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leurs, il n'était ni cartésien, ni gassendiste, pas plus qu'aristotélicien, pyrrhonien, épicurien, ou stoïcien (1). Il s'est moqué de chaque secte dans ce qu'elle offrait à ses yeux de ridicule; et quelques plaisanteries fort comiques sur les principales écoles de philosophie sont tout ce qu'on peut tirer de lui là-dessus (2).

Molière est Molière. Et en somme, à part les généralités de la morale pratique, sur laquelle tous les systèmes sont à peu près d'accord, quels principes fixes aurait-il pu emprunter à la philosophie? Quelle confiance aurait-il pu avoir dans une morale philosophique, lorsque la doctrine dominant alors dans les écoles et soutenue par arrêt du parlement, l'aristotélisme, avait été, de la part de son maître Gassendi l'objet de si fines, amères et victorieuses railleries (3)?

saires de l'immortalité, qu'ils se jettent non-seulement en dehors de la foi, mais aussi en dehors de la saine raison. Voir Syntagma philosophicum, Physica, sect. III, membrum II, lib. XIV, cap. III. Voir plus haut, chap. I, p. 17, et chap. XI, p. 219. Voir M. Raynaud, les Médecins au temps de Molière,

chap. VII.

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(1) Voir L. Mandon, De la Philosophie de Gassendi, chap. XI, Des amis et des disciples de Gassendi.

(2) On ne peut rien arguer de la définition de la morale donnée par le Maître de philosophie de M. Jourdain, définition qui n'a pas plus de valeur que les autres données par le même Maître, et qui d'ailleurs est interrompue dès le début : « La morale traite de la félicité, enseigne aux hommes à modérer leurs passions, et...,» le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. vi.

(3) Exercitationes paradoxicæ adversus Aristoteleos. Voir particulièrement lib. I, exercit. v, no 12, la réfutation de ces singulières propositions morales d'Aristote (Eth. ad Nic., lib. I, cap. ш, et lib. II, cap. 1x) : « Contenti erimus si cum de talibus et ex talibus disseramus, pingui quadam Minerva, et adumbrata

Il faut bien reconnaître qu'en fait de morale effective, qui ne soit point une théorie éphémère acceptée par quelques esprits distingués, mais une règle des mœurs fixe et universelle, il n'y a que deux morales : l'une est celle de la religion, qui impose, au nom d'une révélation divine, des préceptes formels, dont l'observation ou la violation entraîne des peines ou des récompenses positivement promises; l'autre, qui au fond donne les mêmes préceptes, est la morale naturelle, que nous trouvons dans notre nature même, c'est-à-dire dans la constitution de notre être, dans nos instincts, nos désirs et nos passions, dans notre conscience. Celle-ci, vague, fugitive, souvent même obscurcie aux yeux vulgaires, a pu être précisée et illuminée par le génie de quelques hommes: c'est ce qu'a fait Platon dans sa République, qui est réellement et surtout un livre de morale; c'est ce qu'a fait Cicéron dans son traité des Devoirs; c'est ce qu'a fait aussi Molière dans son théâtre.

La morale naturelle est celle que chacun peut tirer de soi morale de création divine comme nous-mêmes, qui existe essentiellement en nous tous, qui dit secrètement au cœur de chacun ce qui est bien ou mal; lumière universelle, plus ou moins affaiblie çà et là, mais jamais éteinte; dont les préceptes sont appuyés

figuratione, verum ostendamus... Non facile definire possumus quomodo, èt quibus, et ob quæ, et quatenus irascendum sit... Quousque et quatenus reprehendendus aliquis sit, definiri ratione non facile potest. » Voir d'ailleurs les railleries de Molière contre les aristotéliciens, plus haut, chap. III, p. 58.

en chacun par le sentiment, par la raison morale, par l'opinion commune, par l'idée plus ou moins prochaine de Dieu en un mot naturelle, c'est-à-dire fondée sur la nature que Dieu créateur nous a imposée formellement; dont les règles immuables sont connues par l'observation de nous-mêmes; dont la pratique est commandée par le sens moral et la conscience, et dont l'éternelle valeur, en dehors de toute révélation, est corroborée, chez les peuples chrétiens, par l'influence latente et générale du christianisme même sur les esprits qui lui sont en apparence rebelles.

Cette morale naturelle, non chrétienne d'intention, mais de fait, car le christianisme n'a fait qu'en affirmer d'une manière absolue les principes plus ou moins indécis; cette morale naturelle, dis-je, est la morale de Molière.

Contemplant les hommes avec des yeux plus pénétrants que pas un, il a mieux vu la conscience de l'humanité, il a mieux lu dans son âme et dans celle des autres la loi morale qui y est mystérieusement empreinte. Doué d'un bon sens solide, il a mieux jugé les cas très délicats que présente la pratique de cette loi, et mieux exprimé comment elle doit être respectée jusque dans ses moindres prescriptions. Il a montré comment l'homme, en ne se laissant jamais emporter aux élans des passions, doit rester dans le juste milieu qui lui permet de voir clairement le bien, et de le pratiquer sans exagération juste milieu qu'il faut bien se garder de

confondre avec celui des nouveaux académiciens d'autrefois et des sceptiques modernes, car c'est un état moyen de passion, et non pas un état moyen de croyance dans le vrai et d'amour pour le bien (1).

Voilà le principe de la morale de Molière. Quant à la sanction, elle n'est pas dans le qu'en dira-t-on ni dans le ridicule (2). On l'a déjà dit (3): l'homme qui fuit le vice uniquement par crainte des moqueries d'autrui, tombe dans le défaut de l'amourpropre, et sa vertu n'est qu'une hypocrisie : il est impossible d'admettre que le ridicule puisse servir d'une manière quelconque à sanctionner la morale, ni que des gens vertueux par amour-propre soient des honnêtes gens.

La sanction de la morale de Molière ne doit pas être cherchée non plus dans les dénoûments miraculeux par lesquels il termine brusquement ses comédies. Il n'est pas vrai que le bien et le mal soient ainsi divinement récompensé et puni sur la terre, ni que tous les amoureux s'épousent, ni que tous les

(1) Le Tartuffe, act. I, sc. vI:

Les hommes, la plupart, sont étrangement faits :

Dans la juste nature on ne les voit jamais.

La raison a pour eux des bornes trop petites,

En chaque caractère ils passent ses limites,
Et la plus noble chose, ils la gâtent souvent
Pour la vouloir outrer, et pousser trop avant.

(2) Le Tartuffe, act. I, sc. 1:

A tous les sots caquets n'ayons donc nul égard :
Efforçons-nous de vivre avec toute innocence,
Et laissons aux causeurs une pleine licence.

(3) Voir plus haut, chap. I, p. 6.

orphelins retrouvent leurs pères, ni que tous les coquins aillent en prison, ni que tous les athées soient foudroyés. Ce genre de dénoûment n'est ni moral, ni vrai, ni vraisemblable: il est simplement pratique, et s'il et s'il est volontiers accepté par le public, c'est parce qu'il répond au désir secret qu'éprouve chacun de voir le bonheur des bons et le châtiment des méchants: il répond à notre sens moral, mais il ne peut aucunement être accepté comme une sanction morale; car, au contraire, la morale serait détruite, si chaque bonne ou mauvaise action entraînait immédiatement récompense ou peine; la liberté disparaîtrait, et l'homme, esclave d'une crainte continue, n'aurait plus d'autre conscience que l'intérêt immédiat et la conservation.

La sanction de la morale de Molière est dans le sentiment de joie et de dignité qu'inspire le devoir accompli; dans l'estime de soi-même et des autres consciencieusement acquise; dans l'espoir du bonheur pur et sans remords que la vertu seule peut donner; dans la sérénité d'âme et la tranquillité de cœur que porte en soi le seul honnête homme. En un mot, la morale de Molière est fondée sur la notion claire et l'amour vif du bien (1).

Cette morale naturelle est nécessairement liée à l'idée de Dieu elle ne va point sans religion, et

(1) Si l'on n'appuie pas ces conclusions sur des textes, c'est qu'elles ressortent nettement de toute cette étude, si bien qu'il faudrait, pour en montrer la justesse, répéter une bonne partie des chapitres précédents.

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