Images de page
PDF
ePub

De son côté, Pline l'Ancien (Naturalis Historia, X, 79) nous apprend que le Grand Autel était préservé aussi bien du contact des mouches que de celui des chiens: Romae in aedem Herculis in foro Boario nec muscae nec canes intrant. Ce miracle indéfiniment renouvelé durait, ajoute Solin (1, 11), depuis le sacrifice qu'y avait, le premier, offert Hercule avant de partager les entrailles de la victime aux assistants, le héros avait eu soin d'adresser une prière au dieu chasse-mouches, Myagros, et, au préalable, de laisser à l'entrée sa massue, dont l'odeur suffisait à mettre les chiens en fuite cuius olfactu refugerent canes. Quant à Plutarque, il ramène le prétendu prodige aux proportions raisonnables d'une double interdiction rituelle. Il garde le silence sur celle qui concerne les mouches. Pour l'autre, il est d'avis que les chiens étaient bannis de l'enclos consacré, soit parce qu'Hercule avait eu fort à faire avec Cerbère, soit parce qu'il avait été contraint, à cause d'un chien, de livrer aux Hippocoontides une bataille où périt son frère Iphiclès (Qu. Rom., 90).

Il est clair que la science de Plutarque ne vaut pas mieux que tout à l'heure celle de Juba. L'absence des mouches, dans un sacrifice consommé à la nuit tombante, n'a rien que de naturel. Quant à la proscription des chiens, elle ne doit pas surprendre dans une ville où ces animaux n'étaient pas fort populaires et étaient crucifiés une fois l'an, avec une cruauté barbare, à des branches de sureau fichées entre le temple de Summanus et celui de Iuventas (Pline, Naturalis Historia, XXIX, 57). Mais surtout l'un et l'autre « tabou » rappellent ceux de Crotone. Les chiens étaient sacrifiés sans pitié par certaines sectes pythagoriciennes qui sans doute se rappelaient l'horreur qu'en avaient professée leurs devancières achéennes, fidèles au culte d'Héraclès. Destructeur de sauterelles à Métaponte (xopvoníov), celui-ci, à Crotone, exterminait les mouches à chien. D'après Suidas, le mot xpórov signifiait mouche à chien, et Héraclès, dans la version crotoniate de sa légende, a assommé Croton aussi bien le plus sûr moyen de se débarrasser des mouches à chien était-il d'en finir avec les chiens eux-mêmes, et ceux-ci, assurément, n'avaient pas tort, après avoir flairé la massue d'Hercule, de détaler au plus vite sans doute était-elle imprégnée de l'odeur de ceux, qu'à Crotone au moins, elle avait abattus.

Enfin Plutarque se montre très intrigué par la défense intimée aux femmes d'approcher du Grand Autel (Qu. rom., 60). Pourquoi, interroget-il, sont-elles exclues du festin qui s'y donne (cvrs), des rites qui s'y accomplissent (pv)? Il hésite si c'est à l'exemple de Carmenta, ou par égard pour les Pinarii qui en avaient été bannis à leur tour. En réalité, il

SAVANTS.

27

répond à la question par la question, et cette coutume provient en droite ligne de la Crotone pythagorique où le vin, aimé d'Hercule et requis dans les libations obligatoires faites en son nom (Jamblique, V. P., 155), était absolument interdit aux femmes, depuis que l'une d'elles avait eu l'avarice de protester contre l'intention de son mari d'ouvrir un tonneau pour rafraîchir le héros altéré (Alkimos, fr. 4, F. H. G., IV, p. 296) 1.

་་

Or, ces analogies, trop nombreuses et précises pour se réduire à un effet du hasard, subsistent après la réforme qui consacra le culte officiel d'Hercule à l'Ara Maxima, et dont l'inspiration, selon toute vraisemblance, aura été consciemment pythagoricienne. Appius Claudius, son promoteur, nous le savons, avait été touché par la doctrine de l'Ordre. Même, il avait laissé des écrits qui en étaient imbus. Cicéron cite de lui un poème dont Panaetius avait fait l'éloge dans une lettre à Q. Aelius Tubero, et qui lui paraissait purement << pythagorique » Appii Caeci carmen pythagoraeum videtur Tusc. IV, 1, 4). M. l'abbé Lejay a déployé toutes les ressources de sa dialectique pour ôter toute signification à ce témoignage formel (Rev. Philologie, 1920, p. 137); mais il ne se fût pas imposé cette peine s'il avait remarqué que l'assertion de Cicéron est confirmée par des événements, ou des auteurs, contemporains d'Appius Claudius Caecus. La carrière politique de ce personnage, si pleine et mouvementée, qui atteint à l'apogée lors de sa censure de 312, s'est déroulée entre 325 et 280 av. J.-C., date du dernier discours qu'il ait prononcé au Sénat. Or, c'est à la même période que se rapportent, et l'érection, au cours d'une des guerres samnites, d'une statue de Pythagore à l'une des extrémités du Comitium, hommage éclatant, s'il en fut, au prophète de Crotone (Pline, Naturalis Historia, XXXIV, 26), et la rédaction de la biographie de Pythagore, où Aristoxène de Tarente affirme que les Romains se sont convertis au pythagorisme: pov 'ab (Πυθαγόρα) καὶ Λευκανοὶ καὶ Μεσσάπιοι καὶ Πευκέτιοι και Ρωμαίοι (fr. 5. F. Η. G., II, p. 273). L'œuvre religieuse de 312 av. J.-C. s'est donc réalisée par la volonté d'un Romain pythagorisant dans l'atmosphère pythagoricienne qui, autrefois condensée à Crotone, s'était étendue jusque dans la Ville. Au surplus, quand l'on tente d'en pénétrer le sens, on s'aperçoit que toutes les interprétations qu'elle a provoquées jusqu'ici pèchent par quelque côté et que seule la confiscation par l'État d'un culte de thiase orphico-pythagoricien répond à toutes les conditions de son accomplissement.

1. Une interdiction du même genre, de date et d'origine incertaines, a d'ailleurs, pesé sur les matrones romaines;cf. Pline, N. II., XIV, 90; Plut., Qu. rom., 6, etc.

V

Les Anciens, je le sais, se la représentaient comme la transmission à l'État d'un cultè « familial » jusqu'alors assuré par deux gentes romaines, d'ailleurs inégales et hiérarchisées : les Potitii, parmi lesquels était choisi l'officiant; les Pinarii, dont la fonction consistait à l'assister et servir; et les Modernes se sont ingéniés à concilier cette conception inacceptable avec les vraisemblances juridiques et rituelles qu'elle heurte effrontément.

Si, en effet, les gentes qui le détenaient avaient auparavant cessé d'exister, le transfert se fût effectué sans difficulté à la Cité héritière : c'est la règle. Mais, justement, nos auteurs sont unanimes à raconter que, lors de la réforme, ni l'une ni l'autre des gentes n'était éteinte. Appius Claudius a payé les Potitii pour qu'ils consentissent à conférer aux esclaves publics dépendant du préteur urbain l'initiative qu'antérieurement ils avaient déjà partagée avec les Pinarii; Festus, le plus érudit de nos informateurs, rappelle même la somme qui leur fut versée à cette occasion : 50.000 asses. Après quoi, le préteur urbain a remplacé le représentant des Potitii.

A prendre ce récit à la lettre, on suppose généralement qu'il recouvre un banal élargissement de culte. Les Potitii auraient commencé par admettre les Pinariï à leurs sacra; puis, à la requête d'Appius Claudius, ils y auraient admis les esclaves publics. Ce ne serait là qu'une seconde communicatio sacrorum, formalité courante dans l'entretien des sanctuaires romains. Seulement, comme le remarque M. Jean Bayet, elle a abouti, ce qui est étrange, au contraire de son résultat habituel. Elle n'a pas agrégé les nouveaux fidèles aux anciens. Elle les leur a substitués; et, par surcroît, la gens qui a «< communiqué » les sacra en a été, du coup, dépossédée. Cette communicatio sacrorum qui aboutit à la perte des sacra est un non

sens.

Faut-il donc se rallier à l'interprétation de M. Jean Bayet, qui préfère, non sans hésitation, m'a-t-il semblé, s'engager dans les voies compliquées de l'in iure cessio: dépositaires du culte de l'Ara Maxima, les Potitii auraient consenti la cessio de leur hérédité religieuse selon la procédure ouverte à l'héritier qui n'a pas encore fait « adition », et reçu, en échange, l'indemnité prévue en pareil cas. La conjecture est certes ingénieuse, mais, tout en s'éloignant plus que la précédente de la tradition au secours de laquelle elle se formule, elle suscite autant d'objections. D'abord, même effectué par le détour d'une cession successorale fictive, on imagine mal ce

transfert d'un culte négocié comme celui d'une denrée. Ensuite la gens des Potitii, comme telle, manquait du chef qui commande à la famille et qui, seul, eût été qualifié pour conduire la négociation en son nom. Enfin et surtout, on ne voit pas comment la gens Potitia a pu livrer les droits de la gens Pinaria, qui ne lui appartenaient pas, et perdre en même temps ceux qui lui appartenaient en propre et qu'elle n'a pas cédés. A tout prendre, l'in iure cessio ne se révèle pas un meilleur expédient que la communicatio sacrorum pour justifier le récit traditionnel; et comme la virtuosité des Modernes ne nous laisse le choix qu'entre elles deux pour le maintenir, il n'est que de le laisser tomber et de ressaisir, par un courageux effort critique, la réalité qu'il a trop longtemps masquée et qu'il déforme.

Contrairement à ce qu'il affirme, il n'y a aucune apparence que les Potitii et les Pinarii de l'Ara Maxima aient jamais constitué d'authentiques gentes romaines. Partout et toujours, les Pinarii sont humblement subordonnés à Potitius dans l'exercice du ministère sacré : la gens Potitia aurait donc dû l'emporter en puissance et en dignité sur la gens Pinaria. Or les Fastes de l'État romain nous offrent des Pinarii consuls en 490, 473, 433 et un magister equitum en 364 av. J.-C., et, après un long silence, un Pinarius légat de Germanie en 74 ap. J.-C., et un autre Pinarius consul en 98 ap. J.-C., mais, d'un bout à l'autre de leur rédaction, ils ignorent les Potitii. Je n'ai relevé ce nom que sur une modeste épitaphe lyonnaise consacrée, au ne ou au e siècle de notre ère, à un certain Potitius Romulus qui a tout l'air d'un Gaulois qui se tailla à peu de frais un seyant état-civil dans les oripeaux des légendes romaines (Dessau, no 7699). Ainsi les Pinarii, dont l'absence des Fastes eût été normale, s'y inscrivent à diverses époques, à l'exception, toutefois, de celle où leur rôle cultuel est attesté; et les Potitii, qui auraient dû y figurer plus souvent qu'eux, en raison de leur indéniable supériorité, n'y sont pas mentionnés une seule fois. De cette double anomalie ressort, avec évidence, la conclusion qu'il n'y a aucun rapport à établir entre les Potitii et les Pinarii de l'Ara Maxima et les gentes connues de l'histoire romaine 1.

Et il n'y en a pas, davantage, à envisager entre eux et une gens quelconque de Rome antique, parce que leur nom, au lieu de désigner des

1. L'objection était si forte que, pour l'éluder, les Anciens racontaient que les 12 familles qui composaient la gens Potitia avaient été éteintes par la vengeance des Dieux outrés de son avarice et de sa trahison (Val. Max., I, 1, 17) : explication désespérée, et qui ne vaut rien, puisque la gens Potitia manque avant comme après 312 av. J.-C.

familles romaines, a exprimé, d'après le grec, des fonctions religieuses dont l'inégalité se traduit par leur hiérarchie. M. Jean Bayet a évoqué à leurs propos le souvenir des deux y d'Eleusis, détenteurs des mystères des Deux Déesses; et celui des deux gentes romaines préposées à la célébration des Lupercales. Le rapprochement est topique, non seulement, il est vrai, à cause de la prééminence avérée des Eumolpides sur les Kéryces et de celle des Luperques Fabiani sur les Luperques Quintiliani, qui correspondent à celle des Potitii sur les Pinarii, mais encore à cause de l'identité des motifs qui ont amené toutes ces gradations. Qu'on rejette ou qu'on adopte les vues de M. Foucart, suivant lesquelles les « Eumolpides étaient une famille éleusinienne en possession des mystères des Deux Déesses à l'époque où ceux-ci prirent une forme définitive, tandis que les Kéryces, appartenant à l'Attique.., ne furent associés aux Eumolpides que lorsque les mystères entrèrent dans la religion de l'état » athénien, on est bien obligé de confesser que ces noms propres furent, primitivement, des noms communs, et que, dès lors, la subordination des groupes auxquels ils se sont appliqués par la suite a d'abord tenu à celle des rôles que comportait la représentation des mystères éleusiniens : les «< incantateurs » Eumolpides avaient le pas sur les simples hérauts ou Kéryces. De même la dualité latine des Luperques procéda de leur différence fonctionnelle. Ni le pluriel Fabiani, pour Fabii, ni le pluriel Quintiliani, ni, à plus forte raison, le pluriel Quinctiales pour Quintii, qui le remplace parfois, ne sonnent comme des gentilices. Ce sont, au vrai, des surnoms tirés de l'emploi initialement réservé à chacune de ces deux catégories: voilà déjà plus de quarante ans que Unger déduisait les Quinctiliani de la même racine que le verbe quinquare, purifier; et, déjà pour Festus, les Fabiani provenaient de la fovea où ils étaient passés maîtres en l'art d'attirer les loups « ostendisse quemadmodum lupi foveis capessantur » (Festus, ap. Paul Diacre, p. 87 M.).

((

L'analogie nous conduit d'autant plus sûrement à rechercher, pour les Potitii et les Pinari, des étymologies du même genre que leur histoire particulière nous interdit d'en prolonger la carrière jusqu'à la formation de leurs prétendus gentilices. Les rites spécialisés d'Eleusis et du Lupercal ont fini par se transmettre héréditairement dans des yev et des gentes qui se sont modelées sur leurs fonctions. Ceux de l'Ara Maxima n'ont pas entraîné la même concentration, puisque les Potitii nous sont inconnus, et que les Pinarii des annales politiques de Rome ne sauraient s'identifier à ceux de son histoire religieuse. Comment d'ailleurs eût-il pu en advenir autrement? On conçoit que les rites grecs d'Eleusis aient donné

« PrécédentContinuer »