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perpétuellement tendu ou le fatigue en lui faisant trop porter. Il ne faudra point, suivant l'expression de Burnouf que nous citions tout à l'heure, étaler à des commençants les curiosités de la science, ni sacrifier le principal à l'accessoire en leur parlant des racines sanscrites ou de la conjugaison celtique à propos de l'accord du participe passé. N'oublions point que la philologie n'est pas ici le but, mais le moyen.

S'il est difficile de proportionner la somme d'érudition à l'intelligence de l'enfant, et si ce dosage est peut-être pour le maître l'opération la plus délicate, il est plus important encore de ne livrer aux élèves que les résultats de l'érudition tout à fait assurés, et de proscrire avec sévérité les notions suspectes ou simplement douteuses. Certes, quand je publiai en 1866 ma Grammaire historique, pour engager nos professeurs et nos maîtres à substituer dans leur enseignement grammatical les explications aux simples affirmations, et à rendre plus rapide l'étude de la langue maternelle en soulageant ainsi la mémoire de tout ce que la raison peut lui enlever, j'étais loin de croire, je l'avoue, à un abandon aussi prompt et aussi radical de l'ancienne méthode purement mécanique.

Je comptais sans la furie qui nous porte d'un bond aux points les plus opposés, et qui fait qu'aujourd'hui, comme le remarque finement M. Bréal, « la grammaire comparée, ne trouvant plus d'obstacle devant elle, paraît prête à inonder nos classes. » Maintenant que l'hérésie est devenue doctrine officielle, la méthode philologique n'a pas de défenseurs plus chaleureux que ceux-là mêmes qui dédaignaient de lui faire l'honneur de la discussion, et tel professeur qui m'accusait plaisamment, en 1866, de réclamer la création dans nos écoles primaires de cinquante mille chaires de vieux français, serait tout prêt aujourd'hui à enseigner aux enfants de huit ans les racines sanscrites ou les éléments de l'ancien perse. Dans leur ardeur de propagande, quelques

néophytes plus zélés encore ont fabriqué en toute hâte, et en puisant à des sources troublées, des livres dont l'intention est pure, mais dont l'érudition est assez plaisante. L'un nous apprend que « l'article a été inventé au treizième siècle par un chroniqueur nommé Villehardouin1» et que « depuis ce temps il n'a jamais varié; » que « nous avons emprunté aux Italiens le participe passé du verbe être en transformant stato en esté, puis été, et qu'on disait à l'origine je suis été, parce que l'italien dit sono stato. » L'autre, dans un livre fort répandu dans nos écoles primaires, veut prouver aux Allemands que nous avons la tête plus philologique qu'ils ne le croient, et pour regagner le temps perdu, met les enfants au sanscrit dès la salle d'asile:

Pourquoi étre fait-il je suis? (Page 88, § 114.)

Parce que la forme primitive de la première personne du présent de l'indicatif est asmi. Asmi se décompose ainsi as-mi. As est une racine attributive qui signifiait à l'origine souffler, respirer; mi, désinence ou terminaison personnelle, est une racine pronominale qui signifie moi. L'ensemble veut dire exactement souffler moi.

Pourquoi le verbe français change-t-il de terminaison aux différentes personnes de chaque temps? C'est très-simple:

S115. Tout verbe appartenant à la seconde conjugaison principale indo-européenne ou aryaque se compose de trois parties : 1o une racine attributive; 2o une racine pronominale ou démonstrative; 3o une seconde racine pronominale qui représente la personne, et que nous nommons la désinence ou terminaison personnelle. Par exemple, le sanskrit bodhami, qui veut dire je sais, se décompose ainsi : bodh-a-mi. Bodh est la racine attributive et si

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gnifie savoir en général; a est une racine démonstrative que nous pourrions traduire par là; mi est une seconde racine pronominale ou démonstrative équivalente à moi. Bodh-a-mi signifie donc littéralement savoir là moi. Les verbes de la seconde conjugaison principale sont les moins anciens, mais de beaucoup les plus nombreux. La racine démonstrative (a) qui entre dans ces verbes n'est pas toujours la même. On l'appelle la caractéristique. Dans les premiers temps de nos langues, pour conjuguer un verbe il suffisait de juxtaposer la racine attributive, la caractéristique et la désinence personnelle.

Au moment de la séparation des peuples aryaques ou indoeuropéens, le présent de l'indicatif du verbe aimer se conjuguait ainsi en latin: Singulier. Am-a-mi, am-a-si, am-a-ti; pluriel. Am-a-masi, am-a-tasi, am-a-nti.

Et voilà pourquoi votre fille est muette. Les Allemands ne seront-ils point jaloux de ce raffinement philologique? Enseigner aux Français de neuf ans la conjugaison du latin préhistorique, quelque chose comme un latin plus vieux de dix ou quinze siècles que la ville de Rome, et que l'école philologique moderne a restitué par une patiente induction, comme Cuvier reconstruisait les animaux primitifs avec quelques débris des fossiles!

Le latin préhistorique et le sanscrit ne sont rien encore: il n'y a point de bonne philologie comparative sans un peu de celtique. Et que dirait-on à Berlin si nous oubliions d'y mettre le grec et les langues germaniques? Pourquoi prince fait-il princesse? « Parce que esse est une finale qui sert à former le féminin, et que cette finale vient du celtique et non du grec, comme on le croit communément (p. 35). » Pourquoi le participe passé de aimé est-il terminé en é?

Parce qu'il a perdu le t de amatum, et que le t est une lettre caractéristique du participe passé. Le participe bas-breton a la terminaison et dans tous les verbes, le participe allemand l'a aussi, et celle du participe anglais est ed. A quelques siècles en arrière,

il y eut donc un immense territoire pour lequel la forme du participe passé se trouvait la même ; et jusqu'au dix-huitième siècle, l'ancient final de aimé laissa des traces de son existence.

Pourquoi étre fait-il je fus ? « Parce que fus représente le latin fu, le grec phu et le sanscrit thu, et dans cette dernière langue la racine thus signifie croître, pousser (S 120). »

Notre grammairien passe-t-il du sanscrit ou du zend à la langue française, sa pénétration philologique ne l'abandonne pas, et lui réserve des découvertes tout à fait inattendues. Nous croyions tous jusqu'ici que semi (dans les composés tels que semi-circulaire) est un mot invariable; jouant le rôle de préfixe et emprunté au latin par les savants vers la fin du seizième siècle. Notre philologue à changé tout cela : semi est un adjectif, il a un féminin, il a même un pluriel :

S 149. Les adjectifs nu et semi sont invariables quand ils précèdent le substantif, et sont variables quand ils le suivent. Explication historique : Nu et semi précédant le substantif variaient autrefois (!). On ne peut invoquer que l'usage en faveur de leur invariabilité.

L'explication historique vaut la règle.

Nous ne pouvions passer sous silence cet amas d'excentricités. philologiques, pour laisser à nos adversaires le facile triomphe de faire retomber sur la méthode historique cette double ignorance de toute philologie et de tout français. Qu'aura-t-on gagné au change si, au lieu d'hébéter l'enfant avec les abstractions de la grammaire philosophique, on l'hébète autrement, mais aussi sûrement avec les racines attributives de la conjugaison principale aryaque ou indoeuropéenne? Mieux vaut retourner à l'enseignement purement machinal des règles; car ce n'est point davantage par

l'application d'une érudition mal entendue que « la grammaire cessera d'être une charge indigeste de la mémoire, pour devenir, dans la limite du possible, un exercice de la raison1. >>

Tours, 29 juillet 1874.

1. Baudry, Questions scolaires. Paris, Hachette, 1873, p. 51.

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