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bon sens seulement qu'on peut avoir prise sur eux; et il faut croire que Molière voulait avoir cette éloquencelà, s'il choisissait pour premier juge cette servante, immortalisée, sans qu'elle s'en doutât, par l'honneur que lui faisait son maître en la prenant comme pierre de touche de ses œuvres (1). Ce n'était pas le mépris des humains (2) que Molière professait en s'adressant à elle c'était, au contraire, le respect pour cette majorité des hommes, le peuple, à qui il voulait parler sa langue. Il l'a voulu, et il l'a fait. De là, sa gloire solide et sa durable influence. Ses œuvres ne se sont pas insinuées, comme la plupart des ouvrages de l'esprit, seulement dans l'aristocratie privilégiée des âmes instruites et raffinées; mais elles ont pénétré la masse d'un grand peuple. Il vivait sous la monarchie et dînait à la table d'un roi cependant il pressentait que notre nation est peuple; il respectait cette puissance, et il savait qu'en France c'est au peuple qu'on doit parler (3).

franchement Molière; et Boileau lui reproche d'avoir été trop ami du peuple (Art poét., III, v. 395); mais Boileau était de l'aristocratie de l'esprit. — Voir l'édition de La Bruyère de Walckenaer, Remarques et éclaircissements, p. 161, n 38.

(1) « Je me souviens que Molière m'a montré plusieurs fois une vieille servante qu'il avoit chez lui, à qui il lisoit, disoit-il, quelquefois ses comédies; et il m'assuroit que lorsque des endroits de plaisanterie ne l'avoient point frappée, il les corrigeoit, parce qu'il avoit plusieurs fois éprouvé sur son théâtre que ces endroits n'y réussissoient point. » Boileau, Réflexions critiques sur quelques passages du rhéteur Longin, I.

(2) A. de Musset, Namouna, chant II, st. 10.

(3) Voir plus loin, chap. X.

CHAPITRE II.

LA DÉBAUCHE, L'AVARICE ET L'IMPOSTURE; LE SUICIDE

ET LE DUEL.

C'est donc à Molière qu'il faut demander ce qu'il pense; c'est sur nous tous qui le lisons et l'admirons qu'il faut chercher quelle est son influence. Si nous voulons connaître sa morale, allons à son théâtre, écoutons ce qu'il dit, étudions l'impression qu'il produit. Essayons de démêler son jugement au milieu de toutes les paroles qu'il met dans la bouche de ses personnages, et de découvrir si c'est toujours suivant les règles de la morale qu'il nous touche ou qu'il nous fait rire.

Il est certain que Molière a flétri les grandes maladies de l'âme, comme l'imposture, la débauche, l'avarice. Là-dessus, son sentiment n'est pas douteux, son influence est certaine. En gros, s'il est permis de parler ainsi, il a attaqué le mal, et il a traité comme il faut les lieux communs de l'éternelle morale. C'est un mérite tel quel que n'ont pas toujours nos auteurs dramatiques. On dira que ces peintures-là ne produisent pas un grand effet sur les mœurs: en de tels sujets, le jugement du spectateur, comme

celui de l'auteur, est fixé d'avance, et l'un et l'autre ont naturellement un sens du bien et du mal, qui décide leur préférence et leur mépris. Mais quand il peint les grands vices, se contente-t-il de les condamner dans ce qu'ils ont d'évidemment condamnable, et d'exprimer la morale du code; ou bien son esprit profond sait-il joindre à cette peinture des traits qui prouvent qu'il les hait plus vigoureusement que le vulgaire, et qu'il veut qu'on en soit choqué, non-seulement dans leur développement monstrueux, mais encore dans leur naissance imperceptible et dans leurs conséquences éloignées presque indifférentes à tout autre qu'au véritable homme de bien ?

Le plus remarquable vicieux que Molière ait mis sur le théâtre est don Juan (1). Quoique imité de l'espagnol, le Festin de Pierre est une œuvre originale, plus peut-être que le Cid de Corneille (2). En

(1) 1665.

(2) Quoi qu'en dise A. de Musset (Namouna, chant II, st. 23), le don Juan épique est la création de Molière à Molière l'honneur d'avoir inspiré Mozart et Byron. « C'est Molière qui a créé le don Juan adopté par les arts, sceptique universel, railleur de toutes choses, incrédule en amour comme en religion et en médecine, type de vice élégant et spirituel, qui cependant intéresse et s'élève à force d'orgueil et d'énergie, comme le Satan de Milton. » F. Génin, Vie de Molière, chap. III. Voir tout ce chapitre sur l'originalité du Festin de Pierre. Il y a eu au dix-septième siècle cinq ou six Festin de Pierre représentés à Paris (Voir la note de Brossette au vers 130 de la Satire III de Boileau, et Laharpe, Cours de Littérature, partie II, liv. 1, chap. vi, sect. 2). Bien qu'aucun des autres n'ait survécu, on ne distinguait pas alors celui de Molière; on le confondait même avec celui des Italiens, qui jouaient alternativement avec la troupe de

effet, nous n'y voyons pas seulement le type traditionnel du débauché impie, qui eut une si heureuse fortune parmi les dévots spectateurs de l'autre côté des Pyrénées. La fable seule est espagnole, le nombre des conquêtes de don Juan et le châtiment épouvantable de sa vie indigne; mais l'homme est un fils de famille du dix-septième siècle, riche, égoïste, sans ombre de principes que son plaisir; un de ces esprits forts du grand monde auxquels La Bruyère n'a pas craint de consacrer un chapitre entier, le plus solide de son œuvre. Don Juan eût fait fureur aux soupers du régent, et les débauchés du Palais-Royal eussent admiré et copié, comme leur maître à tous, ce vicieux si élégant, si poli, si froid, si égoïste, si incrédule; il a au suprême degré une noble qualité, la bravoure audacieuse, qui reste encore debout dans les âmes françaises les plus dévastées par le vice; et il est bien près de sa fin, quand cette dernière trace de la vertu oubliée, le point d'honneur, disparaît après tout le

reste.

Donc le don Juan de Molière n'est point le personnage traditionnel et convenu des Espagnols: il est vivant; et c'est peut-être pour l'être trop qu'il fut si

Molière sur le même théâtre (Voir J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. I, note 36). Voici ce que pensait Saint-Evremond de celui des Italiens: « Leur Festin de Pierre feroit mourir de langueur un homme assez patient, et je ne l'ai jamais vu sans souhaiter que l'auteur de la pièce fût foudroyé avec son athée. » (Sur les tragédies, dans Les Véritables œuvres de M. de Saint-Evremond, 2e édit., Londres, 1706, tome III, p. 143).

peu représenté du temps de l'auteur, et subit ensuite si rigoureusement les coups de ciseaux de la censure les grands seigneurs ne voulurent pas plus de don Juan que les faux dévots de Tartuffe (1).

Que sa conduite soulève l'indignation, et que les pleurs de son amante trompée attendrissent jusqu'à son valet (2); que sa lâcheté hypocrite (3) cause même assez d'horreur pour qu'on voie avec soulagement la foudre tomber enfin sur ce monstre (4), cela n'est point discutable, et fait à première vue affirmer que ce spectacle est moral (5). Que Molière ait su allier à ce caractère odieux une élégance chevaleresque, une audace juvénile (6) qui empêchent que l'horreur ne nous prenne trop vite, et qui intéressent encore au héros, si méprisable qu'il soit; qu'il ait agréablement mêlé à l'intrigue les traits et les situations les plus comiques, pour rester dans le domaine de la comédie, et ramener le rire chez le spectateur prêt à subir des émotions moins gaies,

(1) D'ailleurs don Juan se fait Tartuffe à la fin, et il est incrédule en médecine c'était s'attirer trop d'ennemis à la fois.

(2) Le Festin de Pierre, act. IV, sc. IX.

(3) Id., act. V, sc. I, II, III.

(4) Id., act. V, sc. vi.

(5) Ce n'était point l'opinion du sieur de Rochemont (Observations sur une comédie de Molière intitulée le Festin de Pierre, Paris, 1665), ni celle du prince de Conti (Traité de la Comédie et des Spectacles selon la tradition de l'Eglise, Paris, 1667), ni celle de A. Bazin (Notes historiques sur la vie de Molière, 2e partie). Mais les premiers étaient trop contemporains pour être juges, et Saint-Marc Girardin a heureusement répondu au dernier (Cours de Littérature dramatique, tome I, XIX).

(6) Le Festin de Pierre, act. III, sc. II, IV, V.

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