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mense qui est la patrie, d'abdiquer les devoirs que nous impose notre position quelle qu'elle soit. Le noble n'a pas plus le droit d'être oisif que le bourgeois, vaniteux, ou le prolétaire, paresseux. Chacun a sa tâche le sénateur qui ne songe qu'à donner des mascarades (1), le juge qui ne pense qu'aux profits de son métier (2), sont aussi coupables que le bûcheron qui passe le temps à boire (3), ou le marchand à apprendre à danser (4).

On trouve dans Molière la juste critique des utopistes qui se plaignent que la patrie ne les nourrisse pas dans quelque prytanée où ils puissent rêver à leurs orgueilleuses chimères (5); des pédants, qui s'imaginent dans leur petite vanité

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Il dit aux demandeurs de pensions qui tournent autour des rois comme des chiens autour d'une cuisine: «Que font-ils pour l'Etat (6)? » On trouve dans Molière la louange du prince sans cesse rapportée à ses travaux, non à sa personne; l'affirmation de ses devoirs envers tous, de ses obligations à voir par ses yeux, à punir, à récompenser, à veiller au

(1) L'Amour peintre, sc. XXI.

(2) Le Misanthrope, act. I, sc. I.

(3) Le Médecin malgré lui, act. 1, sc. I, VI.

(4) Le Bourgeois gentilhomme, act. I, sc. II; act. II, sc. 1.

(5) Les Fâcheux, act. III, sc. II.

(6) Les Femmes savantes, act. IV, sc. III.

bien et à l'honneur du pays (1). En un mot, on y trouve la grande conception de l'égalité des hommes, tous chargés de devoirs réciproques, et incapables d'acquérir dans la république aucune dignité ni aucune estime, si ce n'est par le mérite personnel et par les services rendus à la patrie. Il n'y a qu'une aristocratie légitime et imprescriptible, celle de l'intelligence pratiquant le bien.

(1) Les Fâcheux, act. I, sc. x; le Tartuffe, act. V, sc. vi; Psyché, Prologue; le Malade imaginaire, Prologue, sc. II, IV. Il va sans dire qu'il faut apporter à l'éloge fait ici à Molière la très-grave restriction indiquée plus haut, chap. IX, p. 169 et 176.

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Enfin, pour couronner toute cette morale, ce comédien a su parler de Dieu. Lui, l'homme du rire et du plaisir, il a su, dans quelques scènes étonnantes d'une pièce pleine de farces comme le Festin de Pierre, peindre la croyance en Dieu, l'amour de Dieu, la dignité, la nécessité de cette croyance et de cet amour. Ces scènes ne sont point d'origine espagnole elles ont un autre caractère que celles du don Juan original, parce qu'au lieu d'être là par convenance pour satisfaire un public dévot, elles y sont par intention pour émouvoir un public hypocrite ou sceptique. L'obligation de croire est mieux prouvée dans les ridicules paroles de Sganarelle que dans plus d'un sermon :

« DON JUAN : Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.

» SGANARELLE: La belle croyance et les beaux articles de foi que voilà! Votre religion, à ce que je vois, est donc l'arithmétique? Il faut avouer qu'il se met d'étranges folies dans la tête des hommes, et que,

pour avoir bien étudié, on est bien moins sage le plus souvent. Pour moi, monsieur, je n'ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne ne sauroit se vanter de m'avoir jamais rien appris; mais avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n'est pas un champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrois bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut; et si tout cela s'est bâti de lui-même. Vous voilà, vous, par exemple, vous êtes là: est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n'a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé votre mère pour vous faire? Pouvezvous voir toutes les inventions dont la machine de l'homme est composée, sans admirer de quelle façon cela est agencé l'un dans l'autre? Ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ce poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui... » La tirade est interrompue comiquement par nécessité de comédie; puis le sérieux reparaît, quand Sganarelle conclut : « Mon raisonnement est qu'il y a quelque chose d'admirable dans l'homme, quoi que vous puissiez dire, que tous les savants ne sauraient expliquer. Cela n'est-il pas merveilleux que me voilà ici et que j'aie quelque chose dans la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu'elle veut? Je veux frapper des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à

droit, à gauche, en avant, en arrière, tourner... (1). » Le comique reprend encore le dessus; mais Fénelon a-t-il mieux dit (2)?

Le désintéressement de l'amour de Dieu, qu'il faut aimer par-dessus toute chose (3), est exprimé en action par le Pauvre qui « prie le ciel tout le jour, et qui est bien mal reconnu de ses soins, dit don Juan, puisqu'il est dans la plus grande nécessité du monde, et que, le plus souvent, il n'a pas un morceau de pain à mettre sous les dents. » Pourtant,

(1) Le Festin de Pierre, act. III, sc. I.

(2) Fénelon, Démonstration de l'Existence de Dieu, partie I, 88 Iv, xxx-L. On ne peut s'empêcher de rire du prétendu épicurisme de Molière fondé sur l'épicurisme de son maître Gassendi, quand on voit que ces preuves de l'existence de Dieu tirées de l'existence des êtres contingents, de l'ordre de l'univers, et de la nature de l'homme, sont traduites du Syntagma philosophicum : « Quid memorem tam mirabilem fabricam contexturamque corporis, tam eminenteis facultates quas observamus in anima?» (Gassendi, Syntagma philosophicum, Physicæ sectio I, lib. iv, cap. 7. Ed. Florence, tome I, p. 288, col. 2). « Intueris hominis corpus, in quo pedes, oculi, manus, in quo cor, pulmo, cerebrum, jecur, in quo ossa, musculi, venæ, in quo renes, vesica, alvus, in quo cætera omnia neque exquisitius formari, neque congruentius collocari, neque utilius destinari, neque speciosius exornari, quacumque tandem arte potuissent, causam illius reputas cæcam expertemque consilii? » (Syntagma philosophicum, Physicœ sectio III, membrum II, lib. 11, cap. 3, De usu partium in animalibus. Ed. Florence, tome II, p. 203, col. 2). La première édition des Œuvres de Gassendi est de 1658, et le Festin de Pierre de 1665. Voir d'ailleurs plus haut, chap. I, page 17, note 2; et plus loin, page 235.

N. B. Il est regrettable de ne trouver dans le Lexique comparé de la langue de Molière de F. Génin, ni « quelque chose qui fait de mon corps tout ce qu'elle veut, » ni « à droit. » L'expression de quelque chose ne devenait alors neutre que «< selon la signification. » (Vaugelas, Remarques sur la langue françoise (Lyon, 1677), art. Quelque chose.)

(3) Deut., cap. VI, v. 5 : « Diliges Dominum Deum tuum ex toto corde tuo, et ex tota anima tua, et ex tota fortitudine tua. (Conf. Matth., cap. XXII, v. 37; Marc., cap. XII, v. 30).

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