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La Turquie accueillit les avances du royaume hellénique. Le grand vizir déclara vouloir conserver les bonnes relations existantes entre les deux États voisins, et en comprendre la nécessité. Le sultan s'exprima de même (1). Mais la Grèce n'était pas seule à briguer l'amitié turque. La Russie également la cultivait. Les dirigeants de la Porte ne se livrèrent pas*.

Des élans enthousiastes il fallut en venir aux réalités beaucoup moins séduisantes, aux questions en litige, notamment à celle du brigandage et à celle de la nationalité.

Au printemps de 1872, Bulgaris disait à Pottenburg, l'envoyé de l'Autriche : « Il n'y a plus de brigands, ils sont tous partis pour la Turquie (2).» Et cependant il est constamment question du brigandage dans les dépêches grecques entre 1872 et 1874. Entre temps, les brigands étaient sans doute revenus.

Ils profitaient de la dissolution par les Grecs des colonnes mixtes (3), dissolution, à laquelle la Turquie avait répondu en employant de nouveau des Albanais irréguliers à la garde de ses frontières (4). Il était indispensable qu'un nouvel accord intervînt entre les deux gouvernements.

Les ministres d'Angleterre et d'Autriche s'intéressaient à la question (5), d'autant plus que certains consuls russes, comme ceux de Janina et d'Arta, passaient pour avoir des accointances avec les chefs de bandes (6).

Des négociations s'ouvrirent entre la Grèce et la Turquie. Des projets furent échangés. La Porte donna une preuve de ses bonnes dispositions en confiant à un chef énergique, Mehemet-Ali-pacha, la surveillance de ses frontières*. Finalement en 1874, une nouvelle entente s'établit.

Pour l'affaire de l'indigénat ou de la nationalité, il n'en fut pas de même.

La Porte avait pourtant hâte d'aboutir. Elle avait soulevé la

(1) Rap. grecs de Const., 25 juin et 5 août 1872.

(2) Rap. aut. d'Athènes, 6 avril 1872.

(3) Inst. grecques à Const., 2 déc. 1871.

(4) Rap. aut. d'Athènes, 9 et 16 déc. 1871.

(5) Circ. grecque du 31 mai 1872; rap. grecs de Vienne, 7 juin ; de Const., 24 juin 1872. (6) Rap. aut. d'Athènes, 25 mai 1872.

question avant même que Kalergis n'eût été envoyé à Constantinople (1). Dès qu'il fut arrivé, Server-pacha l'en entretint (2). La Grèce n'était pas pressée. La Porte, pour exciter son zèle, prétendit une fois de plus trancher le débat toute seule (3). Le ministre grec crut pouvoir se plaindre, mais le ministre des Affaires étrangères ottoman répondit : « Votre Excellence n'a rien à reconnaître, ni à accepter. Nous ordonnons aujourd'hui ceci, en dehors de vous; et une fois que nous aurons commencé, nous prorogerons (4). »

En mai 1874, la Porte avait indiqué à la Grèce un délai de trois mois pour résoudre la question de la nationalité. Le 10 septembre suivant, elle fit constater au gouvernement hellénique que le délai était expiré, et qu'elle se voyait obligée d'imposer sa solution (5). La légation de Grèce se plaignit et fit appel à l'équité de la Turquie (6). La Porte consentit à suspendre l'application des mesures qu'elle avait envisagées; elle accordait à la Grèce un nouveau délai de six mois à dater du 30 septembre.

« Je prie votre Excellence, écrivit Aarifi-pacha à Simos, l'envoyé grec, de porter cette décision à la connaissance du gouvernement de S. M. le roi et de lui exprimer notre espoir qu'en même temps qu'il saura apprécier cette nouvelle concession de notre part, il voudra bien prêter son concours efficace en vue d'arriver à une solution satisfaisante de cette importante question dans l'intervalle du temps sus-énoncé. Je me fais un devoir de vous prévenir que, passé ce délai, le gouvernement impérial ne pourra accorder aucune nouvelle prorogation (7). ›

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Comme réponse, le 1er octobre, Simos n'envoya qu'un accusé de réception. Aarifi aurait souhaité une déclaration explicite, comme un engagement verbal. Quand il l'apprit, Simos, qui jouait au plus fin, ne put, dit-il, s'empêcher de rire (8). Le gouvernement

(1) Rap. grec de Const., 28 nov. 1871. (2) Rap. grec de Const., 28 mai 1872.

(3) Min. grec à Rhazis, Const, 7 avril 1873, et rap. russe de Const., 23 avril 1874. (4) Rap. grec de Const., 30 mai 1874.

(5) Gouv. turc au min. grec à Const., 10 sept. 1874.

(6) Min. grec au gouv. turc, Const., 14 sept. 1874; rap. grec de Const., 23 sept. 1874. (7) Aarifi-pacha à Simos, Const., 30 sept. 1874.

grec lui envoya une longue dépêche remplie de bonnes assurances, pour qu'Aarifi fût satisfait (1). Un projet d'arrangement suivit (2), mais il était inacceptable. Les deux gouvernements décidèrent de confier le règlement de l'affaire à une commission qui siégerait à Constantinople. Les six mois s'écoulèrent sans qu'on pût aboutir. Et le délai, malgré la mise en demeure d'Aarifi, fut prolongé encore*. La Grèce cherchait ainsi à duper la Turquie. Mais la Turquie se promettait à son tour de duper la Grèce, en préparant l'établissement de Circassiens en Thessalie. Elle voulait dresser ainsi une barrière à l'hellénisme*.

Des deux côtés de la frontière, on se comblait de prévenances, mais l'on prenait ses sûretés et l'on préparait l'avenir*.

Dans ces conditions, puisqu'une entente complète et sincère avec la Porte apparaissait comme impossible, la Grèce ne pouvait pas rester indéfiniment le dos tourné à l'Europe.

Au mois de juin 1874, le gouvernement hellénique rétablissait des légations dans les grandes capitales. Coundouriotis était envoyé à Paris; Valaoritis à Londres; Ranghabé à Berlin; Braïla à Pétersbourg; Meletopoulo à Rome.

Le travail ne devait pas manquer aux diplomates grecs. L'Allemagne était pressée de voir ratifier la convention qui l'autorisait à entreprendre des fouilles à Olympie (3). La Grèce voulait avoir sa part dans l'organisation internationale des tribunaux d'Égypte (4), et elle ne pouvait l'obtenir qu'avec l'agrément des puissances. Elle se proposait d'émettre un emprunt; pour cette opération encore, le concours des puissances garantes était indispensable. Plusieurs conventions commerciales devaient être négociées, des traités d'extradition, etc...

Cependant, à toutes ces questions importantes mais non pas dominantes, la vie de la Grèce n'était point suspendue. Sa politique extérieure semblait être à ce moment comme dans le prolongement de sa politique intérieure. L'hellénisme paraissait ramené à Athènes.

(1) Inst. grecques à Const., 7 oct. 1874.

(2) Rap. grec de Const., 24 oct. 1874.

(3) Convention signée à Athènes le 25 avril 1874.

(4) Volumineuse correspondance à ce sujet au min. des Aff. étr. d'Athènes.

Une fièvre intense y régnait.

Sur le marché d'Athènes, depuis quelques mois, étaient jetés les capitaux grecs accumulés en masse sur les places de l'étranger, de Marseille à Alexandrie,de Trieste à Odessa. L'on ne parlait que de grandes entreprises à créer, entreprises financières, industrielles, commerciales, par lesquelles la Grèce devait être comme régénérée (1). Tout le monde spéculait. Des fortunes s'édifiaient, puis croulaient, puis se relevaient. L'agiotage tournait toutes les têtes.

L'exaspération des passions politiques allait avec la fièvre de l'argent. Athènes et la Grèce étaient la proie des intrigues et des discordes. Les ministères et le pouvoir royal semblaient entraînés dans le tourbillon.

Le 17 février 1874, le ministère Deligeorges avait perdu la majorité. Un cabinet Bulgaris l'avait remplacé. Au mois de mars, Lombardo avait posé la question du régime, le roi avait parlé d'abdiquer. Bulgaris avait voulu se retirer, mais personne n'avait accepté sa succession. La Chambre avait été dissoute. Bulgaris avait repris le pouvoir malgré lui. Les élections avaient été mouvementées. Des mesures sévères avaient dû être prises à l'égard de l'opposition. Le 9 mai 1875, Tricoupi avait remplacé Bulgaris. Son ministère semblait condamné par avance.

Et comme pour porter le désordre à son comble, la presse européenne et surtout la presse allemande, à la solde de la politique ou de la finance on ne savait (2), répandait sur le compte de la Grèce des nouvelles sensationnelles et malveillantes. Un jour, elle annonçait la vacance du trône de Grèce et l'avènement prochain du duc de Nassau, officier de l'armée prussienne*. Un autre jour, elle voulait faire croire qu'une flotte russe allait arriver au Pirée pour se mettre à la disposition du roi (3).

C'était comme si l'Europe jouait sur la Grèce, spéculait sur son avenir malheureux ou brillant. On ne la quittait pas des yeux. Et c'était une raison de plus pour qu'elle ne regardât rien en dehors d'elle.

(1) D'après Ferry, rap. fr. d'Athènes, 3 avril 1873 (2) Rap. grec de Vienne, 16 et 22 juin 1875.

CHAPITRE IX

Le Soulèvement des Slaves balkaniques

L'abstention des Grecs

(Juillet 1875 - Mars 1877)

I. La Grèce et le soulèvement des Slaves

(1875 - 1876)

La Grèce ne devait pas être laissée longtemps à elle-même; car la situation générale se troublait.

Bismarck en était à ses coups de tête (1) contre la France. Pour qu'il recouvrât contre elle sa liberté d'action, il pouvait souhaiter que les autres puissances fussent occupées ailleurs, en Orient par exemple. La politique allemande en Grèce devint active quand arriva comme ministre à Athènes M. de Radowitz, assisté de M. d'Erenthal. L'un et l'autre avaient l'ardeur, l'orgueil, l'exaltation de leur jeune patrie*. Les Allemands, parfois des officiers*, devaient venir nombreux à l'occasion des fouilles allemandes d'Olympie. Ils cherchaient à plaire. Et le roi, qui très ingénument avait encouragé l'idée de la convention des fouilles*, devait quelque temps plus tard, plus ingénument encore, mettre auprès de son fils aîné, le futur roi Constantin, un allemand M. Lüders, sans crainte de mécontenter ses sujets*, et de laisser l'Allemagne prendre pied non seulement dans son royaume, mais encore dans sa maison. L'Allemagne était un facteur nouveau en Orient. Quand elle s'y montra, l'Angleterre qui n'y était pas oubliée mais qui s'était

(1) Expression du ministre de Danemark à Vienne, rap. du 7 mars 1875.

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