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PROJET

POUR L'ÉDUCATION

DE M. DE SAINTE-MARIE'.

Vous m'avez fait l'honneur, monsieur, de me confier l'instruction de messieurs vos enfants: c'est à moi d'y répondre par tous mes soins et par toute l'étendue des lumières que je puis avoir; et j'ai cru que, pour cela, mon premier objet devoit être de bien connoître les sujets auxquels j'aurai affaire. C'est à quoi j'ai principalement employé le temps qu'il y a que j'ai l'honneur d'être dans votre maison; et je crois d'être suffisamment au fait à cet égard pour pouvoir régler là-dessus le plan de leur éducation. Il n'est pas nécessaire que je vous fasse compliment, monsieur, sur ce que 'y ai remarqué d'avantageux; l'affection que j'ai conçue pour eux se déclarera par des marques plus solides que des louanges, et ce n'est pas un père aussi tendre et aussi éclairé que vous l'êtes qu'il faut instruire des belles qualités de ses enfants.

** Ce projet, fait pour l'éducation des enfants de M. Bonnot de Mably, grand-prevót de Lyon, est de la fin de l'année 1740.

Il me reste à présent, monsieur, d'être éclairci par vous-même des vues particulières que vous pouvez avoir sur chacun d'eux, du degré d'autorité que vous êtes dans le dessein de m'accorder à leur égard, et des bornes que vous donnerez à mes droits pour les récompenses et les châtiments.

Il est probable, monsieur, que, m'ayant fait la faveur de m'agréer dans votre maison avec un appointement honorable et des distinctions flatteuses, vous avez attendu de moi des effets qui répondissent à des conditions si avantageuses; et l'on voit bien qu'il ne falloit pas tant de frais ni de façons pour donner à messieurs vos enfants un précepteur ordinaire qui leur apprît le rudiment, l'orthographe, et le catéchisme je me promets bien aussi de justifier de tout mon pouvoir les espérances favorables que vous avez pu concevoir sur mon compte; et, tout plein d'ailleurs de fautes et de foiblesses, vous ne me trouverez jamais à me démentir un instant sur le zèle et l'attachement que je dois à mes élèves.

Mais, monsieur, quelques soins et quelques peines que je puisse prendre, le succès est bien éloigné de dépendre de moi seul. C'est l'harmonie parfaite qui doit régner entre nous, la confiance que vous daignerez m'accorder, et l'autorité que vous me donnerez sur mes élèves qui décidera de l'effet de mon travail. Je crois, monsieur, qu'il

vous est tout manifeste qu'un homme qui n'a sur des enfants des droits de nulle espéce, soit pour rendre ses instructions aimables, soit pour leur donner du poids, ne prendra jamais d'ascendant sur des esprits qui, dans le fond, quelque précoces qu'on les veuille supposer, règlent toujours, à certain âge, les trois quarts de leurs opérations sur les impressions des sens. Vous sentez aussi qu'un maître obligé de porter ses plaintes sur toutes les fautes d'un enfant se gardera bien, quand il le pourroit avec bienséance, de se rendre insupportable en renouvelant sans cesse de vaines lamentations; et, d'ailleurs, mille petites occasions décisives de faire une correction, ou de flatter à propos, s'échappent dans l'absence d'un père et d'une mère, ou dans des moments où il seroit messéant de les interrompre aussi désagréablement; et l'on n'est plus à temps d'y revenir dans un autre instant, où le changement des idées d'un enfant lui rendroit pernicieux ce qui auroit été salutaire; enfin un enfant qui ne tarde pas à s'apercevoir de l'impuissance d'un maître à son égard en prend occasion de faire peu de cas de ses défenses et de ses préceptes, et de détruire sans retour l'ascendant que l'autre s'efforçoit de prendre. Vous ne devez pas croire, monsieur, qu'en parlant sur ce ton-là je souhaite de me procurer le droit de maltraiter messieurs vos enfants

par des coups; je me suis toujours déclaré contre cette méthode: rien ne me paroîtroit plus triste pour M. de Sainte-Marie que s'il ne restoit que cette voie de le réduire; et j'ose me promettre d'obtenir désormais de lui tout ce qu'on aura lieu d'en exiger, par des voies moins dures et plus convenables, si vous goûtez le plan que j'ai l'honneur de vous proposer. D'ailleurs, à parler franchement, si vous pensez, monsieur, qu'il y eût de l'ignominie à monsieur votre fils d'être frappé par des mains étrangères, je trouve aussi de mon côté qu'un honnête homme ne sauroit guère mettre les siennes à un usage plus honteux que de les employer à maltraiter un enfant : mais à l'égard de M. de Sainte-Marie, il ne manque pas de voies de le châtier, dans le besoin, par des mortifications qui lui feroient encore plus d'impression, et qui produiroient de meilleurs effets; car, dans un esprit aussi vif que le sien, l'idée des coups s'effacera aussitôt que la douleur, tandis que celle d'un mépris marqué, ou d'une privation sensible, y restera beaucoup plus long-temps. Un maître doit être craint; il faut que l'élève soit bien convaincu qu'il est en droit de le punir: mais il doit sur-tout être aimé; et quel moyen a un gouverneur de se faire aimer d'un enfant à qui il n'a jamais à proposer que des occupations contraires à son goût, si d'ailleurs il

il faut pour cela

n'a le pouvoir de lui accorder certaines petites douceurs de détail qui ne coûtent ni dépenses ni perte de temps, et qui ne laissent pas, étant ménagées à propos, d'être extrêmement sensibles à un enfant, et de l'attacher beaucoup à son maître? J'appuierai peu sur cet article, parcequ'un père peut, sans inconvénient, se conserver le droit exclusif d'accorder des graces à son fils, pourvu qu'il y apporte les précautions suivantes, nécessaires sur-tout à M. de Sainte-Marie, dont la vivacité et le penchant à la dissipation demandent plus de dépendance. 1° Avant que de lui faire quelque cadeau, savoir secrètement du gouverneur s'il a lieu d'être satisfait de la conduite de l'enfant. 2o Déclarer au jeune homme que quand il a quelque grace à demander, il doit le faire par la bouche de son gouverneur, et que, s'il lui arrive de la demander de son chef, cela seul suffira l'en exclure. 3° Prendre de là occasion de reprocher quelquefois au gouverneur qu'il est trop bon, que son trop de facilité nuira aux progrès de son éléve, et que c'est à sa prudence à lui de corriger ce qui manque à la modération d'un enfant. 4° Que si le maître croit avoir quelque raison de s'opposer à quelque cadeau qu'on voudroit faire à son éléve, refuser absolument de le lui accorder jusqu'à ce qu'il ait trouvé le moyen de fléchir son précepteur. Au reste, il ne sera point

pour

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