ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos desirs et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin, il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne; et j'ai, sur ce sujet, l'ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes desirs; je me sens un cœur à aimer toute la terre, et, comme Alexandre, je souhaiterois qu'il y eût d'autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. SGANARELLE. Vertu de ma vie, comme vous débitez! Il semble que vous ayez appris cela par cœur, et vous parlez tout comme un livre. DON JUAN. Qu'as-tu à dire là-dessus? SCANARELLE. Ma foi! j'ai à dire... Je ne sais que dire; car vous tournez les choses d'une manière qu'il semble que vous avez raison, et cependant il est vrai que vous ne l'avez pas. J'avois les plus belles pensées du monde, et vos discours m'ont brouillé tout cela. Laissez faire; une autre fois je mettrai mes raisonnements par écrit pour disputer avec vous. DON JUAN. Tu feras bien. SCANARELLE. Mais, monsieur, cela seroit-il de la permission que vous m'avez donnée, si je vous disois que je suis tant soit peu scandalise de la vie que vous menez? DON JUAN. Comment! quelle vie est-ce que je mène? SGANARELLE. Fort bonne. Mais, par exemple, de vous voir tous les mois vous marier comme vous faites. DON JUAN. Y a-t-il rien de plus agréable? SGANARELLE. Il est vrai; je conçois que cela est fort agréable et fort divertissant, et je m'en accommoderois assez, moi, s'il n'y avoit point de mal; mais, monsieur, se jouer ainsi d'un mystère sacré, et... DON JUAN. Va, va, c'est une affaire entre le ciel et moi, et nous la démèlerons bien ensemble sans que tu t'en mettes en peine. SGANARELLE. Ma foi! monsieur, j'ai toujours ouï dire que c'est une méchante raillerie que de se railler du ciel, et que les libertins ne font jamais une bonne fin. DON JUAN. Hola! maître sot; vous savez que je vous ai dit que je n'aime pas les faiseurs de remontrances. SGANARELLE. Je ne parle pas aussi à vous, Dieu m'en garde; vous savez ce que vous faites, vous, et, si vous ne croyez rien, vous avez vos raisons; mais il y a de certains petits impertinents dans le monde qui sont libertins sans savoir pourquoi, qui font les esprits forts parce qu'ils croient que cela leur sied bien; et, si j'avois un maître comme cela, je lui dirois fort nettement, le regardant en face: Osez-vous bien ainsi vous jouer au ciel, et ne tremblez-vous point de vous moquer comme vous faites des choses les plus saintes? C'est bien à vous, petit ver de terre, petit mirmidon que vous êtes (je parle au maître que j'ai dit), c'est bien à vous à vouloir vous mêler de tourner en raillerie ce que tous les hommes révèrent? Pensez-vous que pour être de qualité, pour avoir une perruque blonde et bien frisée, des plumes à votre chapeau, un habit bien doré et des rubans couleur de feu (ce n'est pas à vous que je parle, c'est à l'autre), pensez-vous, dis-je, que vous en soyez plus habile homme, que tout vous soit permis et qu'on n'ose vous dire vos vérités? Apprenez de moi, qui suis votre valet, que le ciel punit tôt ou tard les impies, qu'une méchante vie amène une méchante mort, et que... DON JUAN. Paix. SGANARELLE. De quoi est-il question? DON JUAN. Il est question de te dire qu'une beauté me tient au cœur, et qu'entraîné par ses appas je l'ai suivie jusqu'en cette ville. SGANARELLE. Et n'y craignez-vous rien, monsieur, de la mort de ce commandeur que vous tuâtes il y a six mois? DON JUAN. Et pourquoi craindre? Ne l'ai-je pas bien tué? SGANARELLE. Fort bien, le mieux du monde, et il aurait tort de se plaindre. DON JUAN. J'ai eu ma grace de cette affaire. SGANARELLE. Qui; mais cette grace n'éteint pas peut-être le ressentiment des parents et des amis, et... DON JUAN. Ah! n'allons point songer au mal qui nous peut arriver, et songeons seulement à ce qui nous peut donner du plaisir. La personne dont je te parle est une jeune fiancée, la plus agréable du monde, qui a été conduite ici par celui même qu'elle y vient épouser, et le hasard me fit voir ce couple d'amants trois ou quatre jours avant leur voyage. Jamais je n'ai vu deux personnes être si contentes l'une de l'autre et faire éclater plus d'amour. La tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l'émotion; j'en fus frappé au cœur et mon amour commença par la jalousie. Oui, je ne pus souffrir d'abord de les voir si bien ensemble; le dépit alluma mes desirs, et je me figurai un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence et rompre cet attachement dont la délicatesse de mon cœur se tenoit offensée; mais jusques ici tous mes efforts ont été inutiles, et j'ai recours au dernier remède. Cet époux prétendu doit aujourd'hui régaler sa maîtresse d'une promenade sur mer. Sans t'en avoir rien dit, toutes choses sont préparées pour satisfaire mon amour, et j'ai une petite barque et des gens avec quoi fort facilement je prétends enlever la belle. SGANARELLE. Ah! monsieur... DON JUAN. Hen? SGANARELLE. C'est fort bien fait à vous, et vous le prenez comme il faut; il n'est rien tel en ce monde que de se contenter. DON JUAN. Prépare-toi donc à venir avec moi, et prends soin toi-même d'apporter toutes mes armes, afin que... (apercevant done Elvire.) Ah! rencontre fâcheuse. Traître! tu ne m'avois pas dit qu'elle étoit ici elle-même. SGANARELLE. Monsieur, vous ne me l'avez pas demandé. DON JUAN. Est-elle folle, de n'avoir pas changé d'habit et de venir en ce lieu-ci avec son équipage de campagne? SCÈNE III. DONE ELVIRE, DON JUAN, SGANARELLE. DONE ELVIRE. Me ferez-vous la grace, don Juan, de vouloir bien me reconnoître? Et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté? DON JUAN. Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendois pas ici. DONE ELVIRE. Oui, je vois bien que vous ne m'y attendiez pas; et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne l'espérois, et la manière dont vous le paroissez me persuade pleinement ce que je refusois de croire. J'admire ma simplicité et la foiblesse de mon cœur à douter d'une trahison que tant d'apparences me confirmoient; j'ai été assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte, pour me vouloir tromper moi-même et travailler à démentir mes yeux et mon jugement; j'ai cherché des raisons pour excuser à ma tendresse le relachement d'amitié qu'elle voyoit en vous, et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d'un départ si précipité pour vous justifier du crime dont ma raison vous accusoit. Mes justes soupçons chaque jour avoient beau me parler, j'en rejetois la voix qui vous rendoit criminel à mes yeux et j'écoutois avec plaisir mille chimères ridicules qui vous peignoient innocent à mon cœur; mais, enfin, cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d'œil qui m'a reçue m'apprend bien plus de choses que je ne voudrois en savoir. Je serai bien aise pourtant d'ouïr de votre bouche les raisons de votre départ. Parlez, don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier. DON JUAN. Madame, voilà Sganarelle qui sait pourquoi je suis parti. SGANARELLE, bas, à don Juan. Moi, monsieur? Je n'en sais rien, s'il vous plaît. DONE ELVIRE. Eh bien! Sganarelle, parlez; il n'importe de quelle bouche j'entende ces raisons. DON JUAN, faisant signe à Sganarelle d'approcher. Allons, parle donc à madame. SGANARELLE, bas, à don Juan. Que voulez-vous que je dise? DONE ELVIRE. Approchez, puisqu'on le veut ainsi, et me dites un peu les causes d'un départ si prompt. DON JUAN. Tu ne répondras pas? SGANARELLE, bas, à don Juan. Je n'ai rien à répondre; vous vous moquez de votre serviteur. DON JUAN. Veux-tu répondre, te dis-je? SGANARELLE. Madame... DONE ELVIRE. Quoi? SGANARELLE, se tournant vers son maître. Monsieur. SGANARELLE. Madame, les conquérants, Alexandre et les autres mondes sont cause de notre départ. Voilà, monsieur, tout ce que je puis dire. DONE ELVIRE. Vous plaît-il, don Juan, nous éclaircir ces beaux mystères? DON JUAN. Madame, à vous dire la vérité... DONE ELVIRE. Ah! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour et qui doit être accoutumé à ces sortes de choses! J'ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d'une noble effronterie? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous m'aimez toujours avec une ardeur sans égale et que rien n'est capable de vous détacher de moi que la mort? Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m'en donner avis; qu'il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n'ai qu'à m'en retourner d'où je viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu'il vous sera possible; qu'il est certain que vous brûlez de me rejoindre et qu'éloigné de moi vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son ame? Voilà comme il faut vous défendre et non pas être interdit comme vous êtes. |