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par son repentir (1). Les mêmes excuses ne sont pas acceptables pour Molière un tel génie n'a pas le droit d'ignorer à ce point son influence, ni de prétendre à l'innocence en alléguant l'entraînement, la mode, l'absence d'intention. Certes il a vu dans la cour qui, tout en l'applaudissant, lui fournissait des types pour ses grandes comédies; il a vu dans le roi dont il flattait les passions; il a vu, il a vu, hélas ! dans sa propre femme, l'effet de cette sensualité harmonieuse, de cette lubricité délicate dont il a eu le malheur de se faire le chantre joyeux (2).

Ce chapitre explique en partie les condamnations qui l'ont frappé aux yeux d'un évêque, qu'importait le beau, le bon, le sublime, quand la part du mal était si grande (3)? Si les arts ont un pouvoir funeste, c'est

(1) « M. de La Fontaine, dit l'abbé Pouget son confesseur, ne pouvoit s'imaginer que le livre de ses Contes fût si pernicieux. Il protestoit que ce livre n'avoit jamais fait sur lui, en l'écrivant, de mauvaises impressions, et il ne comprenoit pas qu'il pût être si fort nuisible aux personnes qui le lisoient. » H. Taine, La Fontaine et ses fables, Ire partie, III.

(2) Les infidélités de Mlle de Molière commencèrent en 1664, à Versailles, pendant les représentations des Plaisirs de l'Ile enchantée. Voir J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II.

(3) Toute cette partie de Molière tombe sous le coup des Maximes et Réflexions sur la Comédie, chap. III, Si la comédie d'aujourd'hui est aussi honnête que le prétend l'auteur de la Dissertation: « Les airs de Lulli, tant répétés dans le monde, ne servent qu'à insinuer les passions les plus décevantes, en les rendant les plus agréables et les plus vives qu'on peut par le charme d'une musique... : c'est là précisément le danger, que pendant qu'on est enchanté par la douceur de la mélodie, ou étourdi par le merveilleux du spectacle, ces sentiments s'insinuent sans qu'on y pense, et plaisent sans être aperçus ; » chap. IV, S'il est vrai que la représentation des passions agréables ne les excite que par accident; chap. V, Si la comédie d'aujourd'hui purifie l'amour sensuel en le faisant aboutir au mariage; chap. VI, Ce que c'est que les mariages

de rendre séduisant, entraînant, irrésistible, ce qui tout d'abord aurait révolté la vertu. S'il y a un moyen terrible de démoraliser, c'est d'accoutumer doucement l'âme, par le charme amollissant de la musique et des vers, à entendre, à goûter, à aimer ce qui la corrompt. S'il y a une puissance dégradante, c'est celle du génie qui se consacre à persuader aux hommes que leur noble et presque divine nature n'est autre que la nature sans gêne des bêtes, plus heureuses que nous d'ignorer les contraintes de la décence et de la morale (1) : puissance d'autant plus criminelle qu'elle s'impose invinciblement aux cœurs fascinés; d'autant plus impardonnable qu'elle peut, si elle veut, élever aussi haut les âmes vers le bien, qu'elle les abîme profondément dans le mal (2).

Quand on réfléchit de sens froid au suprême intérêt de la moralité des peuples et des rois, au désas

du théâtre; chap. VIII, Crimes publics et cachés dans la comédie. Dispositions dangereuses et imperceptibles; la concupiscence répandue dans tous les sens : « Il y a des choses qui, sans avoir des effets marqués, mettent dans les âmes de secrètes dispositions très-mauvaises, quoique leur malignité ne se déclare pas toujours d'abord. Tout ce qui nourrit les passions est de ce genre... Qui sauroit connoître ce que c'est en l'homme qu'un certain fonds de joie sensuelle, et je ne sais quelle disposition inquiète et vague au plaisir des sens qui ne tend à rien et qui tend à tout, connoîtroit la source secrète des plus grands péchés... Le spectacle saisit les yeux les tendres discours, les chants passionnés, pénètrent le cœur par les oreilles. Quelquefois la corruption vient à grands flots; quelquefois elle s'insinue comme goutte à goutte à la fin on n'en est pas moins submergé. » p. 178.

(1) Voir plus haut,

(2) A. Barbier, Melpomene:

Quelle force ont les arts pour démolir les mœurs.

tre de leur immoralité, on comprend que Platon eût chassé Molière de sa république (1); on comprend que Bossuet l'ait anathématisé.

(1) Les Lois, liv. II, VII; la République, liv. II, III, X.

CHAPITRE X.

DU PÈRE, DE LA FAMILLE, DE L'ÉTAT.

C'est une étude attachante que de suivre un tel homme dans tous les caprices de son inépuisable fécondité, et d'apprécier à la mesure de la morale toutes les fantaisies d'un génie si puissant pour le bien ou pour le mal. On voudrait n'avoir qu'à louer : l'obligation de blâmer rend délicate et hardie parfois la tâche qu'on s'est imposée.

Le fondement nécessaire de toute société humaine est la famille. Les liens de respect, d'affection, de devoirs réciproques qui en unissent les divers membres, sont ce qu'il y a de plus naturel dans la loi morale (1); et l'esprit de famille est pour les êtres sensibles et intelligents un élément si constitutionnel, qu'on le retrouve sous forme d'instinct jusque chez les animaux.

(1) « Eadem natura... ingenerat in primis præcipuum quemdam amorem in eos qui procreati sunt, impellitque ut hominum cœtus et celebrationes esse et a se obiri velit; ob easque causas studeat parare ea quæ suppeditent et ad cultum et ad victum, nec sibi soli, sed conjugi, liberis, cæterisque quos caros habeat tuerique debeat. » Cicéron, De Officiis, lib. I, cap. Iv.

On peut dire d'un père, d'une épouse, d'un fils qui accomplissent sérieusement leurs devoirs de famille, que, par suite, ils accomplissent la plus grande part de leurs devoirs personnels, de leurs devoirs envers la patrie, envers l'humanité, même envers Dieu. Le mariage est ce qui fonde la famille, et partant la société tout entière; mais il n'est pas la famille. Par quel contre-sens étonnant le génie de Molière a-t-il conçu l'idée la plus élevée du mariage, et n'a-t-il jamais entrevu l'idée de la famille ?

Un philosophe de nos jours a montré, dans un livre excellent, que la famille est la véritable source de la moralité des peuples (1) Molière n'a jamais mis sur son théâtre l'exemple d'une famille qui ne fût odieuse ou ridicule. Sans doute, il a fait voir çà et là un père indulgent (2), une mère dévouée (3), une fille respectueuse (4), un frère affectueux (5): mais nulle part, dans ses œuvres, on ne trouve une famille. Peut-on donner le nom de famille à la réunion des gens, honnêtes d'ailleurs, qu'entreprend de tromper et de voler Tartuffe? Où donc entre eux est la confiance, l'affection, la dignité? Sans doute, la mère a des qualités; mais que vaut le père? que

(1) P. Janet, la Famille.

(2) Don Louis dans le Festin de Pierre, act. V, sc. I.

(3) Elmire dans le Tartuffe, Mae Jourdain dans le Bourgeois gentilhomme. (4) Henriette dans les Femmes savantes, Angélique dans le Malade imaginaire.

(5) Cléante dans l'Avare et dans le Tartuffe, Béralde dans le Malade imaginaire, Ariste dans les Femmes savantes.

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