un peu marcher à pied. (les apercevant tous deux.) O ciel! que vois-je ici? Quoi! mon frère, vous voilà avec notre ennemi mortel! DON CARLOS. Notre ennemi mortel? DON JUAN, mettant la main sur la garde de son épée. Oui, je suis don Juan moi-même, et l'avantage du nombre ne m'obligera pas à vouloir déguiser mon nom. DON ALONSE, mettant l'épée à la main. Ah! traître, il faut que tu périsses, et... (Sganarelle court se cacher.) DON CARLOS. Ah! mon frère, arrêtez. Je lui suis redevable de la vie, et, sans le secours de son bras, j'aurois été tué par des voleurs que j'ai trouvés. DON ALONSE. Et voulez-vous que cette considération empêche notre vengeance? Tous les services que nous rend une main ennemie ne sont d'aucun mérite pour engager notre ame; et, s'il faut mesurer l'obligation à l'injure, votre reconnoissance, mon frère, est ici ridicule; et comme l'honneur est infiniment plus précieux que la vie, c'est ne devoir rien proprement que d'être redevable de la vie à qui nous a ôté l'honneur. DON CARLOS. Je sais la différence, mon frère, qu'un gentilhomme doit toujours mettre entre l'un et l'autre, et la reconnoissance de l'obligation n'efface point en moi le ressentiment de l'injure; mais souffrez que je lui rende ici ce qu'il m'a prêté, que je m'acquitte sur-le-champ de la vie que je lui dois par un délai de notre vengeance et lui laisse la liberté de jouir, durant quelques jours, du fruit de son bienfait. DON ALONSE. Non, non, c'est hasarder notre vengeance que de la reculer, et l'occasion de la prendre peut ne plus revenir. Le ciel nous l'offre ici, c'est à nous d'en profiter. Lorsque l'honneur est blessé mortellement, on ne doit point songer à garder aucunes mesures; et si vous répugnez à prêter votre bras à cette action, vous n'avez qu'à vous retirer et laisser à ma main la gloire d'un tel sacrifice. DON CARLOS. De grace, mon frère... DON ALONSE. Tous ces discours sont superflus; il faut qu'il meure. DON CARLOS. Arrêtez, vous dis-je, mon frère. Je ne souffrirai point du tout qu'on attaque ses jours, et je jure le ciel que je le défendrai ici contre qui que ce soit, et je saurai lui faire un rempart de cette même vie qu'il a sauvée; et, pour adresser vos coups, il faudra que vous me perciez. DON ALONSE. Quoi! vous prenez le parti de notre ennemi contre moi, et loin d'être saisi à son aspect des mêmes transports que je sens, vous faites voir pour lui des sentiments pleins de douceur! DON CARLOS. Mon frère, montrons de la modération dans une action légitime, et ne vengeons point notre honneur avec cet emportement que vous témoignez. Ayons du cœur dont nous soyons les maîtres, une valeur qui n'ait rien de farouche et qui se porte aux choses par une pure délibération de notre raison et non point par le mouvement d'une aveugle colère. Je ne veux point, mon frère, demeurer redevable à mon ennemi, et je lui ai une obligation dont il faut que je m'acquitte avant toute chose. Notre vengeance, pour être différée, n'en sera pas moins éclatante; au contraire, elle en tirera de l'avantage, et cette occasion de l'avoir pu prendre la fera paroître plus juste aux yeux de tout le monde. DON ALONSE. Oh! l'étrange foiblesse et l'aveuglement effroyable de hasarder ainsi les intérêts de son honneur pour la ridicule pensée d'une obligation chimérique! DON CARLOS. Non, mon frère, ne vous mettez pas en peine. Si je fais une faute je saurai bien la réparer, et je me charge de tout le soin de notre honneur; je sais à quoi il nous oblige, et cette suspension d'un jour, que ma reconnoissance lui demande, ne fera qu'augmenter l'ardeur que j'ai de le satisfaire. Don Juan, vous voyez que j'ai soin de vous rendre le bien que j'ai reçu de vous, et vous devez par là juger du reste, croire que je m'acquitte avec même chaleur de ce que je dois et que je ne serai pas moins exact à vous payer l'injure que le bienfait. Je ne veux point vous obliger ici à expliquer vos sentiments, et je vous donne la liberté de penser à loisir aux résolutions que vous avez à prendre. Vous connoissez assez la grandeur de l'offense que vous nous avez faite, et je vous fais juge vous-même des réparations qu'elle demande. Il est des moyens doux pour nous satisfaire; il en est de violents et de sanglants: mais enfin, quelque choix que vous fassiez, vous m'avez donné parole de me faire faire raison par don Juan. Songez à me la faire, je vous prie, et vous ressouvenez que, hors d'ici, je ne dois plus qu'à mon honneur. DON JUAN. Je n'ai rien exigé de vous, et vous tiendrai ce que j'ai promis. DON CARLOS. Allons, mon frère; un moment de douceur ne fait aucune injure à la sévérité de notre devoir. SCÈNE VI. DON JUAN, SGANARELLE. DON JUAN. Hola! eh! Sganarelle! SGANARELLE, Sortant de l'endroit où il étoit caché. Plaît-il? DON JUAN. Comment! coquin, tu fuis quand on m'attaque! SGANARELLE. Pardonnez-moi, monsieur; je viens seulement d'ici près. Je crois que cet habit est purgatif et que c'est prendre médecine que de le porter. DON JUAN. Peste soit l'insolent! Couvre au moins ta poltronnerie d'un voile plus honnête. Sais-tu bien qui est celui à qui j'ai sauvé la vie? SGANARELLE. Moi? non. DON JUAN. C'est un frère d'Elvire. SGANARELLE. Un... DON JUAN. Il est assez honnête homme, il en a bien usé, et j'ai regret d'avoir démêlé avec lui. SGANARELLE. Il vous seroit aisé de pacifier toutes choses. DON JUAN. Qui; mais ma passion est usée pour done Elvire, et l'engagement ne compâtit point avec mon humeur. J'aime la liberté en amour, tu le sais, et je ne saurois me résoudre à renfermer mon cœur entre quatre murailles. Je te l'ai dit vingt fois, j'ai une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m'attire. Mon cœur est à toutes les ! belles, et c'est à elles à le prendre tour à tour et à le garder tant SCANARELLE. Vous ne le savez pas ? SGANARELLE. Bon; c'est le tombeau que le commandeur faisoit faire lors que vous le tuâtes. DON JUAN. Ah! tu as raison. Je ne savois pas que c'étoit de ce côté-ci qu'il étoit. Tout le monde m'a dit des merveilles de cet ouvrage, aussi bien que de la statue du commandeur, et j'ai envie de l'aller voir. SGANARELLE. Monsieur, n'allez point là. SGANARELLE. Cela n'est pas civil d'aller voir un homme que vous avez tué. qu'il doit recevoir de bonne grace s'il est galant homme. Allons, entrons dedans. (Le tombeau s'ouvre et l'on voit la statue du commandeur.) SGANARELLE. Ah! que cela est beau! Les belles statues! le beau marbre! les beaux piliers! Ah! que cela est beau! Qu'en dites-vous, monsieur? DON JUAN. Qu'on ne peut voir aller plus loin l'ambition d'un homme mort; et ce que je trouve admirable, c'est qu'un homme qui s'est passé durant sa vie d'une assez simple demeure en veuille avoir une si magnifique pour quand il n'en a plus que faire. SGANARELLE. Voici la statue du commandeur. en vie et qu'il s'en va parler; il jette des regards sur nous qui me DON JUAN. Il auroit tort; et ce seroit mal recevoir l'honneur que je lui fais. Demande-lui s'il veut venir souper avec moi. SGANARELLE. C'est une chose dont il n'a pas besoin, je crois. DON JUAN. Demande-lui, te dis-je. SGANARELLE. Vous moquez-vous? Ce seroit être fou que d'aller parler à une statue. DON JUAN. Fais ce que je te dis. SGANARELLE. Quelle bizarrerie! Seigneur commandeur... (à part.) Je ris de ma sottise; mais c'est mon maître qui me la fait faire. (haut.) Seigneur commandeur, mon maître don Juan vous demande si vous voulez lui faire l'honneur de venir souper avec lui. (La statue baisse la téte.) Ah! DON JUAN. Qu'est-ce? Qu'as-tu? Dis donc. Veux-tu parler? SGANARELLE, baissant la tête comme la statue. La statue... DON JUAN. Eh bien! que veux-tu dire, traître? SGANARELLE. Je vous dis que la statue... DON JUAN. Eh bien! la statue? Je t'assomme, si tu ne parles. DON JUAN. La peste le coquin! SGANARELLE. Elle m'a fait signe, vous dis-je; il n'est rien de plus vrai. Allez-vous-en lui parler vous-même pour voir. Peut-être... DON JUAN. Viens, maraud, viens. Je te veux bien faire toucher au doigt ta poltronnerie; prends garde. Le seigneur commandeur voudroit-il venir souper avec moi? (La statue baisse encore la téte.) SGANARELLE. Je ne voudrois pas en tenir dix pistoles. Eh bien! monsieur? DON JUAN. Allons, sortons d'ici. SGANARELLE, seul. Voilà de mes esprits forts qui ne veulent rien croire. |