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n'avait eu l'intention de l'attaquer (1). C'était le centre de la vraie préciosité définie par Huet une galanterie honnête dans le sens qu'on donne au mot galant homme (2); » c'était, en un mot, l'Académie française, avec les femmes de plus et les pédants de moins (3).

Mais comme il n'est si bonne chose qui ne puisse se corrompre, toutes ces qualités admirables tournèrent bientôt à mal. Les femmes s'imaginèrent que pour être du bel air, comme on disait alors (4), il fallait à tout prix être précieuses; et celles qui n'avaient pas de quoi l'être de la bonne manière le devinrent d'une façon ridicule. Elles crurent remplacer l'esprit par l'affectation, la dignité par le dédain, l'instruction par une recherche risible des mots et des idées, la distinction par un excès ruineux de toilette, le cœur par un coquetterie de convention qui visitait tous les villages de la carte de Tendre. Les moindres bourgeoises voulurent prendre le genre à la mode, et parvinrent, à force de préciosité, à détruire en elles cet avantage accordé à leur sexe sur l'autre, de plaire, par la simplicité même, jusque dans la plus grande médiocrité d'esprit. Ce fut une véritable épidémie, qui envahit tout le siècle, et dura presque autant que lui.

(1) Voir la Préface des Précieuses ridicules.

(2) A. Constantin, Dictionnaire de biographie et d'histoire de Dezobry et Bachelet, article Rambouillet.

(3) Voir J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. I. (4) Le Bourgeois gentilhomme, act. V, entrée 1.

Le bon sens et le goût de Molière furent choqués de voir tant de femmes se gâter elles-mêmes par cette mode prétentieuse. Aussi, après les deux longues comédies d'intrigue de l'Etourdi et du Dépit amoureux, las d'imiter les autres et de remplacer les personnages les plus charmants de la scène par des fictions sans caractère et sans autre intérêt que la beauté des comédiennes ou l'imprévu des situations, il quitta brusquement les contrées chimériques des romans d'aventures pour entrer sur le terrain de la vie réelle, et il attaqua du premier coup la femme par la juste critique du défaut qui dépréciait alors toutes ses autres qualités.

L'intrigue des Précieuses (1) est nulle: toute la comédie n'est qu'une scène où deux valets du grand monde, sous les habits de leurs maîtres, viennent flatter la préciosité de deux petites bourgeoises infectées de la maladie régnante. Mais quelle verve dans ce dialogue! comme chaque mot frappe le langage affecté et les sentiments recherchés qui régnaient alors dans les salons! Quel beau miroir, où les femmes furent forcées de contempler leurs propres ridicules et d'en rire jusqu'aux larmes ! Quelle excellente farce, où triomphe enfin le bon sens personnifié dans l'honnête homme de père si justement indigné des pommades, du lait virginal et du haut style (2) !

(1) 1659.

(2) Les Précieuses ridicules, sc. III, IV, v. Voir D. Nisard, Histoire de la

Mais, sans doute, empêcher les femmes d'être coquettes et façonnières n'était pas une moindre tâche que de rendre les médecins instruits, charitables et modestes; car, pour elles comme pour eux, Molière se crut obligé de reprendre le même sujet de comédie jusqu'à la fin de sa vie (1). Il continua la guerre à la préciosité dans les Fâcheux, dans la Critique de l'Ecole des Femmes, et dans l'Impromptu de Versailles.

Quelle bonne satire du raffinement d'esprit substitué à la nature du cœur, que cette Orante et cette Climène des Fâcheux, qui s'appliquent sérieusement à discuter, en beau langage, s'il faut qu'un amant soit jaloux ou point jaloux (2)! Et cette autre Climène, qui se trouve mal pour avoir vu l'Ecole des Femmes, et qui pousse la pudeur jusqu'à l'obscénité (3): « cette personne qui est précieuse depuis les pieds jusqu'à la tête, et la plus grande façonnière du monde ; il semble que tout son corps soit démonté, et que les mouvements de ses hanches, de ses épaules et de sa tête n'aillent que par ressorts; elle affecte toujours un ton de voix languissant et niais, fait la moue

Littérature française, liv. III, chap. ix, 2 2, et J. Taschereau, Histoire de la vie et des ouvrages de Molière, liv. I. Voir aussi le Ménagiana, 1715, tome II, p. 65. — Il résulte de la Lettre de Loret du 6 décembre 1659 que les Précieuses eurent un très-grand succès :

Pour moi, j'y portai trente sous :

Mais, oyant leurs fines paroles,

J'en ris pour plus de dix pistoles.

(1) Voir sur les médecins, plus haut, chap. III, p. 59.

(2) Les Fâcheux (1661), act. II, sc. Iv.

(3) La Critique de l'Ecole des Femmes (1663) sc. I, II, III, VII.

pour montrer une petite bouche, et roule les yeux pour les faire paroître grands: » en somme, « la plus sotte bête qui se soit jamais mêlée de raisonner (1)!» Et cette marquise façonnière de l'Impromptu de Versailles, qui se déhanche si bien, et se fait tant prier pour lever un peu sa coiffe (2) ! Et cette servante précieuse, « qui se mêle de temps en temps dans la conversation, et attrape comme elle peut tous les termes de sa maîtresse (3) ! »>

La préciosité avait atteint jusqu'aux domestiques. Loin de guérir, elle empirait. Ce n'était plus une maladie localisée à la cour et à Paris; elle envahissait la province, où elle était encore plus malséante en des personnes moins polies par l'usage et plus disposées à outrer les modes (4). Molière la poursuivit jusqu'au fond du Limousin, et ajouta un nouveau personnage à tous les précédents, la Comtesse d'Escarbagnas. Celle-ci ne peut s'asseoir sans dire dix fois : Ah! madame, depuis qu'elle a été deux mois à Paris (5); sa bonne, son marmiton et son cuisinier deviennent un petit laquais, une demoiselle suivante et un écuyer; son armoire, une garde-robe, et son grenier, un garde-meuble (6); « le petit voyage qu'elle

(1) La Critique de l'Ecole des Femmes, sc. 11.

(2) L'Impromptu de Versailles (1663); sc. III. (3) Id., sc. I.

(4) « L'air précieux n'a pas seulement infecté Paris, il s'est aussi répandu dans les provinces. » Les Précieuses ridicules, sc. 1.

(5) La Comtesse d'Escarbaynas (1671), sc. vII, XI.

(6) Id., sc. III, V, VI, XII.

a fait à Paris l'a ramenée dans Angoulême plus achevée qu'elle n'étoit ; l'approche de l'air de la cour a donné à son ridicule de nouveaux agréments, et sa sottise tous les jours ne fait que croître et embellir (1) » elle ne peut plus vivre sans avoir des soupirants; il lui faut un M. Tibaudier et un M. Harpin pour lui offrir des vers de quinze syllabes et des poires de bon chrétien, pour jouer tour à tour l'amant langoureux et l'amant emporté (2); le beau style lui a si bien tourné la tête qu'elle ne sait plus parler français, excepté quand le naturel revient au galop (3) avec son vocabulaire trop peu précieux (4).

Enfin, non contentes d'être renchéries, maniérées, et absurdement coquettes, les femmes se mirent en tête d'être savantes, non-seulement en lettres, mais en philosophie, en astronomie, en médecine. Ce ne fut pas assez de tenir la plume et de transformer les salons en académies (5), il fallut manier l'astrolabe

(1) La Comtesse d'Escarbagnas, sc. I.

(2) Id, sc. XV,

(3)

XXI.

Chassez le naturel, il revient au galop.

Destouches, le Glorieux, act. III, sc. v.

(4) La Comtesse d'Escarbagnas, sc. III-VI, VIII, X.

(5)

Là du faux bel esprit se tiennent les bureaux;

Là, tous les vers sont bons pourvu qu'ils soient nouveaux.

Au mauvais goût public la belle y fait la guerre,

Plaint Pradon, opprimé des sifflets du parterre,

Rit des vains amateurs du grec et du latin,

Dans la balance met Aristote et Cotin;
Puis, d'une main encor plus fine et plus habile,
Pèse sans passion Chapelain et Virgile, etc.

Boileau, Satire X, v. 447.

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