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au bord d'un précipice qu'on ne voit pas. Le vrai mérite connaît le mal et sait l'éviter. Arnolphe a fait l'impossible pour accomplir l'abrutissement dans l'âme de celle qu'il se destine :

Dans un petit couvent, loin de toute pratique,
Je la fis élever selon ma politique,
C'est-à-dire, ordonnant quels soins on emploieroit
Pour la rendre idiote autant qu'il se pourroit.
Dieu merci, le succès a suivi mon attente;

Et grande, je l'ai vue à tel point innocente,

Que j'ai béni le ciel d'avoir trouvé mon fait
Pour me faire une femme au gré de mon souhait.
Je l'ai donc retirée (1)...

Après cela, les délicats ont reproché à Molière les mots fameux de la tarte à la crême et des enfants par l'oreille (2); les pudibonds se sont indignés de la scène où la pauvre Agnès dit presque, et fait penser une obscénité, à propos du bout de ruban que lui a pris Horace (3). Non, ce n'était pas trop de cette triviale énergie pour attaquer l'erreur qui croit sauver la vertu par la stupidité et l'ignorance; ce n'est trop d'aucune des scènes de la comédie pour dire et répéter tous les dangers auxquels sont exposés les malheureux tenus dans les ténèbres, et pour proclamer

(1) L'Ecole des Femmes, act. 1, sc. I.

(2) Id., act. I, sc. 1; la Critique de l'Ecole des Femmes, sc. vII.

(3) Id., act. II, sc. vi; la Critique de l'Ecole des Femmes, sc. III. - Voir le Portrait du Peintre, ou la Contre-Critique de l'Ecole des Femmes, par Boursault (1663); le Traité de la Comédie et des spectacles selon la tradition de l'Eglise, par le prince de Conti (1667); J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II; A. Bazin, Notes historiques sur la vie de Molière, 2e partie, etc.

cette philosophique vérité, que le vrai se confond avec le bien, et que si nous savions parfaitement, nous pourrions ne faillir jamais.

Quel homme de cœur peut assister sans émotion au spectacle de cette jeune âme emprisonnée, qui conserve toujours et reconquiert enfin sa dignité libre, sous toutes les chaînes d'un despotisme absurde, sous tous les voiles d'une savante erreur, comme sous la glace immobile on entend l'eau irritée qui au premier printemps roulera dans la mer sa prison vaincue ? C'est un spectacle moral, de montrer cette imprescriptible liberté de l'âme 'qui reste bonne, pure, intelligente, capable et désireuse du vrai et du bien, malgré les efforts les plus patients et les plus habiles; qui, jusque dans la naïveté d'une extrême ignorance, garde une fleur de grâce native, marque ineffaçable de son origine et de ses droits; en sorte qu'après la lecture de la lettre d'Agnès, il n'est personne qui ne dise avec Horace :

Malgré les soins maudits d'un injuste pouvoir,

Un plus beau naturel peut-il se faire voir?

Et n'est-ce pas sans doute un crime punissable,

De gâter méchamment ce fond d'âme admirable,
D'avoir, dans l'ignorance et la stupidité,
Voulu de cet esprit étouffer la clarté (1)?

En somme, la juste appréciation de l'Ecole des Femmes est celle qu'exprimait Boileau dans les Stances

(1) L'Ecole des Femmes, act. III, sc. Iv.

qu'il envoyait à Molière pour ses étrennes de 1663, quatre jours après la première représentation (1):

En vain mille jaloux esprits,

Molière, osent avec mépris
Censurer ton plus bel ouvrage;

Sa charmante naïveté

S'en va pour jamais d'âge en âge
Divertir la postérité.

Ta muse avec utilité

Dit plaisamment la vérité;

Chacun profite à ton Ecole;

Tout en est beau, tout en est bon;

Et ta plus burlesque parole

Est souvent un docte sermon (2).

Ce sont, dans l'une et l'autre Ecole, d'honnêtes amants qui enlèvent et épousent Isabelle et Agnès ; mais qui ne sent que la leçon va plus loin, et que, dans la vie, qui n'est point une comédie, c'est à la perte et au déshonneur qu'aboutit presque toujours cette contrainte coupable imposée à la personne et à l'âme?

(1) 26 décembre 1662.

-

(2) Boileau, Stances à M. Molière, 1er janvier 1663. — Voir encore sur l'Ecole des Femmes: Laharpe, Cours de Littérature, partie II, liv. I, chap. vi, sect. 2; D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. III, chap. ix, § 3.

CHAPITRE VI.

LES FEMMES.

Mais si la femme doit jouir d'une honorable liberté et être pourvue d'une instruction discrète, ce n'est pas pour en abuser. Il faut qu'elle ait le sentiment profond de ses devoirs; et c'est pour les mieux accomplir qu'elle doit user des droits que Molière réclame.

Fille, qu'elle soit modeste et douce comme Henriette (1) et Angélique (2). Qu'elle soit parée de réserve et de pudeur, non pas de la pudeur farouche des bégueules, qui n'est qu'affectation et hypocrisie, mais de la simple et franche honnêteté d'Eliante (3), d'Elmire (4), d'Uranie (5) : « L'honnêteté d'une femme n'est pas dans les grimaces. Il sied mal de vouloir être plus sage que celles qui sont sages. L'affectation en cette matière est pire qu'en toute autre, et je ne vois rien de si ridicule que cette dé

(1) Les Femmes savantes, act. III.

(2) Le Malade imaginaire, act. II, sc. VII.

(3) Le Misanthrope.

(4) Le Tartuffe.

(5) La Critique de l'Ecole des Femmes.

licatesse d'honneur qui prend tout en mauvaise part, donne un sens criminel aux plus innocentes paroles, et s'offense de l'ombre des choses (1).

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Que le naturel du cœur et de l'esprit soit son charme (2). Que le respect et l'affection envers ses parents ne soient diminués ni par leurs ridicules ni par leur injustice même (3). Qu'elle soit confiante en sa mère comme Lucile (4), en son père comme Henriette (5); et qu'elle préfère, malgré leurs manies ou leur sévérité, ces confidents qui l'aiment, aux Nérines et à toutes les femmes d'intrigue (6). Qu'elle ait pour eux ce cœur filial, toujours soumis et toujours aimant, qui fait dire à Mariane, quand elle découvre le père qu'elle n'a jamais connu, ce mot si touchant: « C'est vous que ma mère a tant pleuré (7) ? »

Qu'elle songe à l'avenir, et que, sous tous les dehors de la grâce et de l'esprit, elle nourrisse au fond du cœur la sérieuse pensée du devoir, de l'époux qu'elle devra aimer, des enfants qu'elle devra élever (8).

Qu'elle s'exerce d'avance à tous les devoirs de sa

(1) La Critique de l'Ecole des Femmes, sc. III.

(2) Voir surtout le Misanthrope et les Femmes savantes.

(3) Le Tartuffe, act. II, sc. I, III, Mariane; l'Avare, Elise; M. de Pourceaugnac, act. I, sc. Iv, Julie; les Femmes savantes, Henriette; le Malade imaginaire, act. III, sc. xx et suiv., Angélique.

(4) Le Bourgeois gentilhomme.

(5) Les Femmes savantes.

(6) Voir surtout M. de Pourceaugnac.

(7) L'Avare, act. V, sc. v.

(8) Les Femmes savantes, Henriette; le Malade imaginaire, Angélique.

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