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dot ce qu'avec sa frugalité et la modestie de ses ajustements elle ne lui coûtera pas, ne pouvant trouver l'avantage assez palpable, il se promet de réfléchir, et visiblement commence à se sentir dégoûté. Voilà comment, malgré le trait hardiment ajouté, la peinture reste vraie.

Dans le plan que Molière a substitué à celui de Plaute, tout est si bien lié, tout, quoi qu'en ait dit Schlegel, ressort si bien du sujet, que l'on y croit reconnaître comme un seul jet de la pensée, non un habile assemblage d'éléments recueillis de côté et d'autre, de réminiscences. L'Avare cependant n'est pas celui des ouvrages de Molière dans lequel on a relevé le moins d'emprunts. On nous paraît, il est vrai, l'y avoir chargé de plus de dettes qu'il n'en avait contracté; nous allons voir néanmoins que, pour la composition d'un ouvrage où tout semble à sa propre marque, il ne s'est pas fait faute d'aller, comme on aimait à le dire, à la picorée. Mais on sait comment il y allait, riche de son propre fonds. Les observations prises sur le vif de la nature humaine avaient formé ce fonds, dans lequel il faisait rentrer, comme à leur vraie place, beaucoup d'idées comiques qui, dans ses lectures, l'avaient frappé. Il combinait d'une manière si heureuse ces souvenirs, ces emprunts avec ses idées originales, et, dans le travail qui n'appartenait qu'à lui, il les fondait si naturellement, qu'ils s'y trouvaient unis et adhérents sans traces de soudure. Cet art, qui pour lui n'avait rien de laborieux, est très-remarquable dans la comédie de l'Avare.

Attachons-nous d'abord à ce qui est certain et à ce qui est essentiel et n'offre pas seulement quelques détails à comparer.

Voici d'abord, dans notre pièce, Harpagon usurier qui, sans le savoir, se trouve être l'honnête prêteur auquel son fils, ignorant lui-même l'étrange rencontre, a été forcé de recourir1. La Belle plaideuse de Boisrobert a une situation toute semblable, amenant entre les deux personnages la même explication, humiliante surtout pour le père 2. Molière garde le

1. Acte II, scènes I et II.

2. LA BELLE PLAIDEUSE, comédie. A Paris, chez Guillaume de Luyne.... M.DC.LV, in-12. L'Achevé d'imprimer pour la premiere fois est du 15 août 1655. — Voyez la scène vii de l'acte I.

mérite d'avoir, par la force comique de son dialogue, frappé à son coin l'idée dont il s'est emparé, et particulièrement de l'avoir placée dans un tableau où elle a une valeur toute nouvelle. Elle n'en était pas moins très-plaisante déjà dans la pièce où il l'a prise, et dont les vers assez souvent comiques et francs annonçaient déjà l'approche de la bonne comédie. Le mémoire si amusant de notre fesse-mathieu ne fait que développer plus agréablement celui d'un usurier de la même Belle plaideuse1, qui, cette fois, il est vrai, n'est plus l'avare Amidor, père du prodigue Ergaste. Ce second usurier n'est là qu'une répétition qui ne peut faire autant rire. Tout l'avantage est donc du côté de Molière. On n'en reconnaît pas moins que le surplus de la somme fourni en guenons, en beaux perroquets et en douze canons, tirés d'un navire qui vient du Cap-Vert, a suggéré l'idée de la peau de lézard et du jeu de l'oie renouvelé des Grecs. Molière, sans avoir demandé, comme le Cardinal, une ordonnance à son médecin, avait pris <<< une drachme de Boisrobert » et l'effet en a été très-bon.

Dans le Menagiana3, un autre emprunt est signalé, notable aussi, un peu moins cependant, parce qu'il n'a pas servi au développement du caractère de l'avare dans sa passion dominante, mais seulement dans ses illusions de vieux galant. Les flatteries de Frosine lorsqu'elle cherche à persuader à Harpagon qu'en dépit de ses soixante ans il n'a jamais été si jeune, et qu'elle lui donne une consultation de chiromancie complaisante, sont celles dont le Pasifile des Suppositi de l'Arioste berne le vieux Cléandre', qui veut également épouser une jeune personne. Une partie du dialogue de la scène italienne est littéralement traduite par Molière.

Il ne faudrait pas, comme nous en avons averti, trop grossir ce chapitre des imitations qu'on peut trouver dans l'Avare. A

que

1. Acte IV, scène 11. Faisons remarquer d'ailleurs Boisrobert était connu pour prendre à droite et à gauche, et qu'il aurait bien pu trouver la scène du père usurier et le prodigieux mémoire quelque part où Molière aurait été aussi le chercher.

2. Voyez la citation de Boisrobert faite par M. Paulin Paris au tome II, p. 421, des Historiettes de Tallemant des Réaux.

3. Voyez l'addition de la Monnoye, tome III, p. 151. 4. Acte II, scène v. - 5. Acte I, scène 11.

en croire le même Menagiana', il y aurait apparence que le fameux sans dot a été tiré de la Sporta du Gelli, vu que, dans cette pièce, Ghirigoro, père de la Fiammetta, montre un semblable penchant à céder à ce motif déterminant du choix d'un gendre'. Où Plaute suffit, qu'est-il besoin d'aller chercher le Gelli? La comédie en prose de la Sporta est tirée de l'Aululaire. Aussi la scène indiquée par le Menagiana n'est-elle pas la seule que l'on ait supposé avoir été utile à notre auteur : « L'Avare, dit Riccoboni3, est en partie emprunté de l'Aulularia de Plaute, en partie de la Sporta del Gelli. » Mais tous les passages de cette dernière comédie qui peuvent la faire comparer avec la nôtre ont la même ressemblance avec celle de Plaute. Si, par exemple, la scène dans laquelle Harpagon et Valère ont tant de peine à se tirer d'une étrange confusion de cassette enlevée et de fille séduite a pour pendant dans la Sporta la scène d'un malentendu pareil entre Ghirigoro, préoccupé du vol de sa corbeille, et Alamanno, voleur de l'honneur de sa fille, pourquoi penser que l'une ait dû quelque chose à l'autre, lorsque le modèle commun est là dans la pièce de Plaute?

On doit faire la même remarque sur la comédie des Esprits dont on a voulu reconnaître quelques souvenirs dans l'Avare. Cette pièce de la Rivey, et l'Aridosio de Lorenzino de Médicis", dont elle est tirée, ont des scènes empruntées à l'Aululaire. Il n'est pas douteux que Molière ne connût fort bien l'imitateur français et sans doute aussi l'auteur italien. On a souvent fait

1. Voyez la même addition de la Monnoye, tome III, p. 152. 2. Acte III, scène 1.

3. Observations sur la comédie et sur le génie de Molière, p. 148. 4 Acte V, scène III.

5. Acte V, scène vi.

6. Elle est la troisième des Six premières comédies facétieuses de Pierre de la Rivey, Champenois, à l'imitation des anciens Grecs, Latins et modernes Italiens. Paris, 1579, in-12. Elle a été réimprimée dans l'Ancien théatre françois (à Paris, chez P. Jannet. M.DCCC.LV, tome V, p. 199-291).

7. ARIDOSIO, comedia del Signor Lorenzino de' Medici. Elle a été imprimée à Lucques et à Bologne en 1548, et plusieurs fois aussi à Florence, puis à Venise et à Naples.

remarquer qu'il n'avait pas dédaigné, à l'occasion, de mettre à profit d'heureux traits des comédies de la Rivey; mais ce n'est pas, ce nous semble, ici qu'il faudrait en chercher des preuves incontestables. Dans les Esprits, la scène du désespoir de l'avare à qui l'on a volé son trésor (il se nomme Séverin) est une des plus dignes du modèle latin par la vivacité avec laquelle elle est écrite. Mais il n'y a rien là qui soit plutôt à rapprocher de Molière que de Plaute. On peut comparer d'autres passages, assez ressemblants, des Esprits et de l'Avare: on n'y trouvera que les rencontres inévitables entre deux auteurs qui ont travaillé d'après le même modèle.

Dans notre comédie cependant, celle de la Rivey ne paraîtelle pas avoir été imitée quelque part où Plaute n'a rien à revendiquer? C'est au dénouement. Celui de l'Avare se fait principalement par l'intervention du père retrouvé de Valère et de Mariane. Ce père, que l'on croyait mort, avait, à la suite des désordres de Naples, fui les persécutions. Il y a de même, dans les Esprits, un exilé qui, ramené par la paix, reparaît à propos pour marier sa fille à un des fils du vieil avare. C'est un huguenot, que les troubles religieux avaient forcé de se retirer à la Rochelle, laissant sa fille à la garde d'une parente. Si ce dénouement a suggéré celui de notre comédie, la dette de Molière n'est pas lourde. Ces petits ressorts romanesques, qui, dans plusieurs de ses pièces, délient le nœud de l'intrigue, avaient à ses yeux très-peu d'importance; et il était tout simple qu'au lieu de prendre la peine de les imaginer, il les empruntât volontiers soit aux Italiens directement, soit à leur imitateur, la Rivey. Dans une autre comédie de celui-ci, la Veuve, il se rencontre des traits plus frappants encore de la merveilleuse, mais peu neuve, reconnaissance qui apporte un secours inopiné aux amours des enfants d'Harpagon. Bonaventure, à la suite aussi de troubles, a fait un

1. Acte III, scène vi.

2. La Vefve, seconde comédie de Pierre de la Rivey, dans l'Ancien théatre françois de la collection Jannet, tome V, p. 103-198. Le modèle imité ou plutôt traduit par le Champenois est du Florentin Nicolò Buonaparte: LA VEDOVA, comedia facetissima di M. Nicolò Buonaparte, cittadino fiorentino. Nuovamente data in luce. Édition des Juntes de Florence, 1568.

voyage sur mer avec sa femme, qui était grosse; son vaisseau a donné sur un écueil, et il a pu se sauver sur une planche, laissant sa femme sur le vaisseau qu'il a vu couler à fond1. A la fin, il retrouve celle qu'il avait pleurée, et, avec elle, une fille qu'il marie.

Ce n'est point le seul rapprochement à faire entre la pièce de la Veuve et celle de l'Avare. Il y a, dans la comédie de la Rivey, une entremetteuse, du nom de Guillemette, qui a bien de l'air de notre Frosine. Elle dit au vieil Ambroise, amoureux de la veuve : « Je pense.... que cette Mme Clémence vous aime comme ses menus boyaux; car je ne suis jamais auprès d'elle qu'elle ne parle de vous; mais savez-vous comment? d'une telle affection que ne croiriez pas2. » Et comme Ambroise répond qu'on veut cependant le faire passer pour vieil et cassé : « Cassé! répond Guillemette, vous me semblez un chérubin. » Est-on bien assuré cependant que cette Guillemette ait prêté à Molière les traits qui certainement la rappellent chez l'intrigante de l'Avare? Il y a bien des rôles semblables dans le théâtre italien, dont ce caractère était une des traditions, et où nous croyons qu'il suffit de reconnaître l'origine du personnage de Frosine, sans qu'il y ait à désigner précisément telle ou telle pièce. Quelques-uns ont indiqué non la Veuve de la Rivey, mais une comédie jouée, peu d'années avant l'Avare, à l'Hôtel de Bourgogne, la Dame d'intrigue3 de Samuel Chappuzeau. Les critiques qui ont cherché le modèle suivi par Molière avaient donc l'embarras du choix. Ce qui souvent a fait pencher ce choix du côté de la pièce de Chappuzeau, c'est qu'elle offre avec la nôtre d'autres ressemblances que le rôle de l'intrigante, et beaucoup plus évidentes: ressemblances toutes naturelles d'ailleurs, Chappuzeau ayant été, comme il le dit dans son Avertissement, « un peu aidé » par Plaute. Sa Dame d'intrigue, ouvrage mal conçu, mais non

1. Acte I, scène 1.

2. Acte III, scène 11; le passage est traduit de la Vedova (acte III, scène iv).

3. La Dame d'intrigue, ou le Riche vilain, jouée en 1663 à l'Hôtel de Bourgogne. M. Victor Fournel l'a réimprimée au tome I de ses Contemporains de Molière, p. 367-400.

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