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dans des caractères faux, inacceptables à la scène parce qu'ils sont inconnus dans la réalité. Cette raison, qui explique en partie pourquoi le théâtre féminin de Molière est généralement moral, peut amoindrir un peu son mérite au point de vue de l'intention; mais il ne reste pas moins grand, quand on songe à tant d'excellents préceptes et de leçons délicates sur des sujets qu'il est peut-être impossible de traiter parfaitement dans des livres ou dans des sermons. On doit surtout un respect profond à Molière, pour avoir compris et montré cette vérité mystérieuse de l'union intime de la femme et de l'honneur, qui fait penser à la gracieuse légende de l'hermine. C'est la voix du cœur et du bon sens ; et il ne serait pas malheureux qu'on l'écoutât davantage aujourd'hui, dans les lettres, et partout.

CHAPITRE VII.

DE L'AMOUR.

L'amour, entre l'homme et la femme accomplis tels que les veut Molière, sera un beau sentiment, qui, sans les amollir, leur donnera encore plus de valeur et de charme. Dans cette passion, comme dans toute leur conduite, ils seront d'abord poussés par ce sens naturel, infus dans toutes les âmes, qui est le fondement de la morale. L'amour, chez eux, ne sera point un entraînement des sens seulement, ni une fantaisie de l'imagination exaltée par quelque circonstance romanesque; il ne sera pas une affaire de mode, ni un marché d'intérêt, ni une alliance fondée froidement par la raison, non il sera l'amour, cette inexplicable et toute-puissante attraction d'une âme vers une autre âme, non point nue et abstraite, mais vivante, revêtue d'un corps et d'un sexe, joignant la grâce physique aux charmes de l'esprit et aux caresses du cœur ; enfin ce je ne sais quoi (1), matière infinie des poëtes, mystère inexplicable

(1) Voir Psyché, act. III, sc. III, la déclaration de Psyché à l'Amour, par le grand Corneille; les Entretiens d'Ariste et d'Eugène par le P. Bouhours, Entr. V, Le je ne sçay quoy; et non pas le sec paragraphe de l'Essai sur le Goût, de Montesquieu : Du je ne sais quoi.

pour Platon, si l'on n'y admet quelque chose de divin (1). On est saisi d'étonnement en face du génie de Molière, quand on voit que cet acteur de farces a su représenter l'amour aussi bien que les plus grands tragiques, avec une élévation et une vérité émouvante, sans le chercher pourtant dans ses excès presque surhumains, plus propres à inspirer les artistes. Il semble que ce ne soit plus le domaine de la comédie; mais le domaine de Molière est partout.

On a dit avec raison que l'amour ne peut guère être exprimé que par ceux qui l'ont éprouvé. Si Racine apprit à déclamer à la Champmeslé, elle lui apprit sans doute à faire parler Bérénice, et c'est l'année qui suivit un mariage plein d'amour, que Corneille peignit l'amour conjugal de Pauline. Molière aima sa femme d'une passion dévouée, délicate et jalouse, que ne put éteindre ni l'indifférence ni l'infidélité. Et le peu que nous savons de l'histoire de son cœur permet de supposer qu'il trouva plus d'une fois dans des émotions personnelles quelques-unes de ses meilleures inspirations (2).

(1) Phèdre.

(2) Voir, sur le mariage de Molière, J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II et passim. Il paraît constant que Molière a mis le portrait de sa femme dans le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. ix : « Elle a les yeux petits, mais elle les a pleins de feu, les plus brillants, les plus perçants du monde, les plus touchants qu'on puisse voir. Elle a la bouche grande, mais on y voit des grâces qu'on ne voit point aux autres bouches; et cette bouche, en la voyant, inspire des désirs, est la plus amoureuse, la plus attrayante du monde. Sa taille n'est pas grande, mais elle est aisée et bien prise. Elle affecte une nonchalance dans son parler et dans ses actions. Mais elle a grâce à tout cela; et ses

Mais ce n'est ni pour une maîtresse ni pour une femme que Corneille, Racine, Molière, furent ce qu'ils furent. Les événements de leur vie privée n'ont été réellement que des occasions d'être émus, qu'ils auraient toujours trouvées en vivant. La triste erreur des littérateurs bohêmes, et quelques-uns ont eu assez de talent et de douleurs pour mériter cette mention, consiste à s'imaginer qu'ils deviendront de grands hommes parce qu'ils imitent les écarts de mœurs de quelques grands hommes. C'est parce que Molière est Molière, non parce qu'il aima Armande Béjart, qu'il est un peintre sublime de l'amour. Ce qui le lui fit connaître et peindre ainsi, c'est son universel génie, à qui rien d'humain n'était étranger; et ce qui donne à ses peintures d'amour un caractère moral, c'est son bon sens, qui resta toujours debout malgré les assauts de la passion.

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manières sont engageantes, ont je ne sais quel charme à s'insinuer dans les cœurs. Pour de l'esprit, elle en a, du plus fin, du plus délicat. Sa conversation est charmante. Elle est sérieuse mais voulez-vous de ces enjouements épanouis, de ces joies toujours ouvertes? et voyez-vous rien de plus impertinent que ces femmes qui rient à tout propos? Elle est capricieuse; mais tout sied bien aux belles; on souffre tout des belles. » On peut reconnaître Molière dans Ariste de l'Ecole des Maris. Dans le Misanthrope, les grandes scènes des actes III et V peuvent contenir quelque chose de personnel à Molière, qui faisait Alceste, tandis que sa femme, qu'il ne voyait plus qu'au théâtre, jouait Célimène. Voir D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. III, chap. 1x, 8 5, Des sources de Molière. Mais c'est erreur que d'attacher trop d'importance à ces considérations, car la fameuse scène de jalousie du Misanthrope (act. II, sc. III), avait été écrite et jouée, presque identique, dans le Prince Jaloux (act. II, sc. v et suiv.), en 1661, un an avant le mariage de Molière. Il y a là le travail d'un artiste qui se reprend, se corrige et se perfectionne, bien plus que l'explosion d'un cœur qui se met lui-même en jeu.

Ce bon sens lui apprit à voir l'amour en philosophe, comme une des facultés naturelles de l'homme, bonne quand il ne la laisse pas parler plus haut que la raison, belle jusqu'au sublime dans les âmes qui, par nature et par volonté, sont belles et élevées. C'est une œuvre essentiellement morale, de montrer que la passion qui tient le plus de place dans le monde, et dont les excès sont le plus funestes, est pleine de joie et de dignité, quand l'homme sait se garder assez pour n'y céder que dans le temps et les circonstances qui peuvent la rendre utile, noble, et faire d'elle le soutien et le charme de la vie. Qui n'aura plaisir à rechercher, dans tant de figures charmantes, le type de l'amour tel que l'entendait Molière ?

Et donc, l'amour est d'abord un mouvement naturel; mais, par le mot de nature, gardons-nous de comprendre les excitations instinctives du corps ou de l'imagination, faites pour être dominées et non obéies il veut dire ici cette nature humaine en laquelle Cicéron a justement affirmé qu'il faut chercher la source de la conduite et du devoir, parce que c'est une nature essentiellement raisonnable (1).

Oui, l'imprescriptible raison règne dans l'amour vrai, en fait la grandeur, la bonté, la durée, l'énergie. L'amour vrai ne naît point au hasard, par une

(1) Cicéron, De Officiis, lib. I, cap. IV: « Eademque natura vi rationis, etc. » Voir toutefois, sur cette nature de Cicéron, notre thèse latine: Unde hauriantur et quomodo sanciantur M. T. Ciceronis Officia.

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