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choses (1). Ce n'est pas aux Aristophane ou aux Ménandre que les Athéniens durent ce qu'ils conservèrent d'héroïsme et de droiture; et personne n'oserait souhaiter que les Français eussent pour tout catéchisme de morale le théâtre de Molière.

On peut à première vue douter que le but de la comédie soit purement artistique. D'abord, si elle n'a pas d'intention morale, elle a certainement une influence sensible sur les mœurs. Ensuite, plusieurs auteurs, et Molière lui-même, ont été obligés de mettre en avant l'utilité morale, pour assurer le succès de leurs pièces, pour les défendre contre une critique hostile, ou même pour en obtenir la représentation (2). Enfin, il est impossible qu'un homme d'un grand esprit, un profond observateur de l'humanité, n'ait point des principes qui percent dans ses œuvres, et ne tire point continuellement une espèce de morale de l'observation pénétrante qui est la source vive où puise son génie. Mais une influence incontestable, un prétexte plausible, des principes inspirateurs, ne doivent point être confondus avec un but avoué.

Le but de la comédie est de faire rire : voilà la vérité. Quand Molière a écrit les Femmes savantes, le Misanthrope, même le Tartuffe, il songeait à nous divertir, et ne se proposait pas de faire un sermon

(1) Voir M. Raynaud, Les Médecins au temps de Molière, chap. VII.
(2) Voir les Placets au sujet du Tartuffe et la Préface de la même pièce.

sur les planches. L'idée que le théâtre doive être une école de mœurs n'a jamais été que le rêve irréalisé de ceux qui n'y ont rien produit de remarquable, et qui ont cru suppléer à l'insuffisance du talent par la moralité de l'intention (1).

Enfin, pour ruiner cette théorie, qui a eu pourtant des partisans estimables (2), ne suffit-il pas de poser cette question: Par où est-ce que la comédie frappe les vices? Par le ridicule. Si donc sa morale n'a point d'autre sanction, on peut dire que c'est une morale immorale, puisqu'elle est appuyée uniquement sur l'amour-propre, un des vices que les vrais moralistes cherchent d'abord à extirper. Y a-t-il grand fond à faire sur un homme qui n'est vertueux que par la crainte d'être moqué?

La théorie de l'art pour l'art est vraie chez les

(1) Voir la Préface des Deux Sœurs de M. E. de Girardin.

(2) On ne cite ici que ceux qui ont parlé de Molière à ce point de vue. Dès 1696, Perrault, dans Les Hommes illustres qui ont paru en France pendant le dixseptième siècle, disait en parlant des comédies de Molière : « On peut dire qu'elles furent d'une grande utilité pour bien des gens. >> De Cailhava, De l'Art de la Comédie, liv. II, chap. XLIII, Du but moral: « Molière travaille à rendre les hommes plus agréables dans la société. — Molière instruit l'homme dans plusieurs arts, ou contribue du moins à leurs progrès. — Molière fait ses efforts pour rendre les hommes plus heureux. Molière s'applique à rendre les hommes meilleurs. » — Laharpe, Cours de Littérature, IIe partie, liv. I, chap. vi, section 1 : << Molière est certainement le premier des philosophes moralistes... Ses comédies bien lues pourraient suppléer à l'expérience, etc. »> Auger, Discours préliminaire aux Euvres de Molière (1819): « Le but de la comédie est de corriger, son moyen est de faire rire. » — Goldoni, Molière, act. 1, sc. vi, et act. IV, sc. x : « Molière est un sage... Grand homme, qui a reçu du ciel le don puissant de corriger les vices et les ridicules, et qui, habile à emmieller les bords du vase, nous mène à la vertu par le plaisir même. »

grands artistes. On va à la comédie pour s'amuser : et vraiment oui, Molière s'en allait content quand on avait ri.

Que Molière ait quelquefois prétendu que ses comédies avaient un but moral (1), soit par nécessité, soit par une de ces illusions communes aux auteurs, qui sont facilement entraînés à s'exagérer la portée de leurs œuvres, soit plutôt par une réflexion après coup sur l'influence morale qu'elles pouvaient avoir (2), il n'est pas moins vrai qu'il se faisait une opinion plus modeste de ce que peut être la bonne comédie au point de vue de la morale : « J'avoue, dit-il, qu'il y a des lieux qu'il vaut mieux fréquenter que le théâtre; et si l'on veut blâmer toutes les choses qui ne regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je ne trouve point mauvais qu'elle soit condamnée

(1) « Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par quelle raison il y en aura de privilégiés... Nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la correction... Rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la peinture de leurs défauts... La comédie n'est autre chose qu'un poëme ingénieux, qui par des leçons agréables reprend les défauts des hommes... On doit approuver les pièces de théâtre où l'on verra régner l'instruction et l'honnêteté. » (Préface du Tartuffe.) « Le devoir de la comédie étant de corriger les hommes en les divertissant..., j'avois eu la pensée que je ne rendrois pas un petit service à tous les honnêtes gens, etc. » (Premier placet sur le Tartuffe.) Il est à remarquer qu'on ne trouve que là, dans tout Molière, l'idée que la comédie puisse avoir un but moral.

(2) Peut-être aurait-on trouvé des idées de ce genre dans les Remarques que Molière comptait donner un jour sur ses pièces, comme il le dit dans la Préface des Fâcheux.

avec le reste. Mais supposé, comme il est vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles, et que les hommes aient besoin de divertissement, je soutiens qu'on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la comédie (1).

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Innocent, c'est trop dire: mais est-ce là le langage d'un homme qui veut enseigner la morale ?

S'il avait eu l'intention d'enseigner quelque chose, il faudrait lui reprocher d'avoir dissimulé son enseignement avec tant d'habileté, qu'il y a telles de ses pièces où les critiques n'ont pas su se mettre d'accord pour deviner son opinion, comme le Misanthrope, par exemple, objet de tant d'interprétations, de louanges, de blâmes et même d'anathèmes (2). Quand on veut instruire, on ne cache pas sa doctrine sous des voiles si brillants et si impénétrables. Il y a un plus grand nombre de ses pièces où, avec toute la bonne volonté du monde, on ne peut trouver d'autre intention que l'intention formelle de faire rire, mais de ce rire convulsif qui prenait Nicole, à la vue de M. Jourdain en habit de marquis (3), et secouait encore son ombre aux enfers (4). Qui pré

(1) Préface du Tartuffe. - « Il ne me soucie guère que le théâtre soit une succursale du temple ou une annexe de l'école, et, sans lui donner une mission si haute, je me contente de le trouver un lieu commode pour y passer agréablement quelques bonnes heures d'un temps bien perdu, sans remords ni regrets. » Gatien-Arnoult, Réponse au remerciment de M. Gustave d'Hugues (Académie des jeux Floraux, 1866).

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tendra jamais découvrir un but moral à l'Amphitryon ou au Malade imaginaire, a moins que dans celui-ci Molière n'ait voulu instruire l'humanité du danger de prendre trop de remèdes, et lui prêcher dans celui-là les joies de l'adultère (1)? Pour d'autres pièces, comme l'Avare (2) ou le Festin de Pierre (3), ne faudrait-il pas avouer que le sublime talent déployé par l'auteur était vraiment superflu pour développer le lieu commun que l'avarice est un vice honteux, et que les débauchés font souvent une mauvaise fin?

D'ailleurs, les types mis sur le théâtre sont peu propres à instruire, parce qu'ils sont artistiques. Il n'y a jamais eu d'avares comme Harpagon ni de débauchés comme don Juan, pas plus qu'il n'y a eu de femmes comme la Vénus de Milo. C'est en cela que le génie est créateur, quand il compose pour plaire quelque figure idéale, conforme à l'humanité, mais différente d'elle pourtant. Dans une mesure fixée par son goût, il outre les vertus ou les vices humains, afin d'attacher les regards par des traits saillants, et de remuer les âmes par des émotions supérieures. C'est là sa gloire; mais c'est aussi ce qui rend ses œuvres peu instructives, et leur ôte le caractère d'exemples, qu'elles devraient avoir pour enseigner avec fruit la morale. On peut voir nettement la différence

(1) Voir plus loin, ch. IX.
(2) Id., chap. II, p. 33.
(3) Id., chap. II, p. 22.

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