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DE LA PHILOSOPHIE.

PREMIÈRE PARTIE.

DES PRINCIPES DE LA CONNAISSANCE HUMAINE.

1. Que pour examiner la vérité il est besoin, une fois en sa vie, de mettre toutes choses en doute autant qu'il se peut.

Comme nous avons été enfans avant que d'être hommes, et que nous avons jugé tantôt bien et tantôt mal des choses qui se sont présentées à nos sens lorsque nous n'avions pas encore l'usage entier de notre raison, plusieurs jugemens ainsi précipités nous empêchent de parvenir à la connaissance de la vérité, et nous préviennent de telle sorte qu'il n'y a point d'apparence que nous puissions nous en délivrer, si nous n'entreprenons de douter une fois en notre vie de toutes les choses où nous trouverons le moindre soupçon d'incertitude.

2. Qu'il est utile aussi de considérer comme fausses toutes les choses dont on peut douter.

Il sera même fort utile que nous rejetions comme fausses toutes celles où nous pourrons imaginer le moindre doute, afin que si nous en découvrons quelques-unes qui, nonobstant cette précaution, nous semblent mani

1 Voyez Discours de la Méthode, quatrième partie, no 1, et première Méditation, no 1.

festement être vraies, nous fassions état qu'elles sont aussi très certaines et les plus aisées qu'il est possible de

connaître.

3. Que nous ne devons point user de ce doute pour la conduite de nos actions.

Cependant il est à remarquer que je n'entends point que nous nous servions d'une façon de douter si générale, sinon lorsque nous commençons à nous appliquer à la contemplation de la vérité. Car il est certain qu'en ce qui regarde la conduite de notre vie nous sommes obligés de suivre bien souvent des opinions qui ne sont que vraisemblables, à cause que les occasions d'agir en nos affaires se passeraient presque toujours avant que nous pussions nous délivrer de tous nos doutes; et lorsqu'il s'en rencontre plusieurs de telles sur un même sujet, encore que nous n'apercevions peut-être pas davantage de vraisemblance aux unes qu'aux autres, si l'action ne souffre aucun délai, la raison veut que nous en choisissions une, et qu'après l'avoir choisie nous la suivions constamment, de même que si nous l'avions jugée très

certaine '..

4. Pourquoi on peut douter de la vérité des choses sensibles.

Mais, d'autant que nous n'avons point maintenant d'autre dessein que de vaquer à la recherche de la vérité, nous douterons en premier lieu si de toutes les choses qui sont tombées sous nos sens, ou que nous avons jamais imaginées, il y en a quelques-unes qui soient véritablement dans le monde, tant à cause que nous savons par expérience que nos sens nous ont trompés en plusieurs rencontres, et qu'il y aurait de l'imprudence de nous

1 Voyez Discours de la Méthode, troisième partie, no 1; Réponses aux quatrièmes Objections, nos 65-68; Remarques sur la septième Objection, no 4, et Abrégé des six Méditations, no 8.

trop fier à ceux qui nous ont trompés, quand même ce n'aurait été qu'une fois, comme aussi à cause que nous songeons presque toujours en dormant, et que pour lors il nous semble que nous sentons vivement et que nous imaginons clairement une infinité de choses qui ne sont point ailleurs, et que lorsqu'on est ainsi résolu à douter de tout, il ne reste plus de marque par où l'on puisse savoir si les pensées qui viennent en songe sont plutôt fausses que les autres '.

5. Pourquoi on peut aussi douter des démonstrations de mathématiques.

que

Nous douterons aussi de toutes les autres choses qui nous ont semblé autrefois très certaines, même des démonstrations de mathématiques et de leurs principes, encore que d'eux-mêmes ils soient assez manifestes, cause qu'il y a des hommes qui se sont mépris en raisonnant sur de telles matières; mais principalement parce que nous avons ouï dire que Dieu, qui nous a créés, peut faire tout ce qu'il lui plaît, et que nous ne savons pas encore si peut-être il n'a point voulu nous faire tels que nous soyons toujours trompés, même dans les choses nous pensons le mieux connaître : car, puisqu'il a bien permis que nous nous soyons trompés quelquefois, ainsi qu'il a été déjà remarqué, pourquoi ne pourrait-il pas permettre que nous nous trompions toujours ? Et si nous voulons feindre qu'un Dieu tout-puissant n'est point l'auteur de notre être, et que nous subsistons par nous-mêmes ou par quelque autre moyen; de ce que nous supposerons cet auteur moins puissant, nous aurons toujours d'autant plus de sujet de croire que nous ne sommes pas si parfaits que nous ne puissions être continuellement

abusés 2.

1 Voyez Discours de la Méthode, quatrième partie, no 1, et première Méditation, nos 2, 4.

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6. Que nous avons un libre arbitre qui fait que nous pouvons nous abstenir de croire les choses douteuses, et ainsi nous empêcher d'être trompés.

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Mais quand celui qui nous a créés serait toutpuissant, et quand même il prendrait plaisir à nous tromper, nous ne laissons pas d'éprouver en nous une liberté qui est telle que, toutes les fois qu'il nous plaît, nous pouvons nous abstenir de recevoir en notre croyance les choses que nous ne connaissons pas bien, et ainsi nous empêcher d'être jamais trompés 1.

7. Que nous ne saurions douter sans être, et que cela est la première connaissance certaine qu'on peut acquérir.

Pendant que nous rejetons ainsi tout ce dont nous pouvons douter le moins du monde, et que nous feignons même qu'il est faux, nous supposons facilement qu'il n'y a point de Dieu, ni de ciel, ni de terre, et que nous n'avons point de corps, mais nous ne saurions supposer de même que nous ne sommes point pendant que nous doutons de la vérité de toutes ces choses; car nous avons tant de répugnance à concevoir que ce qui pense n'est pas véritablement au même temps qu'il pense, que, nonobstant toutes les plus extravagantes suppositions, nous ne saurions nous empêcher de croire que cette conclusion: Je pense, donc je suis, ne soit vraie, et par conséquent la première et la plus certaine qui se présente à celui qui conduit ses pensées par ordre 2.

8. Qu'on connaît aussi ensuite la distinction qui est entre l'ame et le corps.

Il me semble aussi que ce biais est tout le meilleur que nous puissions choisir pour connaître la nature de l'ame, et qu'elle est une substance entièrement distincte

1 Voyez quatrième Méditation, nos 7-14.

2 Voyez Discours de la Méthode, quatrième partie, no 1, et seconde Méditation, nos 1-3.

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