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lesquels doit être parfait son honnéte homme il ne tolère ni l'extravagance de l'important, qui dérange tout le monde, qui veut que tous s'occupent de lui, et qui tranche toutes les questions avec une suffisance burlesque (1); ni la politesse écervelée de ceux qui se rendent importuns à force de civilités, et s'obstinent à rendre service aux gens malgré eux (2); ni la sotte vanité de rougir de ses pères, de se faire appeler M. de la Souche au lieu d'Arnolphe (3), ou de vouloir, au risque de ruiner sa maison, devenir, de bourgeois, gentilhomme (4): ce travers, qui semblerait au premier abord excusable, peut aller pourtant, jusqu'à une réelle dégradation morale, aboutir à la perte des biens péniblement acquis, et au malheur des enfants ridiculement mariés (5).

Il est impitoyable pour le pédantisme, plus insupportable que l'ignorance. Nul n'a jugé plus sainement que lui des ouvrages de l'esprit ; nul n'a mieux compris combien ils élèvent et ennoblissent l'homme. Aussi a-t-il nettement fixé où le savoir est bon, et dans quelle mesure la science doit être recherchée : avec amour, mais sans excès, de façon qu'elle n'en

VII;

(1) Les Fâcheux, act. I, sc. 1; la Critique de l'Ecole des Femmes, sc. vi, le Misanthrope, act. III, sc. I.

(2) Les Fâcheux, acte IV, sc. v; l'Impromptu de Versailles, se. I, IV, VI, VII, VIII, IX.

(3) L'Ecole des Maris, act. I, sc. 1.

(4) Le Bourgeois gentilhomme, act. 1, sc. 1; aet. II, sc. Ix; act. III, sc. III, IV, VI, XII.

(5) George Dandin est l'exemple terrible d'un de ces mariages de vanité.

vahisse pas tout l'homme et n'étouffe pas en lui, sous l'orgueil du savant, les autres qualités qu'il faut posséder d'abord (1). Il a clairement montré, par les plus risibles exemples (2), la folie de ceux

Qui prennent pour génie un amour de rimer (3).

Boileau n'a fait qu'exprimer le jugement de Molière sur le métier d'écrivain :

Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent,
Ouvrier estimé dans un art nécessaire,
Qu'écrivain du commun et poëte vulgaire (4).

Que les vers ne soient point votre éternel emploi :

Cultivez vos amis; soyez homme de foi.

C'est peu d'être agréable et charmant dans un livre :
Il faut savoir encore et converser et vivre (5).

Molière et Boileau ont servi la morale en séparant, dans les ouvrages de l'esprit, le bon or du faux (6), et en frappant sans pitié les Scudéri, les

(1) Les Femmes savantes, act. 11, sc. vII; act. III, sc. I, II, v; act. IV,

SC. III.

(2) Les Précieuses ridicules, sc. x, Mascarille; les Fâcheux, act. I, sc. v, Lysandre; act. III, sc. 11, Caritidès; la Critique de l'Ecole des Femmes, SC. VII, Lysidas; l'Impromptu de Versailles, sc. I, III, du Croisy; le Misanthrope, act. I, sc. II, Oronte; la Comtesse d'Escarbagnas, sc. xv, xvI, M. Tibaudier; les Femmes savantes, act. III, sc. I, II, III, IV, v; act. IV, sc. III, Iv, Trissotin et Vadius, etc.

(3) Boileau, Art poétique, ch. I, v. 10.

(4) Id., ch. IV, v. 26.

(5) Id., ch. IV, v. 121.

Remarquez que le Misanthrope est de 1666, les

Femmes savantes sont de 1672, et l'Art poétique ne fut achevé qu'en 1674.

(6) Id., ch. IV, v. 233.

Cotin, les Quinault (1), et tous ceux qui se mêlent d'écrire sans en être capables. Aujourd'hui, la censure ne s'occupe guère des livres que pour réprimer quelques paroles trop hardies contre le gouvernement ou les mœurs. Celle de Molière et de Boileau était plus utile quand elle proscrivait, de par le ridicule et le bon sens, tout ouvrage

Où la droite raison trébuche à chaque page (2).

Platon avait senti combien il importe à la santé morale des nations que leur littérature soit raisonnable (3). C'est ainsi qu'un bon écrivain est un homme utile, moins pour ce qu'il enseigne que pour l'habitude qu'il donne à ses lecteurs de penser raisonnablement. Les lettres ont leur responsabilité elles peuvent et doivent avoir l'influence excellente de former les esprits au bon sens en ne leur offrant que des œuvres de bon sens; et les auteurs du temps de Périclès, comme ceux du siècle de Louis XIV, contribuèrent certainement de cette façon à la grandeur de leur patrie. C'est un honneur

:

(1) Le jugement de Boileau sur Quinault (Sat. II, III, X) doit être maintenu dans toute sa sévérité, malgré l'essai de réhabilitation tenté par Voltaire. Lire les Euvres de Quinault (Paris, 1739, 1778, 1842): Boileau a raison au nom du goût et au nom de la morale. Molière fut moins sévère que son ami, puisqu'il consentit à prendre Quinault pour collaborateur (Psyché, 1671); mais ce fut par nécessité et par ordre, dans des ouvrages auxquels son insouciance l'empêchait d'attacher aucune importance (Voir Le Libraire au Lecteur, au commencement de Psyché).

(2) Boileau, Satire IX, v. 152. (3) Platon, République, liv. III.

:

à Boileau et à Molière (1) d'avoir voulu, d'avoir su rendre ce service à la France service bien oublié aujourd'hui, et auquel pourtant elle doit une gloire plus solide que celle des victoires et même de l'industrie, la gloire de l'esprit français (2).

Molière n'était-il pas encore l'utile auxiliaire de Descartes et de Bossuet, quand il se moquait des vieux errements de l'enseignement scolastique et pédantesque en la personne du docte Métaphraste et du révérencieux Bobinet (3)? Ne réclamait-il pas, avec toute la force du fou rire rabelaisien, mais avec plus d'autorité que Rabelais (4), la rénovation de la philosophie, et ne sonnait-il pas (5) aux oreilles des savants la nécessité du bon sens, de l'observation (6)

(1) Toutes les scènes où Molière fait dire des sonnets ou des petits vers sont des chefs-d'œuvre de critique littéraire. On doit mettre au-dessus de toutes les autres celle du Misanthrope (act. I, sc. II): le sonnet d'Oronte séduit le lecteur surpris par l'agrément de l'harmonie et du trait; mais Molière a raison de résister énergiquement à l'invasion de ces colifichets dont le bon sens murmure. Voir plus loin, chap. VII.

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(2) D. Nisard, Histoire de la Littérature française, liv. I, chap. 82, 3, 4, 5.

(3) Le Dépit amoureux, act. II, sc. vi; la Comtesse d'Escarbagnas, sc. XVII, XIX.

(4) Voir Pantagruel, particulièrement liv. III, chap. xxxv, XXXVI. (5) Le dépit amoureux, act. II, sc. IX.

(6) Son maître Gassendi lui avait enseigné la valeur de l'observation. Si Gassendi a consacré tant d'érudition et de travail à reconstruire et à réfuter la philosophie d'Epicure, c'était pour mettre en lumière le côté solide de la logique épicurienne, qui est le respect pour l'observation, si étrangement méconnue par Descartes lui-même (Voir surtout Discours sur la Méthode, IVe partie; Les Météores, Discours I et VII, etc.): Syntagma philosophic Epicuri, canonica pars I, cap. II, édit. de Florence, t. III, init. : « Sensus evidentiam voco illam

et de la modestie, dans les scènes de la Jalousie du Barbouillé et du Mariage force (1), qu'on doit conserver dans les archives de l'histoire de la science à côté de l'Arrêt burlesque de Boileau? Et n'y a-t-il pas, dans l'esprit faussé par le pédantisme et l'orgueil, de certaines erreurs qui vont à la folie, et qu'on ne peut réfuter mieux que par des farces folles, comme celle du Docteur aristotélicien, auquel il faut parler à coups de pierre, et du Docteur pyrrhonien, qui ne croit qu'aux coups de bâton (2)? Enfin, le Maître de philosophie de M. Jourdain n'ajoute-t-il pas à tous les préceptes précédents l'excellente leçon qu'un maître doit commencer par prêcher d'exemple (3)?

Jusque dans la triomphante campagne de Molière contre les médecins, campagne qui dura autant que

sentionis speciem cui, remotis omnibus ad judicandum obstaculis, ut distantia, ut motu, ut medio affecto et quæ alia sunt ejusce modi, contradici non potest (can. III, p. 7, col. 1, édit. de Florence). Sensus est criteriorum primum, ad quod provocare quidem a cæteris licet, ipsum vero debet constare per se ac manifestæ esse veritatis, nam si falli omnem sensum dixeris, deerit tibi criterium (can. I, p. 5, col. 2). Sublata sensuum certitudine, tollitur omnis et vitæ gerendæ et rerum gerendarum ratio, etc. (ibid.). »

(1) La Jalousie du Barbouillé (1658), sc. II, vi, le Docteur; le Mariage forcé (1664), sc. VI, Pancrace; sc. VIII, Marphurius. - Mais sur ce point, quelle que soit la portée morale de Molière, ceux qui lui attribuent une intention formelle de réforme scolaire se trompent (J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. II). Molière ne se proposait pas « le but d'empêcher la confirmation d'un arrêt du Parlement qui prononçait peine de mort contre ceux qui oseraient combattre le système des Pancrace et des Marphurius : » Molière se proposait de faire rire à son théâtre, comme il avait ri à la lecture de Rabelais. Voir plus haut, chap. I.

(2) Le Mariage forcé, sc. VI, VIII.

(3) Le Bourgeois gentilhomme, act. II, sc. Iv, VI,

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