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l'acceptation du duel « en se promenant armé dans un champ, en attendant un homme, sauf à se défendre si l'on est attaqué... Et ainsi l'on ne pèche en aucune manière, puisque ce n'est point du tout accepter un duel, ayant l'intention dirigée à d'autres circonstances; car l'acceptation du duel consiste en l'intention expresse de se battre, laquelle celui-ci n'a pas (1). >>

De même, dans le Tartuffe, « lorsque Cléante presse Tartuffe de remettre Damis en grâce avec son père, et lui rappelle que la religion prescrit le pardon des injures, Tartuffe échappe à l'argument par la direction d'intention:

Hélas! je le voudrois, quant à moi, de bon cœur! etc. (2).

La même théorie lui fournit un prétexte pour enlever à un fils son héritage: c'est de peur

Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains (3).

Quand Elmire oppose le ciel aux vœux de Tartuffe, « si ce n'est que le ciel...,» répond-il, et tout de suite il lui développe cette précieuse doctrine de la direction d'intention :

Selon divers besoins, il est une science
D'étendre les liens de notre conscience,

(1) F. Génin, Vie de Molière, chap. III. Cf. Pascal, les Provinciales, septième lettre : De la Méthode de diriger l'intention selon les Casuistes, etc. (2) Le Tartuffe, act. IV, sc. 1.

(3) Id., act. IV, sc. v.

Et de rectifier le mal de l'action

Avec la pureté de notre intention (1).

Il semble qu'on lise la IXe Provinciale, fortifiée du charme d'une versification nerveuse et facile. Et pourquoi Orgon a-t-il confié aux mains de Tartuffe la cassette compromettante d'Argas (2)? Il vous le dit : c'est par suite de la doctrine des restrictions mentales,

Afin que pour nier, en cas de quelque enquête,
Il eût d'un faux-fuyant la faveur toute prête,
Par où sa conscience eût pleine sûreté

A faire des serments contre la vérité (3). »

Enfin Molière a tracé le portrait de l'honnête homme chrétien, tel qu'il l'entendait; et ce portrait est trèsbeau. Car, quoi qu'en dise Sainte-Beuve, Cléante est chrétien (4): il y a une différence marquée entre lui et Philinte (5). Qu'on se rappelle son indulgence,

(1) Le Tartuffe, act. IV, sc. v.

(2) Id., act. V, sc. I.

(3) F. Génin, Vie de Molière, chap. V. Cf. Pascal, les Provinciales, neuvième lettre, les Restrictions mentales. D'ailleurs Molière a sur Pascal l'avantage de n'avoir touché ces points là qu'en passant, en se gardant d'attacher une importance qu'ils n'avaient réellement pas, à quelques livres de rêveries mysti ques et casuistiques, que les jésuites furent presque aussi étonnés que leurs adversaires de voir exhumer par Pascal avec une méchanceté et une petite mauvaise foi que tout l'esprit n'excuse pas.

(4) « Cléante nous rend l'homme du monde comme Louis XIV le voulait dès ce temps-là; il a un fonds de religion, ce qu'il en faut pas trop n'en faut, comme dit la chanson. » Cela n'est qu'un mot, d'un goût discutable, et qui ne prouve rien. Mais la note est plus grave: « Une petite question indiscrète; ce Cléante fait-il encore ses Pâques? Je le crois certainement cinquante ans plus tard, il ne les fera plus. » C'est calomnier Cléante: car il serait alors lui-même un Tartuffe (Port-Royal, liv. III, chap. xvi).

(5) Voir plus haut, chap. III, p. 52.

son dévouement, sa charité, ses belles paroles sur la vraie piété (1); et l'on dira que voilà le vrai chrétien, qu'il serait à souhaiter que tout le monde fût chrétien comme lui; et l'on pensera avec lui

Que les dévots de cœur sont aisés à connoître... :

Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu :
On ne voit point en eux ce faste insupportable,

Et leur dévotion est humaine, traitable :

Ils ne censurent point toutes nos actions;
Ils trouvent trop d'orgueil dans ces corrections;
Et, laissant la fierté des paroles aux autres,
C'est par leurs actions qu'ils reprennent les nôtres.
L'apparence du mal a chez eux peu d'appui,
Et leur âme est portée à juger bien d'autrui.
Point de cabale en eux, point d'intrigues à suivre :
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre.
Jamais contre un pécheur ils n'ont d'acharnement :
Ils attachent leur haine au péché seulement,

Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,
Les intérêts du ciel plus qu'il ne veut lui-même.
Voilà mes gens, voilà comme il en faut user,
Voilà l'exemple enfin qu'il se faut proposer...
Et vraiment, on ne voit nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle
Que la sainte ferveur d'un véritable zèle (2).

Faudrait-il donc conclure que la morale de Molière

(1) Le Tartuffe, act. I, sc. I, II, III, IV, V, VI; act. IV, sc. I, II, III; act. V, SC. I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII.

(2) Le Tartuffe, act. I, sc. vi. Voir toute la scène. Molière a voulu faire de Cléante le type du vrai chrétien, ayant de la religion et non de la religiosité : il le dit dans sa Préface, où il appelle Cléante « véritable homme de bien »> et « vrai dévot; » il lui donne, non-seulement les paroles d'un vrai chrétien :

N'est-il pas d'un chrétien de pardonner l'offense?

(act. IV, sc. 1), mais il lui en fait accomplir les actions, surtout dans les actes IV et V. Voir là-dessus F. Génin, Vie de Molière, chap. V.

est la morale chrétienne, et qu'il en a cherché le principe dans les préceptes de la religion? Ce serait erreur. Vivant dans une société et parmi des amis illustres, qui discutaient vivement les questions religieuses; protégé par un roi qui s'occupait de religion même au milieu des plaisirs, et avait à ce sujet des opinions très-arrêtées; menacé comme comédien par la doctrine, et condamné par la discipline de l'Eglise; ayant devant les yeux des exemples tristes de l'abus que les hypocrites et les ambitieux peuvent faire des choses saintes; porté d'ailleurs par le caractère universel et touche-à-tout de son génie; forcé enfin par les agressions déloyales de rivaux jaloux qui, le trouvant inattaquable sur tout le reste, croyaient le surprendre sur ce point, - un jour, il voulut dire, et dit franchement, dans deux comédies, ce qu'il pensait de la religion. Ces œuvres de circonstance, presque de polémique, se sont trouvées admirables et sont restées immortelles, parce qu'elles étaient œuvres de Molière. Mais il n'y faut chercher, on le répète, que l'expression d'un sentiment personnel sur la religion, non des principes qui régnassent dans son âme au point d'inspirer toujours ses compositions. Cela doit paraître hors de doute, si l'on veut bien remarquer que nulle part, excepté dans le Festin de Pierre et dans le Tartuffe, on ne trouve, d'un bout à l'autre de ses œuvres, le moindre sentiment, la moindre réflexion, la moindre inspiration religieuse. Il n'y a, dans aucune autre comédie, la moindre trace de christianisme ni même

de religion naturelle; et, bien qu'on puisse dire avec raison Nunc non erat his locus (1), c'est peut-être encore un des motifs de la sévérité de Bossuet (2). Aujourd'hui même, des juges sincères peuvent être d'avis que cette absence complète, non-seulement de toute pratique, mais de toute pensée religieuse, a préludé, non pas à l'irréligion haineuse et prétendue savante des philosophes du dix-huitième siècle, mais à l'indifférence de bon ton qui règne de nos jours dans une grande partie de ce qui s'appelle par convenance la société chrétienne. En somme, il n'a mis en scène et n'a pu former, par conséquent, que des honnêtes gens indifférents.

Chercher le principe de sa morale dans la philosophie d'Epicure, sous prétexte qu'il fut ami de Chapelle et disciple de Gassendi, c'est commettre une erreur non moins grave quel rapport y a-t-il entre le système d'Epicure et toutes les idées morales de Molière qui font le sujet du présent livre (3)? D'ail

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(1) Horace, Epist., lib. II, ep. 1, v. 19.

(2) Voir plus loin, chap. XII.

(3) Gassendi semble n'avoir entrepris la restauration du système d'Epicure que pour en donner une réfutation complète. Voir Philosophiæ Epicuri Syntagma, Physica, sect. I, cap. I, II, III, V, VII, VIII, X, XVII; sect. II, cap. III, IV, V, VI, VII, VIII; sect. III, cap. VII, VIII, IX, XVII, XXII; sect. IV, Præfat.; cap. I, VI, VII; Ethica, cap. xx, XXI, XXIX. Enfin, après une réfutation minutieuse des vingt-six arguments par lesquels l'épicurisme essaie de prouver que l'âme est mortelle, réfutation qui n'occupe pas moins de vingt-sept colonnes in-folio, Gassendi ajoute que son but n'est pas d'apporter à la foi, qui n'en a pas besoin, le secours des lumières de la raison, mais de montrer à ceux qui ferment les yeux pour ne point voir cette lumière, et qui attribuent une haute sagesse aux adver

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