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CHAPITRE VII.

Que l'usage de la viande n'eft pas le plus naturel à l'homme, ni abfolument néceffaire.

I

L eft cependant étrange combien on s'est laiffé prévenir en faveur de la viande, pendant que tant de chofes s'opposent à la prétendue néceffité de fon ufage pour la nourriture de l'homme. 1°. La ftructure des organes des animaux que la nature a destinez à vivre de proye, est toute différente de la mécanique de ceux de l'homme. 2o. Il y a eu & il y a encore plus d'hommes, ou de nations entieres qui fe paffent de viande, qu'il n'y en a qui en ufent. Du moins, la plus faine partie du monde ou la plus éclairée, a crû qu'il falloit fe paffer de viande. 3°. L'ordre du créateur qui en interdit l'ufage pendant 16. fiecles. 4o. La nature même de la viande qui fe digere moins bien, & qui fournit de plus mauvais fucs,

1o. Il ne faudroit fouvent qu'obferver la nature pour la connoiftre; fes démarches regies comme elles font par un ordre fupérieur & infaillible, qui eft celuy de Dieu même, feroient pour nous de plus fideles garans & de plus fûrs guides que tous nos raisonnemens, ou que le préjugé corromp, ou qu'un analogifme trompeur abufe. Quelquefois même il fuffiroit d'ouvrir les yeux fur ce qu'elle leur offre pour déveloper fes myiteres. Le rapport, par exemple, & la jufteffe qu'on remarque entre les organes des animaux & ce qui leur convient, pourroient feuls nous inftruire de leurs befoins. Le lion, l'ours, le chat & tous les animaux carnaffiers ont des crocs & des grifes, parce qu'ils font faits pour le carnage: le brochet par une raifon femblable

à des dents longues & pointues propres à déchirer; l'aigle, le corbeau & tous les oiseaux de proye font armez de becs & d'ongles, parce qu'ils font faits pour déchirer de la chair: le boeuf au contraire, le cheval, la brebis & tout ce qui rumine, ont des dents courtes, plattes tout au plus incifives; propres à couper & à broyer les herbes & les grains dont ils ont à fe nourrir. Or la nature estant uniforme dans fes vûes, faudroit-il autre chofe, pour décider fi l'homme eft destiné, au moins autant qu'on le dit, à vivre de viande, que comparer les organes qui la doivent préparer pour fa nourritu re, avec ceux des animaux que la nature a manifeftement destinez au carnage? Et par là on comprendroit que l'homme n'ayant ni crocs, ni ongles propres à déchirer de la viande, il s'en faut bien que la viande foit l'aliment le plus naturel à l'homme.

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2°. Cela paroît encore par une autre difpofition du créateur: car l'homme fortant de fes mains eut ordre de ne fe nourrir que de fruits. Il eft vray qu'il eut plus de liberté fur la nourriture à mesure qu'il devint moins innocent; car ce ne fut que feize cens ans après fa création, lorfque toute chair avoit corrompu fa voye, que Dieu luy permit de manger de la vian de & du poiffon: permiffion, difent les interprétes, qui ne luy fut accordée que pour luy épargner la peine d'un fecond déluge. Car enfin enclin comme il eftoit au mal, & déja accoûtumé par fa premiere tranfgreffion à violer les ordres de fon Dieu, peut-eftre n'auroit-il pas moins eu de témérité pour manger de la viande qui luy eftoit interdite, qu'il en avoit eu pour manger du fruit défendu. Ce n'a donc efté que pour prévenir fon intemperance, qu'il a eu a Genef. c. 9. V. 3s

la permiffion de manger de la viande, mais c'eftoit pour fa confervation & fes véritables befoins qu'il devoit fe contenter de légumes. Auffi voit-on dans les livres faints, que par tout où Dieu n'a eu deffein que de conferver la vie de fon peuple ou de ceux qu'il protegeoit particuliérement, il ne leur a prefque jamais donné que des grains ou des légumes. Il ordonna à Ezechiel de vivre de féves, de lentilles & de millet pendant 390. jours. Ce fut un femblable mets qu'Habacuc porta par ordre de Dieu à Daniel enfermé dans la foffe aux lions; & fi Elie reçut de la viande avec du pain par le miniftere d'un corbeau que Dieu luy envoyoit, c'eftoir moins parce que la viande fût la véritable nourriture du prophéte, que parce qu'elle eftoit celle du corbeau dont Dieu fe fervoit, & qu'un faint se contente de tout ce qui luy eft présenté par la providence. Mais pendant l'efpace de 40. ans que Dieu nourrit fon peuple dans le defert, il ne luy donna que de la manne que l'Ecriture compare à une forte de graine, où à de la farine cuite, comme fi Dieu avoir voulu retracer alors dans l'efprit de l'homme le fouvenir de ce qu'il luy avoit autrefois enfeigné pour fa nourriture. Ala-vérité Dieu fit auffi dans ce même temps pleuvoir des cailles; mais comme le peuple Hébreu les avoit demandées par un excés d'intempérance, Dieu les leur accorda dans l'excés de la colere: en effet la peine fuivit de près la permiffion, car ils en avoient encore le goût à la bouche, qu'une grande partie du peuple périt. La manne, ajoûte l'Ecriture, ceffa de tomber du ciel, dès que le peuple Hébreu trouva des fruits à manger. Ce ne fut donc pas à la viande que la manne fit place.

Le monde avoit plus de 3000. ans que les hommes croyoient encore que le néceffaire de la

vie devoit fe prendre des légumes, puifque le fage le mit en maxime ; & fi elle a efté mal pratiquée, ce n'eft que parce qu'on abandonne. volontiers tout ce qui flatte moins les fens.

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3. Cependant ce fentiment, tout oppofé qu'il eft à l'amour propre, s'eftoit confervé dans l'efprit de la plupart des nations. Il faifoit la meilleure partie de la félicité du fiecle d'or, fi fort vanté par les Poetés ; & ils racontent que dans les temps héroïques les hommes ne mangeoient point de viande. Les plus célebres empires, lesplus fages républiques, du moins dans leurs premiers établiffemens, ordonnerent cette abftinence; & tout ce que le monde à eu de réformateurs, de legiflateurs, de philofophes, tout ce que l'antiquité enfin a eu de grands hommes ont mis dans l'abftinence de la viande la fûreté de la vie, ou le fondement de la fagefle. Les Perfes', par exemple, eftoient tres-fobres d'abord & ne vivoient que de pain & de creffon'.Lycurge régla les Lacédémoniens de telle forte, qu'ils devoient fe paffer de viande; & les Romains vécurent tres-longtemps de légumes. Mais pour parler des nations qui nous intéreffent davantage, parce qu'elles nous touchent de plus près, on fait que les Gaulois fe nourriffoient principalement de ce que la terre leur produifoit. Un fentiment fi univerfellement reçû, ne peut venir que du fond de la nature même > qui fait fentir à un chacun qu'on peut fe paffer de viande fans faire courre aucun rifque a la fanté, fur tout fi l'on confidere que toutes ces nations eltoient des plus généreufes & des plus robuftes; auffi ne doit-on s'en prendre qu'au luxe des empereurs,

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a Initium neceffaria rei vita hominum, aqua, ignis, lac, panis mel, botrus uva, oleum. Ecclefiaftique c. 39.v.31. b Brugerin. p.101. Porphyr. de abftinent. c. 4. p. 348. d Plin. 1. 18. c. 8. Varro. de ling. latin. l. iv. Galen. de alim. facult. c. 18. R..94.

Brugering

fi le monde eft déchûr de cette ancienne frugalité: un fi pernicieux exemple venant à influer dans les particuliers, excita l'amour du plaifir & de la bonne chere; & on a appellé délicieuse une vie que nos peres auroient détestée, eux qui faifoient un crime de tuer un boeuf, & qui de peur d'infinuer au peuple l'envie de manger de la viande & de boire du vin, fe gardoient dans leurs facrifices d'immoler des animaux, & n'employoient dans leurs libations que du lait.

Ćette idée fi profondement gravée dans l'efprit de toutes les nations, dure encore aujourd'huy : car outre qu'on fait des nations entieres qui n'u fent de viande que par humeur ou par occafion,” tels que font les Tartares ; qui femblables aux anciens Scythes & aux Nomades, vivent principalement de lait; les Irlandois, les Ecoffois & tous Ies Septentrionaux qui mangent peu ou point de viande; fi on y joint la plupart des Orientaux, qui ne vivent guére que de ris, & quantité de peuples même nos voifins, comme les Espagnols, Ies Italiens, & ceux qui habitent le Languedoc & la Provence, parmy lefquels l'ufage de la vian de n'appartient prefque qu'aux gens aifez, qui d'ailleurs én mangent tres-fobrement: on conviendra que cet ufage n'eft point fi naturel à l'homme, ni fi néceffaire qu'on a coutume de le prétendre, puifque tant de monde s'en paffe. I ne faut pour achever de fe convaincre là deffus, que faire réflexion que parmy les nations même où la viande eft plus commune, la plûpart des filles, des femmes, des enfans, des pauvres, des artifans & tous les gens de la campagne n'en mangent prefque jamais, & qu'ils luy préférent les fruits, le laitage & la patifferie. Si l'on remarque enfin, comme on l'a fait obferver cy-, deffus de tous les réformateurs du paganisme, des législateurs, des preftres, des philofophes,

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