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fini pour moi, et je n'ai plus que faire au monde : sans toi, il m'est impossible de vivre. C'en est fait, je n'en puis plus; je me meurs, je suis mort, je suis enterré1. N'y a-t-il personne qui veuille me ressusciter, en me rendant mon cher argent, ou en m'apprenant qui l'a pris? Euh? que dites-vous? Ce n'est personne. Il faut, qui que ce soit qui ait fait le coup, qu'avec beaucoup de soin on ait épié l'heure; et l'on a choisi3 justement le temps que je parlois à mon traître de fils. Sortons. Je veux aller querir la justice, et faire donner la question à toute la maison: à servantes, à valets, à fils, à fille, et à moi aussi. Que de gens assemblés ! Je ne jette mes regards sur personne qui ne me donne des soupçons, et tout me semble mon voleur. Eh! de quoi est-ce qu'on parle là? De celui qui m'a dérobé? Quel bruit fait-on là-haut? Est-ce mon voleur qui y est? De grâce, si l'on sait des nouvelles de mon voleur, je supplie que l'on m'en dise. N'est-il point caché là parmi vous? Ils me regardent tous, et se mettent à rire. Vous verrez qu'ils ont part sans doute au vol que l'on m'a fait. Allons vite, des commissaires, des archers, des prévôts, des juges, des gênes, des potences et des bour

1. Je me meurs, je suis enterré. (1670.)

2. Hé? (1,34.)

3. L'heure; l'on a choisi. (1682, 97, 1710, 18, 30, 33.)

4. A fils et fille. (1670.)

5. Le trouble où est l'avare peut-il aussi bien justifier ce trait que celui de ce jeu de scène de la page précédente dont il est permis de trouver déjà la hardiesse bien grande : « Il se prend lui-même le bras»? Nous en doutons. Mais on a fait remarquer dans la Notice, p. 32 et 33, que Molière, à l'exemple de Plaute, a cru qu'en cet endroit un peu d'exagération ne dépassait pas les droits de la comédie. Autrement peut-être, la scène risquait-elle d'être trop voisine du tragique.

6. Voyez encore, à la fin du passage que nous venons de citer de la Notice, comment le comédien Grandmesnil essayait d'excuser, mais par un contresens, en se mettant à la fenêtre, cette trop plaisante licence de s'en prendre aux spectateurs.

reaux. Je veux faire pendre tout le monde; et si je ne retrouve mon argent, je me pendrai moi-même après1.

1. Il nous faut mettre ici en entier sous les yeux du lecteur l'original de ce monologue. Nous joindrons aux vers de Plaute l'imitation remarquable qu'en avait déjà faite, à l'exemple de son auteur italien, Pierre de la Rivey (voyez la Notice, ci-dessus, p. 22 et 23).

Perii! interii! obcidi! Quo curram ? quo non curram ?

Tene, tene! Quem? quis? Nescio, nihil video, cæcus eo, atque
Equidem quo eam, aut ubi sim, aut qui sim nequeo cum animo
Certum investigare. Obsecro vos ego mihi auxilio,

Oro, obtestor, sitis, et hominem demonstretis qui eam abstulerit.
Qui vestitu et creta obcultant sese, atque sedent, quasi sint frugi....
Quid ais tu? Tibi credere certum 'st; nam esse bonum e voltu cognosco.
Quid est ? quid ridetis ? Gnovi omneis, scio fures esse heic complureis.
Hem, nemo habet horum ? Obcidisti. Dic igitur: quis habet? Nescis ?
Heu me miserum, miserum! perii! male perditus, pessume ornatus eo.
Tantum gemiti et malæ mæstitiæ hic dies mihi obtulit,

Famem et pauperiem: perditissimus ego sum omnium in terra.
Nam quid mihi opu 'st vita, qui tantum auri perdidi,
Quod custodivi sedulo? Egomet me defrudavi,

Animumque meum geniumque meum; nunc eo alii lætificantur,
Meo malo et damno : pati nequeo.

(L'Aululaire, acte IV, scène Ix, vers 669-684.)

Dans les Esprits de la Rivey (acte III, scène vi), l'avare Severin, retrouvant pleine de cailloux sa bourse qu'il a cachée pleine d'argent, se lamente ainsi : «< O m'amour, t'es-tu bien portée ? Jésus! qu'elle est légère! Vierge Marie! qu'est-ce ci qu'on a mis dedans? Hélas! je suis détruit, je suis perdu, je suis ruiné. Au voleur! au larron! au larron! prenez-le ! arrêtez tous ceux qui passent, fermez les portes, les huis, les fenêtres. Misérable que je suis! où cours-je ? à qui le dis-je ? je ne sais où je suis, que je fais, ni où je vas. Hélas! mes amis, je me recommande à vous tous. Secourez-moi, je vous prie! je suis mort, je suis perdu. Enseignez-moi qui m'a dérobé mon âme, ma vie, mon cœur et toute mon espérance. Que n'ai-je un licol pour me pendre? car j'aime mieux mourir que vivre ainsi. Hélas! elle est toute vuide. Vrai Dieu! qui est ce cruel qui tout à un coup m'a ravi mes biens, mon honneur et ma vie? Ah! chétif que je suis, que ce jour m'a été malencontreux! A quoi veux-je plus vivre, puisque j'ai perdu mes écus, que j'avois si soigneusement amassés, et que j'aimois et tenois plus chers que mes propres yeux? mes écus, que j'avois épargnés retirant le pain de ma bouche, n'osant manger mon soûl! et qu'un autre joït maintenant de mon mal et de mon dommage!» Severin veut aussi faire emprisonner, comme notre avare pendre, tout le monde; et se laissant enfin emmener par Frontin, qui le console, il regarde le public: « Il est vrai (aussi bien ne faisons-nous rien ici), car encor que quelqu'un de ceux-là les eût, il ne les rendroit jamais. Jésus! qu'il y a de larrons en Paris! FRONTIN. N'ayez peur de ceux qui sont ici : j'en réponds, je les connois tous. »

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ACTE V.

SCÈNE PREMIÈRE.

HARPAGON, LE COMMISSAIRE, SON CLERC.

LE COMMISSAIRE1.

Laissez-moi faire je sais mon métier, Dieu merci. Ce n'est pas d'aujourd'hui que je me mêle de découvrir des vols; et je voudrois avoir autant de sacs de mille francs que j'ai fait pendre de personnes 2.

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2. Voici, sur ce qu'étaient alors les commissaires, les renseignements que donne M. Eugène Paringault, p. 39 et 40 de la Langue du droit dans le théâtre de Molière : « Les commissaires, qui rentraient, selon Loyseau, dans la classe des officiers vénaux, n'avaient aucun droit à la qualification de magistrats ; ils remplissaient des fonctions mi-civiles et mi-criminelles.... La charge principale des commissaires au Châtelet de Paris et de ceux qui, à leur exemple, avaient été érigés dans quelques autres villes, consistait à visiter les tavernes,... et autres lieux publics, et ajourner ou emprisonner les délinquants, ce qui les faisait participer à l'office des sergents. Aussi, au dire de Loyseau, les sergents se faisaient-ils, par contre et pour titre d'honneur, communément appeler commissaires. Le commissaire, qui achetait son office, ne marchait guère que moyennant finance, et comme on le lit dans les Caquets de l'accouchée, publiés l'année même de la naissance de Molière, « tandis que « l'on leur vendra (aussi longtemps qu'on leur fera payer leur office), jamais << ne feront rien qui vaille. » Molière nous retrace ces habitudes de cupidité dans les deux commissaires qu'il nous montre sur la scène. Dans l'École des maris,

a a Originairement, ils n'étaient pas même officiers, étant commis par les juges pour faire des expéditions, puis des enquêtes ou informations, les juges, notamment ceux de Paris, ne voulant prendre la peine de vaquer eux-mêmes à ces travaux (voir sur ce point Loyseau, du Droit des offices, livre I, chapitre VIII, no 37). »

b

Page 37 de l'édition d'Édouard Fournier (1855).

MOLIÈRE. VII

12

HARPAGON.

Tous les magistrats sont intéressés à prendre cette affaire en main; et si l'on ne me fait retrouver mon argent, je demanderai justice de la justice.

LE COMMISSAIRE.

Il faut faire toutes les poursuites requises. Vous dites qu'il y avoit dans cette cassette... ?

HARPAGON.

Dix mille écus bien comptés.

LE COMMISSAIRE.

Dix mille écus!

HARPAGON.

Dix mille écus'.

LE COMMISSAIRE.

Le vol est considérable.

HARPAGON.

Il n'y a point de supplice assez grand pour l'énormité de ce crime; et s'il demeure impuni, les choses les plus sacrées ne sont plus en sûreté.

LE COMMISSAIRE.

En quelles espèces étoit cette somme?

HARPAGON.

En bons louis d'or et pistoles bien trébuchantes2.

le grossier Sganarelle dit assez crûment à l'homme de justice (acte III, scène IV, vers 933 et 934):

Vous serez pleinement contenté de vos soins ;

Mais ne vous laissez pas graisser la patte, au moins.

Dans l'Avare, au dénouement, le Commissaire réclame lui-même son salaire.... » (voyez ci-après, p. 203).

1. Dix mille écus. (En pleurant.) (1682.)

2. Autrefois le grand nombre de pièces d'or rognées ou fausses rendait continuel l'usage du trébuchet, espèce de petite balance très-sensible et trèsjuste. Les pièces qui le faisaient fléchir s'appelaient trébuchantes. On donnait aux pièces d'or, en les fabriquant, quelque chose de plus que le poids convenu, pour remplacer d'avance ce qu'elles devaient perdre par le frai. (Note d'Auger.)

LE COMMISSAIRE.

Qui soupçonnez-vous de ce vol?

HARPAGON.

Tout le monde; et je veux que vous arrêtiez prisonniers la ville et les faubourgs.

LE COMMISSAIRE.

Il faut, si vous m'en croyez, n'effaroucher personne, et tâcher doucement d'attraper quelques preuves, afin de procéder après par la rigueur au recouvrement des deniers qui vous ont été pris.

SCÈNE II.

MAITRE JACQUES, HARPAGON, LE COM-
MISSAIRE, SON CLERC.

MAÎTRE JACQUES, au bout du théâtre, en se retournant du côté

dont il sort1.

Je m'en vais revenir. Qu'on me l'égorge tout à l'heure2; qu'on me lui fasse griller les pieds, qu'on me le mette dans l'eau bouillante, et qu'on me le pende au plancher.

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HARPAGON3.

Qui? celui qui m'a dérobé?

1. D'où il sort. (1733.)

HARPAGON, UN COMMISSAIRE, Me JACQUES.

·M JACQUES, dans le fond du théatre, en se retournant du côté par lequel il est entré. (1734.)

2. Dans l'Aululaire, le cuisinier Anthrax (acte II, scène vIII, vers 354 et 355) crie:

Dromo, desquama pisceis: tu, Machario,
Congrum, murænam exdorsua....

Molière a rendu ces recommandations plus plaisantes par l'équivoque, se sou
venant peut-être d'un autre passage, de la scène vir de Plaute (vers 346-348),
où il y a également une équivoque, toute différente, il est vrai, à laquelle
donne lieu le mot aula (marmite).

3. HARPAGON, à Me Jacques. (1734.)

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