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fées, par exemple, autant que l'allemand et l'anglais, de l'espagnol et de l'italien. « Cette circonstance, dit Borrow, conduit naturellement à cette conclusion, que le langage des voleurs n'est point né fortuitement dans les diverses contrées où maintenant on le parle, mais qu'il a une seule et même origine, ayant été probablement inventé par les bandits d'un pays particulier, dont des individus le portèrent, avec le temps, dans d'autres pays où les principes de ce langage, sinon les mots, furent adoptés; car nous ne pouvons nous rendre compte, par aucune autre supposition, du caractère métaphorique que présente généralement l'argot dans des régions diverses et éloignées (83). » Mais ce pays, berceau de l'argot, quel est-il? Après avoir reconnu qu'il est impossible de le déterminer avec certitude, l'auteur que nous venons de citer se demande si ce pays ne serait pas l'Italie. Tout le confirme dans cette idée. D'abord les Allemands appellent l'argot Rothwelsch, c'est-à-dire italien rouge; ensuite bon nombre des mots dont se compose ce jargon, qu'on le prenne en Allemagne, de l'autre côté des Pyrénées ou dans d'autres pays plus ou moins éloignés de l'Italie, sont empruntées à la langue de cette contrée, ce qui est vrai, ou au bas latin, ce que je ne crois pas. Considérant les voleurs en général, leur manque total d'éducation, la mince connaissance qu'ils ont de leur langue maternelle, Borrow refuse d'admettre que dans aucune coutrée ils aient été capables d'avoir recours à des langues étrangères dans le but d'enrichir un vocabulaire particulier, une phraséologie à part, dont ils auraient jugé convenable de faire usage entre eux; il croit plutôt qu'ils auront étendu l'une et l'autre avec des mots qu'ils devaient, sans parler d'un surcroît de connaissances dans les arts du vol, à leur association avec des voleurs étrangers, ou chassés de leur pays pour leurs crimes, ou attirés au dehors par l'espoir du butin. Au commencement du xv° siècle, il n'y avait, en Europe, aucune nation qui pût entrer en lutte avec les Italiens pour aucune espèce d'art, qu'il tendit à l'avantage ou à l'amélioration de la société ou à son préjudice et à sa ruine (84). On retrouvait les artistes et les artisans de l'Italie dans toute l'Europe, depuis Madrid jusqu'à Moscou, comme ses charlatans (85), ses jongleurs, et nombre de ses enfants qui demandaient leur vie à la fraude et à la ruse. Tout cela mûrement pesé, l'apôtre des Gitanos regarde comme assez probable non-seulement que les Italiens aient été les inventeurs du jargon métaphorique des voleurs, qui a été appelé italien rouge, mais qu'ils en aient été les principaux propagateurs en le faisant adopter par la race des larrons dans les contrées moins civilisées de l'Europe.

Pour notre compte, nous ne sommes pas éloigné d'adopter quelque chose de ce système pour l'argot français, tel qu'il existe à présent depuis le xv° siècle; mais qui nous dit qu'il n'a point succédé à un autre jargon en usage pendant les XIII et XIVe siècles? Le silence des écrivains de ces époques, qui ne pouvaient prévoir l'intérêt que la nôtre accorderait aux classes inférieures, ne prouve absolument rien contre l'antiquité d'un langage qu'après tout Villon n'a pu inventer, et qui, suivant toute apparence, n'est pas né avec lui en 1431.

Seulement il est fort possible qu'à la suite des guerres d'Italie, qui, commencées huit ans avant la fin du xve siècle, ne se terminèrent que vers le milieu du suivant, de mauvais garnements faisant partie des armées qui s'étaient comme donné rendez-vous de l'autre côté des Alpes, aient rapporté, entre autres choses, dans leurs pays respectifs, de nouveaux mots, une phraséologie toute neuve, et, une fois licenciés, se soient empressés de les mettre en circulation parmi les misérables dont ils s'étaient hâtés d'embrasser la vie.

Il est au moins certain que vers le temps de Henri Estienne, époque à laquelle les charlatans d'Italie hantèrent la France, nombre de coupeurs de bourses infestèrent nos villes, où ils circulaient en habits de gentilshommes à partir de ce moment, l'argot « ne fut jamais en si grande perfection, » et l'art du voleur se perfectionna. « De puis que nos couppebourses ou happebourses se sont frottez aux robbes de ceux d'Italie, dit cet écrivain, il faut confesser qu'on a bien veu d'autres tours d'habileté qu'on n'avoit accoustumé de voir. Or quand je parle des couppebourses, je pren ce mot plus generalement que sa propre signification ne porte : asçavoir pour tous ceux qui sçavent si bien jouer de passe-passe par quelque façon que ce soit, que sans aucune violence ils font passer dans leur bourse l'argent qui est en celle d'autruy (86). » Qu'alors l'argot ait pris une physionomie toute nouvelle en Allemagne et en Espagne, comme en France, je le veux bien; mais qu'il soit éclos tout d'une pièce, un certain jour, dans des pays différents et éloignés, à la suite de l'évacuation de l'Italie par ceux qui se la disputaient, ou sous l'influence des filous et des vagabonds qui en étaient sortis, c'est ce que je ne puis me résigner à croire. Si l'on avait des monuments un peu considérables d'un argot quelconque appartenant d'une manière incontestable, sinon antérieure, à l'époque de Villon; si au moins l'on pouvait opérer avec quelque certitude sur le texte si singulièrement maltraité de ce recueil de ballades, on serait en droit d'exiger de nous la vérification de ce qu'il peut y avoir

d'italien dans l'argot du xve siècle, dont Borrow paraît ne pas avoir eu connaissance; car il ne nomme mème point le poëte voleur qui s'est complu à le soumettre à la rime.

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L'écrivain que nous citions tout à l'heure, Henri Estienne, qui savait assez de choses pour être excusé d'ignorer le jargon de son temps, ne voulait pas laisser à d'autres idiomes que le grec l'honneur d'en être le père. C'est chez lui un système arrêté; il ne perd aucune occasion de le proclamer. Tantôt c'est dans son Traité de la conformité du langage François avec le Grec, où il dit : « Quelcun aussi pourroit dire que j'aurois eu tort de laisser les beaux mots de jergon, dont la plus grande partie est évidemment prise du Grec : et pourtant leur feray cest honneur de leur laisser ici place. Toutesfois je diray les trois desquels il me souvient, qui sont, Arti, d'ăpros; Cri, de xpéas; Piot, de nótos (87). » Tantôt c'est dans ses Deux Dialogues du nouveau langage François, italianizě, où, parlant des courtisans << qui ne veulent ouir raison ne demie... et disent qu'ils ne se soucient pas s'ils parlent bien ou mal, pourveu qu'ils parlent comme les autres ausquels ils ont à faire, et qu'ils soyent entendus par eux : j'ay, dit-il, ma response toute preste, Qu'autant en peuvent dire les gros rustaux et les piquebeufs de leur langage, tel qu'il est : voire les gueux de leur jergon. car les uns parlent ainsi que les autres, tellement qu'ils s'entendent fort bien. Et s'il est question de faire comparaison de deux langages escorchez, on trouvera que les escorchemens des gueux sont honnestes au pris des autres. car ceux qui escorchent les mots Italiens, escorchent un langage qui est desjà escorché en partie du Latin, en partie d'autres langages mais le langage des gueux (s'il est tel qu'on dit) se trouvera estre de la race d'un tresnoble langage, et qui ne passa jamais par telle escorcherie, asçavoir du Grec : et qu'ils l'escorchent d'une plus gentile façon qu'on n'escorche aujourd'huy l'Italien (88). »

Si le grec a fourni un certain nombre de mots à l'argot de tous les pays, il est une autre langue à laquelle il en a emprunté bien davantage. Nous voulons parler du rommany, ou langue des Bohémiens. Il n'est pas rare de voir des auteurs confondre cet idiome avec l'argot des voleurs, ce qui est une erreur manifeste. En effet, le rommany est d'origine indienne (89) et ne ressemble en rien aux langues qui ont cours en Europe, tandis que l'autre n'est guère plus qu'une phraséologie de convention, basée sur certaines de ces langues. S'il faut en croire l'auteur que nous citions tout à l'heure, les Bohémiens ne comprennent point le jargon des voleurs, pendant que ceux-ci, sauf quelques exceptions peut-être, ignorent le langage

des premiers (90). Cependant, ajoute Borrow, certains mots du rommany se sont glissés dans ledit jargon, ce qui peut s'expliquer par la supposition que les Bohémiens étant eux-mêmes par leur naissance, leur éducation et leur profession, des voleurs du premier ordre (91), formèrent en différentes occasions des alliances avec les malfaiteurs des diverses contrées dans lesquelles on les trouve maintenant (92), association qui peut avoir produit le résultat que nous venons de signaler; mais il n'est pas moins à propos de faire observer que dans aucun pays de l'Europe les Bohémiens n'ont abandonné ni oublié leur langue maternelle, et adopté en place la germania, le rothwelsch ou l'argot, bien qu'ils conservent le rommany dans un état de pureté plus ou moins grand. Ce que dit, à ce sujet, le célèbre P. Hervas (93), est donc complétement dénué de fondement, s'il faut en croire Borrow, qui a pris à partie le savant jésuite, et qui emploie plus de quatre pages à le réfuter (94). Nous n'interviendrons pas dans le débat; nous essayerons seulement de l'éclairer par la déclaration de ce qui est à notre connaissance. Les Bohémiens répandus dans les Pyrénées basques s'expriment généralement dans la langue du pays; mais ils ont conservé, comme le prouve une liste que nous avons publiée ailleurs, quelques débris de leur ancien idiome. Ce qui annonce toutefois que ces débris sont peu nombreux, c'est que ces misérables, livrés en grande partie à une vie de pillage et de vagabondage, ont besoin, pour communiquer entre eux, sans être compris des Basques, de recourir fort souvent à un jargon conventionnel (pour dire, par exemple, jauna, monsieur, ils diront jau-pau-na-pa, ou jau-gau-na-gra (95), etc.), ou encore à un argot particulier, dans lequel tu fais signifiera nous faisons, et voler une pièce de toile se dira voler une queue, etc.

S IV.

On a vu plus haut ce qu'il faut penser de l'origine et du développement de l'argot dans tous les pays de l'Europe: nous rangerons donc parmi les fables ce qu'au début de son livre l'auteur du Jargon nous dit de l'argot français (96), aussi bien que l'origine qui lui a été assignée par quelques philologues tenant habituellement leurs conférences au cabaret des Enfants du Soleil, à la Courtille-lez-Paris (97). Nous nous garderons bien, cependant, de traiter avec le même dédain un autre passage qui témoigne des modifications que subissait ce même langage, non par l'effet du temps,

mais par suite de la crainte qu'éprouvaient les argotiers d'être entendus des profanes (98). Ces révolutions, qui détrônaient un mot, une phrase pour d'autres façons de parler, pouvaient s'opérer d'une manière d'autant plus absolue que la police, encore dans l'enfance, s'opposait moins aux réunions des malfaiteurs, qui pullulaient dans le royaume (99), et que ceux-ci avaient sous la main une espèce d'académie dont les décisions, dictées par l'intérêt commun, étaient aveuglément suivies. Nous voulons parler des archisuppôts de l'argot, « les plus sçavants, dit l'auteur du Jargon, les plus habiles marpauts (garçons) de toutime (tout) l'argot, qui sont des escoliers desbauchez, et quelques ratichons (prêtres), de ces coureurs qui enseignent le jargon à rouscailler bigorne (parler argot), ostent, retranchent et réforment l'argot ainsi qu'ils veulent (100), » etc. Après cela, on comprend que lors même que l'on aurait, dans toute sa pureté, le jargon et jobelin de Villon, il soit difficile de l'entendre, tout en ayant un vocabulaire du langage blesquin en usage dans le siècle suivant; et l'on peut raisonnablement supposer que, dans ceux qui précédèrent le temps du poëte voleur, ses devanciers en cette dernière qualité avaient déjà imaginé un langage à l'aide duquel ils pussent dérober aux honnêtes gens la connaissance de leurs projets.

Examinons maintenant l'argot tel qu'il nous est parfaitement connu, c'est-à-dire depuis la fin du xvr° siècle, et cherchons à déterminer les divers caractères, les divers éléments dont il se compose.

Ainsi que nous le disions tout à l'heure, son caractère le plus général est d'être métaphorique; le plus souvent le mot qui, en français, sert à désigner un objet, une idée, est remplacé par un autre mot, également français, qui exprime l'une des qualités, l'un des attributs de cet objet, de cette idée, ou qui indique une comparaison.

D'autres fois, pour déguiser les mots qu'il emploie, l'argot en conserve la tête, et dénature la dernière ou les dernières syllabes. S'il n'est pas sans exemple qu'il ajoute, plus ordinairement il retranche, et l'apocope est peut-être de toutes les figures de grammaire celle qu'il affectionne le plus. Au reste, on sait que ce procédé, comme l'emploie l'argot, qui supprime souvent la moitié d'un mot, n'est point particulier à cette langue, puisque de kilogramme, d'hectogramme, nous avons fait kilo, hecto, tout court, et que les Anglais, encore plus avares de leur temps que nous, ont abrégé cousin en coz, cabriolet en cab, etc. Nous ne parlons pas des mots démoc, soc, réac, etc., que nous avons vu se former, en 1848, dans les ruisseaux de Paris : ce n'est pas du français; mais est-ce bien de l'argot?

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