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CHAPITRE IV.

JUGEMENT SUR LES HOMMES DE MOLIÈRE.

Mais, à ce compte, Molière est donc un moraliste; il enseigne donc les règles de la vertu ; il met donc en pratique le précepte d'Horace traduit par Boileau :

Qu'en savantes leçons votre muse fertile

Partout joigne au plaisant le solide et l'utile (1).

Eh! non Molière est un comédien; Molière veut nous divertir. Il y réussit admirablement par la peinture de nos vices et de nos ridicules. Et comme le contraire du vice et du ridicule est le bien, en poursuivant tous les vices et tous les ridicules, il montre par contraste le bien sous toutes ses faces. Il choisit pour sujet ce qui nous intéresse le plus nousmêmes. Et nous ne pouvons nous voir, nous, notre cœur, nos passions, nos faiblesses et nos crimes, sans réfléchir tout en riant. Il est honnête et plein de bon sens, en sorte qu'il se fait de l'honnêteté une idée élevée et pratique, qu'on peut dégager de l'ensemble de ses tableaux. Cette idée est digne qu'on la recherche et qu'on l'étudie, parce que c'est l'idée d'un observateur hors ligne et d'un génie exceptionnel; il

(1) Art poétique, ch. IV, v. 87.

est utile de la bien connaître pour se rendre compte de l'influence morale d'un auteur si attachant. Mais s'il était un moraliste, il l'aurait dégagée lui-même : il ne l'aurait pas laissée obscure au point que des hommes comme Bossuet et J.-J. Rousseau, pour prendre les extrêmes parmi ses critiques, aient pu se méprendre sur ses pensées et ses intentions. Comme son but est d'émouvoir agréablement (1), il mêle dans une proportion artistique le bien et le mal chez ses personnages (2), en sorte qu'il faut un effort de réflexion pour discerner au fond et son opinion et son influence. Sans doute, il blâme les mœurs de don Juan; mais pourtant il le présente séduisant, héroïque, et ne lui donne pour contradicteur qu'un valet absolument ridicule (3). Il blâme la brutalité d'Alceste, et le fait pourtant si vertueux qu'on l'admire malgré soi (4). Aux Sganarelles et aux Arnolphes, il oppose des Aristes d'une modération exagérée (5), aux Misanthropes, des Philintes égoïstes dont le calme indifférent pourrait faire croire que l'homme parfait de Molière est un sceptique indulgent (6). Il condamne absolument Tartuffe (7), et le met aux prises avec un bourgeois sot et crédule, qu'on verrait sans pitié ruiné par l'impos

(1) Voir plus haut, chap. I, p. 3 et 13.

(2) Id., chap. I, p. 9 et 18.

(3) Id., chap. II, p. 22, et plus loin, chap. XI.

(4) Id., chap. III, p. 44.

(5) Voir particulièrement l'Ecole des Maris, act. I, sc. 11; act. III, sc. vi,

VIII, IX, Ariste; l'Ecole des Femmes, acte I, sc. 1, Chrysalde.

(6) Voir plus haut, chap. III, p. 52.

(7) Id., chap. II, p. 29.

teur s'il n'avait une femme et des enfants intéressants (1). Enfin il combine tous les sentiments de la façon la plus propre à plaire et à faire rire, en sorte que ce n'est pas sans peine ni sans quelque chance d'erreur que, cherchant en ses ouvrages ce qu'il ne tenait pas à y mettre, on arrive à en tirer les beaux préceptes d'honnêteté exposés dans le précédent chapitre.

Oui, ils sont beaux; mais ils ne sont point là spécialement pour instruire; ils s'y trouvent seulement au nom de l'art et du génie; ils font partie de la matière humaine remuée et transformée par ce hardi créateur; ils ajoutent à l'intérêt, à l'émotion, au charme victorieux qui domine la foule enivrée. Mais toute cette étude du cœur humain, si profonde, si philosophique même, Molière ne s'y est pas livré dans un but moral, pas plus que Raphaël n'a étudié les muscles et le squelette pour devenir un chirurgien; il n'a pas fait ses drames les plus moraux pour instruire, pas plus que Michel-Ange n'a taillé ses torses pour enseigner la myologie. Leur but, à tous, c'est l'art. Pour le peintre et le sculpteur, l'art est une belle tête sur la toile, qui nous fasse penser, ou un beau corps de marbre, qui nous émeuve; pour le comédien, une bonne comédie qui fasse rire. Le rire est son bien; il le puise à toute source si la source en est morale, instructive, tant mieux; quand elle ne l'est point, il y puise quand même; et cette belle médaille

(1) Voir plus loin, chap. VI.

de Molière philosophe et moral a un revers frappé d'immoralité.

Il faut protester contre le jugement raffiné de Boileau :

Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe,

Je ne reconnois plus l'auteur du Misanthrope (1).

Si vraiment, on reconnaît l'auteur comique (2): sa verve n'est pas moindre, et il ne traite pas le bouffon avec moins de génie que l'agréable et le fin (3). Au point de vue de l'art, on ne doit pas plus blâmer les farces de Molière que les grimaces des damnés dans la fresque de la chapelle Sixtine. Seulement, la morale n'y est plus; et on ne le lui reproche pas, puisqu'il atteint son but, qui est de divertir irrésistible

(1) Art poétique, ch. III, v. 399. Voir plus haut, chap. 1, p. 10, note 2. Mais ce n'est pas un motif pour s'associer à l'injuste rigueur du dix--huitième et du dix-neuvième siècle contre Boileau. Il ne faut pas exiger de lui d'avoir été en toute circonstance et toujours l'interprète absolu de la raison et du bon sens, sans erreur ni défaillance aucune. S'il s'est montré trop rigoureux pour le sac de Scapin et les autres farces de Molière, s'il a été cruellement silencieux pour son ami La Fontaine, ces fautes de son esprit, mais non de son cœur, sont excusées par la lutte sans pareille qu'il a eue à soutenir pour rejeter en dehors de la civilisation littéraire de la France les turlupinades et les gaillardises. On doit comprendre qu'il ait été offusqué par les audacieuses plaisanteries de Scapin, comme par la gracieuse luxure des Contes, qui ne lui permettait pas de bien voir le mérite transcendant des Fables. Son horreur pour Tabarin était si juste et si nécessaire, qu'il n'admettait pas la possibilité de son alliance avec Térence ( Art poétique, ch. III, v. 398).

(2)

« On reconnaît encor l'auteur du Misanthrope. »

M. Roux, Réflexions sur le Misanthrope, dans les Actes de l'Académie de Bordeaux, 3e fascicule, 1866.

(3) Boileau, Art poétique, ch. III, v. 397.

ment. On se contente de juger que Molière a un grand sens moral, une grande influence morale, mais encore une fois n'est point moraliste.

Qui ne condamnera, au point de vue moral, toute la longue comédie de l'Etourdi (1), où, d'un bout à l'autre, l'auteur étale la conduite d'un fils débauché, doublé d'un valet digne des galères (2), travaillant ensemble, de la façon la plus plaisante du monde, à duper et à voler un vieux père et son vieil ami (3)? Ce qui ajoute à l'immoralité du spectacle, c'est le caractère méprisable donné aux vieillards (4), qui fait excuser d'autant plus volontiers les joyeuses manoeuvres des deux jeunes escrocs. La comédie s'ouvre sur cette belle déclaration, prononcée doctoralement par l'admirable Mascarille :

D'un censeur de plaisirs ai-je fort l'encolure,

Et Mascarille est-il l'ennemi de nature?
Vous savez le contraire, et qu'il est très-certain

Qu'on ne peut me taxer que d'être trop humain (5).

Il n'est pas besoin de donner des explications sur la nature et l'humanité de ce valet philosophe. Avec cette vertu peu scrupuleuse, on n'a pas honte de pratiquer agréablement le vol à la tire (6) et autres

(1) 1653.

(2) Lélie et Mascarille.

(3) L'Etourdi, acte I, sc. vI, Ix; acte II, sc. III, IV, etc.

(4) Voir plus loin, chap. X.

(5) L'Etourdi, acte I, sc. II.

(6) Id., acte I, sc. VI.

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