M. Berthelot comme celui de M. Bréal, et la concurrence des gymnases et des Realschulen ont pour conséquence inévitable d'enlever à l'ensei

« PrécédentContinuer »