Images de page
PDF
ePub

IX

DE L'HISTOIRE DE LOUIS XI », PAR
MONTESQUIEU 1

Nous avons déjà annoncé aux lecteurs de la Revue Philomathique, la publication des Pensées (manuscrites) de Montesquieu. Permettront-ils qu'on leur parle une seconde fois du même ouvrage, au moment où s'achève l'impression du premier volume? Nous en profiterions pour entreprendre de consoler les amis des lettres de la perte déplorable et déplorée très souvent d'un chef-d'œuvre qui pourrait bien n'avoir existé jamais.

Les éditeurs des Pensées et Fragments inédits de Montesquieu en ont divisé le tome Ier en plusieurs parties. Dans la troisième sont rassemblés environ deux cents morceaux qui tous se rapportent à des ouvrages, plus ou moins considérables, inachevés ou abandonnés par l'auteur. Tels sont une Histoire de la Jalousie, un traité des Devoirs et un traité des Princes. Mais on n'y trouvera pas une ligne provenant de la fameuse His

1. Cette note a été publiée, en 1898, dans la Revue Philomathique de Bordeaux.

toire de Louis XI, dont la légende assure que Montesquieu aurait jeté le brouillon au feu, pendant que son secrétaire aurait brûlé, par erreur, la mise au net. Bien plus, dans les deux mille deux cents et quelques fragments que contiennent les trois volumes des Pensées (manuscrites), il n'y a pas un mot qui fasse croire que l'auteur ait eu l'idée de consacrer un travail spécial au règne de ce Louis XI, pour lequel il s'est toujours montré fort sévère. En revanche, il déclare formellement qu'il avait songé à faire une Histoire de Louis XIV, histoire dont la préface nous est même heureusement parvenue 2. N'est-ce pas le cas d'appliquer le brocard des juristes : Qui dicit de uno negat de altero?

Peut-être nous opposera-t-on un passage d'une lettre adressée par Montesquieu à l'abbé de Guasco, où il est dit, sous la date du 17 octobre 1747 : « Si les mémoires sur lesquels je travaillai l'histoire de Louis XI n'avaient point été brûlés, j'aurais pu vous fournir quelque chose sur ce sujet. » Mais nous ferons remarquer qu'il ressort évidemment de cette phrase que notre auteur a travaillé l'histoire de Louis XI, nullement qu'il ait écrit un livre à part sur ce prince, et encore moins que l'ouvrage, en deux exemplaires, ait péri dans les flammes, comme les mémoires au moyen desquels il aurait été rédigé. Vraiment, il y a trop d'incendies dans cette affaire!

Que Montesquieu se soit occupé très sérieusement de

[ocr errors]

Histoire de France.

1. Pensées (manuscrites), t. II, fo 75 Si je la fais (j'avois songé à faire celle de Louis XIV), il faudra y mettre.... »

2. Pensées (manuscrites), t. II, f° 83. 3. OE. C., t. VII, p. 301.

Louis XI, rien n'est plus certain. Dans le tome II des Pensées (manuscrites), une soixantaine de pages nous ont, en effet, conservé d'importants morceaux d'un livre général Sur l'Histoire de France. Or, de ces pages, plus de vingt sont consacrées au fils et successeur de Charles VII. Nous allons les reproduire à la suite de cette note, comme un spécimen du volume qui paraîtra dans quelques semaines. Les lecteurs de la Revue pourront ainsi lire à l'avance la seule Histoire de Louis XI qu'ait, sans doute, rédigée le grand écrivain, et dont il ne semble pas même avoir arrêté définitivement la forme1.

Quant à la légende du chef-d'œuvre brûlé, elle n'est fondée, à notre connaissance, que sur un article de Fréron et sur une note de l'abbé de Guasco, témoignages qui ne s'accordent point, à quatorze ou quinze ans près, sur l'époque où l'accident se serait produit, et qui sont postérieurs également à la mort de Montesquieu. Nous pensons qu'on aura confondu Louis XI avec Louis XIV, un chapitre de livre avec un livre entier, et les documents destinés à la rédaction d'un ouvrage avec cet ouvrage lui-même. Du tout se sera formée une des sept ou huit anecdotes, apocryphes sûrement pour la plupart, qui ont constitué, en quelque sorte, la biographie de Montesquieu jusqu'à la publication de ses œuvres inédites. Un hypercritique serait presque tenté d'en induire que l'auteur des Lettres Persanes lui-même n'a jamais existé. Mais

1. On trouvera l'étude de Montesquieu sur le règne de Louis XI dans le tome Jer des Pensées et Fragments inédits, p. 338 et suiv. Elle commence par un jugement où l'auteur révèle ses pensées intimes : La mort de Charles VII fut le dernier jour de la liberté française. On vit, dans un moment, un autre roi, un autre peuple, une autre politique.... »

[ocr errors]

rappelons-nous qu'en tout temps l'Esprit humain s'est plu à enrichir de ses fantaisies, avec un goût tantôt sûr et tantôt douteux, la vie des grands génies qu'il admirait, lorsqu'il la jugeait trop simple, trop nue et trop vide.

« PrécédentContinuer »