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DE MOLIÈRE

ET DE DESTOUCHES.

Extrait d'un discours prononcé, à l'Académie françoise, le 25 août 1754, par Gresset, répondant à Boissy reçu à la place de Destouches.

MESSIEURS,

Des succès éclatants et toujours légitimes ont marqué presque tous les pas de M. Destouches dans la carrière dramatique; tous les théâtres de l'Europe sont remplis de sa renommée : la France placera toujours au rang des plus grands maîtres le peintre immortel qui traça le Glorieux, et qui, par ce tableau sublime, fait pour toutes les nations et pour tous les temps, sut étendre et couronner la réputation brillante qu'il devoit au succès du Curieux impertinent, du Philosophe marié, et de tant d'autres caractères si bien vus et si heureusement peints. Son nom seul suffit sans doute à son éloge; et je ne pourrois rien ajouter à sa gloire, si les hommes n'étoient estimables que par l'éclat des talents, si la célébrité suffisoit au sage, si l'on ne devoit un hommage éternel à la vertu, comme au seul bien réel qui nous survit, et si la mémoire des morts illustres

n'étoit une leçon pour leur siècle et un modèle dû à la postérité.

Né avec un esprit élevé, une ame ferme, des sentiments nobles, et cette supériorité de talents qui s'étend à tous les genres, M. Destouches sut remplir également bien tous ceux auxquels il fut appliqué. Chargé des affaires de France à Londres, il sut rendre son ministère également utile et agréable à son maître et à l'Angleterre. Son talent singulier de connoître, d'approfondir, d'apprécier les hommes, et de lever d'une main prompte et sûre tous les voiles dont l'intérêt, l'amour-propre, et la fausseté s'enveloppent, ce talent, qu'il a si bien prouvé, l'auroit conduit plus long-temps et plus loin dans la carrière des négociations et des emplois les plus distingués, si l'esprit philosophique, insensible à l'ambition, le penchant impérieux du génie, ne l'avoient ramené dans le sein du loisir que demandent les arts. Philosophe, sans en être moins citoyen, accoutumé à ne voir la gloire réelle des talents que dans l'utilité dont ils peuvent être à la société, il tourna toutes ses vues vers ce but respectable, et montra que la comédie, quand elle est instructive et noble, bien loin d'être enveloppée dans la proscription autrefois prononcée contre le crime et la bassesse de la farce antique, doit être regardée comme l'école de la raison et des mœurs; école plus utile par le pouvoir de l'agrément que ne le sont tant de traités de

morale qu'on lit sans goût, ou qu'on ne lit pas. Il savoit qu'il est des temps où la dépravation et le délire peuvent être portés à un si haut point, que ni le respect des mœurs, ni le frein des bienséances, ni les lois du bon sens lui-même, ne conservent presque plus d'empire sur les hommes, et que dans ces temps funestes où la raison se tait, où la vertu est également muette, le ridicule, ce tyran universel et si nécessaire, peut seul élever encore avec quelque fruit une voix impérieuse, commander aux esprits égarés, couvrir le vice d'un opprobre salutaire, et rétablir les barrières de la raison et de la vertu. Tels furent ses principes, ses travaux y furent conformes, et le succès dut répondre à ses travaux. Censeur toujours vrai, toujours fort, mais sans aigreur, incapable d'odieuses personnalités, il n'attaqua que les défauts et les vices; ennemi austère et courageux de tous les travers qui déparent ou dégradent les hommes, il n'en étoit que plus sociable avec ceux dont le caractère honore l'humanité; toujours vertueux et sensible, il mérita un trésor bien rare, des amis sincères; philosophe chrétien enfin (et c'est ici le titre le plus intéressant de son mérite, et tout ce qui lui reste de ses avantages et de notre encens), pénétré des vérités sublimes de la religion, il en fit l'occupation la plus chère de sa retraite, le sujet de plusieurs écrits, l'entretien de sa raison, la consolation de ses derniers moments.

Heureux, après quarante années de succès et de gloire, d'avoir conservé jusqu'à la fin de sa carrière, je ne dis pas seulement sa gloire et ses succès, mais ses amis et sa religion.

La mort de M. Destouches nous rappelie nécessairement la perte que l'académie avoit faite, quelques mois auparavant, d'un autre écrivain dramatique', aussi noble qu'intéressant, et fait pour peindre le sentiment et la vertu. Après leur avoir rendu les derniers honneurs, les muses de Térence et de Plaute sont-elles condamnées à demeurer en silence près de ces deux tombeaux, et obligées d'y attendre une génération nouvelle? Non, messieurs, je pourrois parler des ressources qui nous restent, et des ǝspérances qui nous raniment, si je ne savois qu'il faut laisser dans le silence les noms des vivants, pour ne blesser ni la modestie ni la jalousie de personne. Mais si la place que j'ai l'honneur d'occuper aujourd'hui me donne quelque droit de parler de l'art du théâtre, et de proposer mes craintes à ceux qui entrent dans la carrière, il en peut résulter une vérité salutaire, capable de garantir notre scène, la première de l'Europe, de la décadence dont elle est menacée; c'est uniquement un conseil de citoyen zélé que je vais offrir, d'autres plus heureux donneront les modèles. Les limites du temps

M. de La Chaussée.

que l'usage me prescrit ne me permettent point de développer ma pensée dans toute l'étendue qu'elle semble exiger; mais je ne parle point au bel esprit uniquement avide de détails, de superficies, et de petits ornements; je parle au génie, dont la vue perçante et rapide reconnoît la vérité au premier trait qui l'annonce, en prévoit, en embrasse toute la marche dès les premiers pas qu'elle fait, et la voit briller de tous ses rayons, là même où des là même où des yeux vulgaires ne sont frappés qu'à peine d'un foible crépuscule.

L'émulation ne peut s'élever à des progrès nouveaux qu'en marchant sur les traces des plus grands modèles. Je sais que le vol sublime de Molière ne peut être égalé; que l'admiration est le seul sentiment que ce grand homme nous laisse; et qu'il faudra toujours adorer la trace lumineuse de l'aigle de Thalie, sans espoir de l'atteindre. Plus profond, plus élevé, plus créateur que les maîtres renommés des théâtres d'Athènes et de Rome, législateur enfin et souverain de l'empire dramatique, Molière y donna des lois invariables, y laissa des monuments immortels, et parut fait pour éclairer, soumettre, et charmer son siècle et l'avenir. C'est le sort des génies supérieurs; ils paroissent, ils donnent la loi; l'éclat de leurs prédécesseurs s'efface; ils régnent sans rivaux, et meurent sans successeurs. Mais s'il nous est interdit, ainsi qu'à ceux qui doivent nous

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