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LETTRE D'AMSTERDAM

LA PRONONCIATION DU GREC

La question de la prononciation du grec, antique et moderne, n'est pas seulement une question phonétique ou littéraire; sous beaucoup de rapports cette question est liée à celle de l'enseignement supérieur et du classicisme en général. C'est pourquoi j'espère que la rédaction de la Revue internationale de l'Enseignement voudra bien insérer cet article dans un prochain numéro.

On sait que depuis plus que trois cents ans presque tout le monde philologique suit la prononciation dont le nom est emprunté à notre compatriote Erasme, malgré les efforts de Reuchlin, de tous les Grecs, de beaucoup de savants en Europe. Dans notre siècle ce fut M. Rangabé, ci-devant ambassadeur de la Grèce à Paris et à Berlin, qui a montré clairement tous les défauts de la prononciation dite érasmienne, ou (si l'on veut, car le nom ne suffit pas pour démontrer la portée de la question) de l'étacisme. Vint ensuite M. Blass, qui dans un livre fort savant mais fort obscur, défendit la méthode ordinaire contre les attaques de l'itacisme. Dans les derniers temps M. Edouard Engel, auteur d'un livre très intéressant sur la Grèce moderne, a fait un nouvel essai en faveur de l'étacisme, mais dans la dernière partie de son livre il exprime la crainte que l'inertie, grand obstacle à toutes les innovations nécessaires, n'empêche les philologues de l'Allemagne d'introduire dans les écoles et, en un mot, dans l'enseignement supérieur, une réforme aussi utile qu'importante (1).

Depuis longtemps je suis convaincu que notre méthode de prononcer l'ancienne langue des Grecs doit être changée aussitôt que possible. Mais je crois aussi que cette innovation est très difficile dans un pays aussi grand que l'Allemagne, et que les petits pays, comme par exemple la Hollande, doivent donner l'exemple. Pour cela il y a encore beaucoup d'autres raisons. Notre pays a cultivé depuis les temps les plus reculés le classicisme, et tout le monde connaît l'école philologique de la Hollande. D'ailleurs, Erasme fut notre compatriote, et celui qui a commis une erreur doit être le premier à se réhabiliter; c'est pourquoi je verrais volontiers que cette innovation nécessaire fût introduite premièrement en Hollande.

Comme j'en ai fait déjà la remarque, cette question n'est pas seulement une question purement phonétique. En changeant la méthode dite érasmienne, et en adoptant la prononciation des Grecs, ou mutatis mutandis une prononciation qui se rapproche autant que possible de celle des descendants de ce peuple immortel, on ouvre presque un nouveau monde à tous ceux qui étudient les langues classiques. Par cela, un lien peut être formé entre l'antique et le moderne, entre le classicisme et la civilisation et la littérature néo-hellénique, dont on ne peut pas nier l'importance. Nous pouvons y ajouter que la langue grecque

(1) Voir les livres de Rangabé, de Blass et d'Engel, Die Aussprache des Griechischen. ENGEL, Griechische Frühlingstage. ECKSTEIN, Griech und Latein. Unterricht, etc., etc. Voir aussi la littérature citée dans notre revue EAAAΣ. Leide, E. J. Brill, éditeur, fasc. 1-4.

moderne, dérivée directement de la langue ancienne, dont les formes sont empruntées chaque année de plus en plus dans les journaux et les livres d'aujourd'hui par les savants et les pédagogues, est le principal intermédiaire entre les peuples de l'Orient. La civilisation, la littérature, le commerce, les antiquités de la nation grecque sont dignes d'une étude exacte et enthousiaste, et c'est pour cela qu'un changement dans la méthode de prononciation pourra révolutionner, pour ainsi dire, l'étude des langues et le classicisme en général (1).

Très justement M. Engel a fait la remarque qu'en Allemagne les mesures nécessaires pour changer cette méthode ne seront pas prises sans un arrêté ministériel, surtout dans ce pays hiérarchique de fonctionnaires titrés. En France, il y a quelques années, l'itacisme a été introduit dans l'enseignement supérieur, mais il semble que, par hasard ou par une autre raison quelconque, on n'ait pas persévéré dans cette réforme. Dans la Hollande, l'étude de la langue et littérature néo-hellénique a été initiée premièrement par M. Kondos, qui fut le disciple du célèbre professeur Cobet à Leyde, et qui après son retour en Grèce a publié un journal philologique écrit en grec; mais plus tard on a négligé en général l'étude si intéressante de cette langue, et surtout la question de la prononciation. Seul M. Burger, ancien directeur du gymnase d'Amersfoort, a publié deux petits livres sur la langue moderne, et depuis quelque temps il s'est montré défenseur énergique de la méthode de Reuchlin (voir le journal hebdomadaire Coniunctis Viribus). D'autre part, M. Vosmaer, auteur distingué néerlandais, profond connaisseur de l'art ancien, qui a publié une excellente traduction métrique de l'Iliade, m'a écrit que lui aussi il est convaincu de la supériorité de la nouvelle prononciation.

En tout cas, l'innovation, quoique difficile, me semble nécessaire, et c'est pourquoi je me suis donné des efforts pour l'introduire non seulement théoriquement mais aussi pratiquement dans l'enseignement des gymnases. Naguère, dans une assemblée des professeurs du gymnase d'Amsterdam, j'ai fait la proposition de changer la prononciation. A cette séance assista aussi M. Vlachos, consul général de la Grèce en Hollande, qui (comme tous les Grecs) prend un vif intérêt à tout ce qui concerne la langue néo-hellénique. Quoique le résultat de cette séance préliminaire fût pour la plus grande partie négatif, il est remarquable qu'il n'y soit trouvé aucun défenseur convaincu de la prononciation érasmienne, car quiconque a étudié l'histoire de la philologie, n'ignore pas que la base du soi-disant étacisme n'est nullement scientifique, mais au contraire purement accidentelle. Dans l'assemblée il y avait deux opinions contraires. Les uns voulaient attendre jusqu'à ce que

(1) Dans la feuille hebdomadaire De Nederlandsche Spectator, j'ai écrit une étude spéciale sur ce point, et dans le journal De Amsterdammer, j'ai publié trois articles sur la langue et la littérature néo-helléniques. Aussi ce sujet est traité par moi dans un article, écrit en grec pour le journal Nea Himera, paraissant à Trieste (Autriche), et dans une lettre à M. Pervanoglu, rédacteur du journal grec illustré Hesperos, paraissant à Leipzig (maintenant à Athènes).

Voir en outre le livre cité ci-dessus de M. Eckstein, défenseur de l'itacisme dans lequel il est montré que l'itacisme a été introduit partiellement à Paris il y a quelques années; de M. Bockh, Encyclopédie et méthodologie de la philologie, qui se tient au milieu dans cette question; de M. Schleicher, Gramm. comparée des langues indo-german. qui rejette l'itacisme, etc.

la majorité des philologues ait adopté le nouveau principe. L'autre opinion, dont je me suis fait l'interprète, était qu'il n'est pas du tout nécessaire d'attendre jusqu'à ce temps-là (car, eu égard à l'inertie de la plupart des philologues, ce serait peut-être un délai ad calendas græcas), mais qu'il vaut beaucoup mieux introduire la nouvelle prononciation dans le principal gymnase de la Hollande, l'école d'Amsterdam, afin que nous, habitants de la ville capitale, donnions un exemple, qui pourrait être suivi bientôt dans les autres provinces du royaume. A présent, la question se trouve encore dans le statu quo, mais en tout cas je trouverai bientôt l'occasion de renouveler la discussion sur ce point, et je ne me lasserai pas jusqu'à ce qu'on ait pris une décision définitive dans une matière si importante.

Dans mes derniers articles, publiés en Hollande, j'ai cité aussi la brochure récente de M. Flach, dans laquelle il traite l'avenir du classicisme en général (1). L'espace de cet article ne me permet pas de traiter ici la question en détail, mais je ne veux pas omettre (ce qui me semble le point important dans l'ouvrage de M. Flach) que le mouvement contre l'étude exclusive des langues classiques est dirigé dans une mauvaise voie sous beaucoup de rapports, et qu'il me semble beaucoup plus nécessaire de diminuer dans l'avenir l'étude du latin dans les écoles, - l'étude, en tout cas, d'une langue morte, très intéressante pour les philologues, mais dont la littérature est empruntée pour la plus grande partie à la Græcia capta, quæ ferum Romanum cepit et de réformer l'enseignement du grec. La langue grecque est une langue restée vivante, qui a eu ses changements, mais qui a gardé néanmoins le caractère de l'ancien idiome. La littérature du peuple moderne est une littérature florissante. Non seulement la langue, mais la civilisation néo-hellénique tout entière se rapproche autant que possible de l'idéal inaliénable des nobles ancêtres de cette race petite mais vaillante, qui plus tard jouera encore un rôle important dans la partie orientale de l'Europe.

Mais, avant tout, il est indispensable de changer la prononciation, et d'établir ainsi un lien solide entre le monde antique et le moderne. Je sais très bien que le côté purement scientifique de la question est difficile, et peut-être y a-t-il aussi beaucoup de défauts dans ce qu'on nomme, en un mot, l'itacisme. Mais il va sans dire que notre prononciation restera toujours plus ou moins imparfaite, que les vrais descendants des anciens Grecs ont conservé beaucoup plus fidèlement la prononciation antique de la langue maternelle qu'un millier de savants provenant des peuples romains ou germains, et que l'invention ridicule de notre compatriote Erasme doit être quittée aussitôt que possible. Je finis en espérant que les philologues du grand et illustre pays de France donneront leur appui à mes efforts.

Dr H. C. MULLER,
Privatdocent à l'Université

et Professeur au gymnase d'Amsterdam.

Il y a déjà longtemps que j'ai adressé à la Revue ce petit article, des

(1) Voir J. FLACH, Der Hellenismus der Zukunft. Ein Mahnwort. — Pour la langue et littérature néo-hellénique, voir les livres de Rangabe, Sanders, Nicolai,

tiné à invoquer le secours des savants français. Depuis ce temps-là nous avons fondé à Amsterdam la Société Philhellénique, qui dans l'article 1er de ses statuts a posé le principe « de collaborer à la solution de la question pendante de la prononciation du grec, dans l'enseignement. » Cette société, dont je suis le secrétaire, publie un journal E^^^Σ, dont le deuxième volume vient de paraître, et compte déjà environ 500 membres, répandus dans toute l'Europe, l'Amérique, etc. Parmi ces membres nous avons été fiers d'enrôler MM. Bikélas et le marquis de Queux de SaintHilaire à Paris, le célèbre helléniste dont la France vient de déplorer la perte.

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Kophiniotes, Drosinis et Kasdonis, etc., etc., dont il est fait mention dans toutes les études spéciales. Je veux ajouter ici que plusieurs littérateurs grecs illustres, comme M. le docteur Pervanoglu à Athènes, et M. Gennadios, ambassadeur à Londres, ont montré déjà un vif intérêt à mes efforts pour ressusciter la vraie prononciation du grec.

L'INTERPELLATION COMBES

(EXTRAIT DU JOURNAL OFFICIEL)

Nous reproduisons, d'après le compte rendu sténographique, les principaux passages de la discussion qui a eu lieu au Sénat les 17 et 19 juin dernier, à l'occasion d'une interpellation de M. Combes « sur la nécessité d'apporter sans retard d'importantes modifications à l'organisation de l'enseignement secondaire ».

Séance du 17 juin.

M. Combes à la parole pour développer son interpellation et débute

en ces termes :*

Messieurs, si l'interpellation que je viens développer aujourd'hui devant le Sénat ne se justifiait pas d'elle-même par l'importance de son objet, elle trouverait une raison d'être, et comme une condition d'opportunité, dans le projet hautement annoncé par M. le ministre de l'instruction publique de reconstituer en France, dans quelques centres privilégiés, avec les modifications inséparables des idées et des mœurs nouvelles, nos anciennes Universités.

A ce propos, je voudrais appeler l'attention de M. le ministre de l'instrnc-. tion publique sur la nécessité de ne pas séparer l'oeuvre qu'il médite d'une réforme indispensable et connexe à la réforme de l'enseignement secondaire... Pour que la création projetée soit sérieuse et efficace, pour qu'elle ne soit pas seulement un mirage plus ou moins brillant, un simple décor universitaire, il faut garantir d'avance aux futures Universités un cercle d'action étendu. Il faut leur assurer un nombre suffisant d'étudiants.

Or, Messieurs, la statistique la plus récente de l'enseignement supérieur, celle de 1888, ne me contente pas pleinement à cet égard. Les étudiants de toutes nos Facultés réunies atteignent seulement en 1888 le chiffre de 17 403, et, dans ce nombre, qui n'a pas dû varier beaucoup depuis, la seule académie de Paris est comprise pour plus de la moitié, pour 9 055 étudiants.

Viennent ensuite: Toulouse, avec 1 231; Bordeaux, avec 1 029; Lyon, avec 962; Montpellier, avec 890; Lille, avec 712. Les autres académies décroissent progressivement de nombre, jusqu'à tomber: Caen, à 462; Besançon, à 130, et Clermont, à 96.

A moins de supposer que les futures Universités absorberont la clientèle actuelle de toutes les Facultés de province, ce qui ne serait pas souhaitable ni peut-être facile - les cours n'y rassembleraient qu'un nombre d'étudiants beaucoup trop restreint pour réaliser le magnifique idéal que M. le ministre se trace à lui-même de leur mission et de leur rôle.

Quant à moi, Messieurs, je n'ai découvert qu'un moyen, mais un moyen certain, de procurer à nos Universités des étudiants en nombre suffisant: c'est de ne pas se borner à constituer l'enseignement supérieur en Universités; c'est

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