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propre fils (1), dont il ne blâme la vie dissipée que parce qu'elle coûte, dont il ne blâme le jeu effréné que parce que le gain n'en est pas placé à bon intérêt (2), avec lequel il ruse comme avec un ennemi (3), et qu'il réduit enfin à l'insulter (4) et à le voler (5).

Là aussi est la supériorité de la pièce de Molière sur celle de Plaute. Euclion, avec sa marmite pleine d'or, est sans doute un avare fort comique; mais il n'est pas amoureux en même temps, pour montrer que les ridicules les plus divers et les plus contradictoires s'assemblent dans les âmes qui ont quitté le droit chemin de la raison; il est volé par celui qui lui enlève sa fille (6), et l'on rit de voir ce rapace vieillard pleurer ridiculement sa marmite et son honneur. Mais quel trait de génie, de nous le présenter amoureux de la maîtresse de son fils, volé par son fils, qu'il a forcé, par l'excès de son vice, à ne plus voir, dans cette tête sacrée du père, qu'un indigne rival avec qui toute guerre est permise, un ennemi domestique contre qui toute la maison se ligue, depuis l'héritier du nom paternel jusqu'au dernier valet de cuisine! Quel contraste ressort du déchirement de ce vieux cœur, tiré d'un côté par l'amour et de l'autre

(1) L'Avare, act. II, sc. I, II, III.

(2) Id., act. I, sc. v.

(3) Id., act. I, sc. v; act. IV, sc. III.

(4) Id., act. II, sc. III; act. IV, sc. III, V.

(5) Id., act. IV, sc. VI.

(6) Plaute, Aulularia, v. 637 ad fin.

par sa cassette (1), qu'il chérit trop pour faire un présent à sa maîtresse (2) ou lui donner honnêtement à dîner (3)! C'est le tableau de l'avarice, non pas chez le pauvre qui enfouit furtivement quelques pièces d'or sous son foyer sans feu (4), mais chez le riche bourgeois, dans sa grande maison, où il pourrait vivre avec aise et honneur, entouré d'une heureuse et aimante famille, dont il devient la honte et presque la perte (5).

Donc l'honnête homme de Molière déteste d'abord ces deux sources fécondes de vice et de malheur : la luxure et l'avarice. Il ne les déteste pas seulement comme fait le monde, en admettant de temps en temps une trêve à la guerre, et en signant quelque traité furtif avec l'ennemi: il les hait pour elles-mêmes, pour être honteuses et dégradantes, pour leurs suites inévitables, pour conserver à son cœur cette sensibilité de vertu qu'elles émoussent promptement; il les hait pour sa famille, pour ses enfants et pour ses serviteurs ; il les hait pour l'honneur, et pour n'être pas réduit par elles à revêtir la robe de Tartuffe, et à se perdre absolument par l'hypocrisie, ce dernier et irréparable vice après lequel on ne peut plus se repentir. Car la passion qui a conduit Tartuffe

(1) L'Avare, act. II, sc. vi.

(2) Id., act. III, sc. XII.

(3) Id., act. III, sc. I, II, III, V.

(4) Plaute, Aulularia, init..

(5) Voir encore sur l'Avare, plus loin, chap. X.

à jouer son rôle scélérat, est autant cupidité que luxure chez Harpagon, l'amour de l'argent n'aboutit qu'à la honte; chez Tartuffe, il atteint au crime; et la pente est facile, de l'usurier qui prête au denier trois (1), à l'imposteur qui capte le bien des familles (2); aussi facile que celle qui entraîne don Juan de la débauche à la mort.

Ces trois caractères du débauché, de l'imposteur et de l'avare, qui à eux trois offrent la réunion de presque tous les vices, prouvent que Molière observait l'humanité avec un sens moral. Dans ces peintures, son influence sur les spectateurs est évidemment utile, parce qu'il ajoute au tableau artistique des vices le tableau plus instructif de leur enchaînement et de leurs conséquences. Cette influence est bonne encore, à cause de la saine raison qui règne dans son esprit et dans son œuvre, sans que jamais l'art lui serve de prétexte ou d'excuse pour en violer les lois. Jusque dans les conceptions les plus hardies et les situations les plus hasardeuses, il garde un bon sens qui l'empêche de mettre sur la scène ces accouplements monstrueux de vice et de vertu, ces criminels sublimes, ces brigands héroïques qui remplissent tant de drames modernes, et habituent nécessairement le spectateur à s'imaginer que, même dans l'excès des passions les plus funestes, il peut y

(1) L'Avare, act. II, sc. I.

(2) Le Tartuffe, act. III, sc. vII.

avoir quelque chose d'excusable et de grand (1). Pour Molière, ces passions sont contraires à la raison, à la nature; ce sont d'affreuses maladies de l'âme, qui la rendent méconnaissable; et il n'admet pas le moyen d'émotion, tant exploité de nos jours, qu'on peut appeler le genre crime et le genre suicide (2).

Il ne pouvait exposer sur la scène les motifs philosophiques qui lui faisaient condamner la mort de Caton; mais il savait dans la plaisanterie faire entendre la haute voix du bon sens et du devoir, contre l'acte de désespoir et de lâcheté qui fait rompre avec la vie, plutôt que d'en porter vaillamment les épreuves. C'est l'esprit qui règne dans la scène de l'Etourdi (3) où Lélie se veut tuer, tient le fer prêt, sans que Mascarille dise autre chose que : « Tuez-vous donc vite. >> A quoi Lélie, rappelé à la raison par le sens froid de son valet, répond fort comiquement :

Tu voudrois bien, ma foi, pour avoir mes habits,
Que je fisse le sot, et que je me tuasse (4).

(1) Il faut mettre quelque restriction à cet éloge; voir plus loin, chap. IV. (2) Voir Saint-Marc Girardin, Cours de Littérature dramatique, tome I, v, VI, VII.

(3) 1653. Cette pièce, relativement saine au point de vue du bon sens, paraissait à l'époque de la grande mode des suicides d'amour, nécessaires dans tous les romans, et multipliés dans Mélite de P. Corneille (1629). Si l'on trouve chez Molière quelque idée de suicide amoureux, c'est seulement dans les intermèdes et les opéras : tout cela est très-léger, et souvent ironique. Voir, entre autres, Myrtil dans Mélicerte, act. II, sc. Iv; Philène et Lycas dans la Pastorale comique, sc. XIII; la plainte de Chloris sur la mort des bergers Tircis et Philène qui se sont noyés de désespoir, et que six bateliers ont repêchés, dans la Fête de Versailles (Relation de Félibien).

(4) L'Etourdi, act. II, sc. vII.

Dorine répond sur le même ton à Mariane, qui aime mieux se donner la mort que d'épouser Tartuffe :

Fort bien c'est un recours où je ne songeois pas ;
Vous n'avez qu'à mourir pour sortir d'embarras :
Le remède sans doute est merveilleux ! J'enrage,
Lorsque j'entends tenir ces sortes de langage (1).

Le même esprit éclate dans la scène où Lucinde désespérée dit: Je veux mourir, ouvre « la fenêtre qui regarde sur la rivière, et... la referme tout doucement (2). » Cette satire comique du suicide est achevée dans l'adieu larmoyant de Covielle: Nous allons mourir (3).

Le suicide, qui tient tant de place dans nos romans et nos drames, paraissait à Molière une folie et un crime tel, qu'il ne le jugeait pas digne de faire un ressort de la comédie: il n'en parlait que pour rire.

Mais cette sorte de suicide ou d'homicide à deux qu'on appelle duel régnait de son temps dans la société. Ni les édits de Richelieu ni ceux de Louis XIV n'avaient pu faire renoncer la noblesse à cette preuve de l'honneur. Molière a parlé du duel, ou l'a mis en action onze fois dans son théâtre (4) : il a couvert de

(1) Le Tartuffe, act. II, sc. III.

(2) L'Amour médecin, act. I, sc. vi.

(3) Le Bourgeois gentilhomme, act. III, sc. x.

(4) Le Dépit amoureux, act. V, sc. III; le Cocu imaginaire, sc. xvii; les Fâcheux, act. I, sc. x; act. III, sc. Iv; le Mariage forcé, sc. xvi; le Festin de Pierre, act. III, sc. Iv, v; act. V, sc. ; le Misanthrope, act. II, sc. VII;

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